L’« appel d’air » : une mécanique des fluides ?

Dans toutes les polémiques sur l’immigration, la notion d’« appel d’air », sans être appuyée par des éléments chiffrés, permet de justifier un durcissement des politiques migratoires. Smaïn Laacher, directeur de l’Observatoire de l’asile et du fait migratoire de la Fondation, revient sur les dangers d’une croyance qui peut produire des effets concrets, notamment dans les urnes.

Introduction

Je voudrais dans le propos qui va suivre livrer quelques éléments (non exhaustifs) de réflexion sur la notion d’« appel d’air ». Cette notion est présente dans toutes les polémiques sur l’immigration. Lorsque la droite et l’extrême droite évoquent ce processus à l’aide de cette notion qui l’explicite et qui la dénonce, elle l’énonce comme un argument naturaliste, un argument de « bon sens ». Et même un argument d’atteinte à la souveraineté nationale. En soi, l’appel d’air, lorsqu’il est brandi comme l’évidence du processus d’une pression extérieure, d’une sorte de mécanique des fluides1« La mécanique des fluides est une branche de la physique qui étudie le comportement des fluides (liquides, gaz et plasmas) et les forces internes associées. Elle comprend deux sous-domaines : la statique des fluides, qui étudie les fluides au repos, et la dynamique des fluides, qui étudie les fluides en mouvement ». N’est-ce pas étrangement similaire pour les « flux » migratoires vu par les adeptes de l’« appel d’air » ? (plus ça pousse de l’extérieur, plus la résistance de et à l’intérieur est forte), n’est pas de l’idéologie ou une interprétation raciste du monde. On peut penser que l’aide médicale d’État (AME) crée un appel d’air, cela ne fait pas de celui qui le pense ipso facto un raciste ou un xénophobe car il peut arguer que la « concurrence » entre « eux » et « nous » est déloyale. Aussi, je n’objecterai pas à la croyance dans l’existence d’un appel d’air migratoire un régime argumentatif présenté comme scientifique parce qu’il serait saturé de chiffres produits par des institutions compétentes et légitimes. Prenons au sérieux, sans mépris ni condescendance, les dévots de l’appel d’air en matière d’immigration. Les prendre au sérieux signifie que je ne réduis pas leur thèse à une vulgaire idéologie (une illusion), une conviction au rabais ou à un préjugé insignifiant. En un mot, je pense que l’invocation de l’appel d’air est la manifestation d’une croyance, c’est-à-dire le fait « d’attribuer une valeur de vérité à une proposition ou un énoncé, indépendamment des éléments de réalité confirmant ou infirmant cette proposition ou cet énoncé2https://fr.wikipedia.org/wiki/Croyance. On se reportera, par ailleurs, sur ces questions à Gérard Lenclud, « Attribuer des croyances à autrui. L’anthropologie et la psychologie ordinaire », Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n°15, 1994. pp. 3-25 ; ainsi qu’à Pascal Engel et Yves Michaud, Université de tous les savoirs, vol. VI, Paris, Odile Jacob, 2001, « Sommes-nous responsables de nos croyances », pp. 429-439. ». Ainsi, lorsque les partisans de la théorie de l’appel d’air croient qu’elle est établie, au moins largement partagée, alors on peut qualifier cela de certitude mais sans savoir. C’est bien cela qui fait dire aux linguistes, aux philosophes et aux sémiologues que la croyance est une disposition à l’action.

Laissons aux croyants leur croyance. Laissons-les croire qu’il existe quelque chose de réel que l’on nomme appel d’air. Et ce réel serait, paraît-il, dégagé de toute subjectivité : « Ceux qui nient l’appel d’air nous mentent. Il suffit de regarder autour de soi, dans la rue et dans certaines villes, pour voir de ses propres yeux, qu’ils viennent parce que nous sommes un pays généreux et laxiste ». Bien entendu, la réalité est autre chose. La réalité, c’est ce qu’une personne perçoit et comprend du réel. La réalité est, pour le dire rapidement, la perception subjective de l’individu. Et cette réalité est bien un enjeu majeur de lutte pour l’imposition de la bonne définition du réel. Voilà pourquoi il est quasiment impossible de modifier les convictions de ceux qui pensent sans l’ombre d’un doute qu’ils (les immigrés) viennent « attirés » par l’existence de notre État-providence généreux et protecteur.

Historiquement, la notion d’appel d’air fait son apparition avec les premiers comptages des étrangers en 1851 mais elle reste peu usitée jusqu’à la moitié des années 1970. C’est plus tard qu’elle sera mobilisée comme une métaphore naturaliste : on pousse-on résiste. Et ici, la définition physique (donc naturelle) est tout à fait appropriée : « Force exercée normalement sur une surface par un fluide, un corps pesant ; mesure de cette force rapportée à l’unité de surface3Selon le CNRTL. ». C’est en inventant le « clandestin » avec la fermeture des frontières en 1974 et, de manière significative à la fin des années 1980 avec la chute de l’empire soviétique et la fin des dictatures latino-américaines, que se met en place une rhétorique politique impliquant une division du travail intellectuel entre la droite et l’extrême droite. Pour la droite républicaine, il s’agit de s’opposer à toute ouverture de nouveaux droits pour les immigrés et les « clandestins », empêchant ainsi tout appel d’air de nouveaux migrants. Pour l’extrême droite, plus radicalement, l’immigration « massive » (légale ou illégale peu importe) entrée clandestinement ou arrivée dans le cadre du regroupement familial vise explicitement, aidée en cela par les « élites mondialisées », une volonté à peine cachée de remplacer, à terme, une France chrétienne par une France musulmane.

Ce ne sont pas les immigrés qui sont prisonniers de l’appel d’air, sorte de force d’attraction agissant sur les pratiques et les représentations, indépendamment de la volonté et des désirs (conscients ou inconscients) des personnes. Ce sont les porteurs de théories à petite portée qui en ont fait un mythe4Dans ce cas, le propre du mythe est de faire courir aussi longtemps que possible. et qui ont fini de se convaincre eux-mêmes, à force d’y croire et de le répéter comme une incantation, que l’appel d’air était la traduction sans ambiguïté d’une « attractivité » qui, avec le temps, si on ne résiste pas à la poussée extérieure, se transformera en une soumission de la France à des impératifs culturels et cultuels de groupes ethniques malveillants venus de l’extérieur. C’est plus qu’une métaphore qui a cours au comptoir des bistrots. Cela produit des effets concrets qui, par exemple, se traduisent en bulletins de vote. Ce n’est pas un hasard si cette notion d’appel d’air ne vaut qu’à l’adresse des immigrés – c’est-à-dire de celles et ceux qui viennent du dehors pour s’installer avec leur mœurs et leur culture dans le monde des autres. Celles et ceux qui n’étaient pas là depuis le début. Et qui fait donc de ces populations des populations embarrassantes pour tout le monde.

À ma connaissance, les adeptes de l’appel d’air ne disent jamais sur un ton indigné que la circulation des élites mondialisées en jet privé est écologiquement indéfendable ; qu’elles ne sont attirées que par les meilleurs placements financiers quel que soit le pays ; qu’elles ne proposent leurs compétences et leurs expertises qu’aux riches entreprises de tous les pays de la Terre. Les adeptes de l’appel d’air, dans leurs récriminations, oublient, certainement par inattention, que la circulation à grande vitesse et l’« exil » doré des sportifs de haut niveau sont le miroir inversé de la fuite des plus pauvres vers des contrées moins misérables, souvent dans des pays limitrophes légèrement moins misérables que le leur. Les grands patrons du numérique et des multinationales qu’aucune frontière n’arrête sont chez eux partout et toujours loin de la pauvreté et du dénuement. Pour ces groupes sociaux, jamais la notion d’appel d’air n’est évoquée pour désigner leur présence, ici ou là. Loin de chez eux, ils sont encore chez eux. Ils sont partout chez eux. Car ils offrent, entre autres, du pain et des jeux, ce qui ne peut que réjouir les masses. Ils sont la dimension positive de l’humanité. Celui qui arrive à pied d’un pays tyrannique pour trouver « refuge » dans un pays moins abîmé que le sien, malade et épuisé après plusieurs mois de « voyage » effectué au gré des contraintes et des circonstances des chemins empruntés, qui n’est pas attendu et qui entre sans frapper, celui-là est la dimension négative de l’humanité. Il est celui qui « étouffe » puisque le pain, et maintenant l’air, doivent être « partagés ». Plus fondamentalement, il introduirait par sa seule présence de convive occupant inattendu, une inégalité dans la répartition des droits et des devoirs entre Français et immigrés au bénéfice de ces derniers qui auraient sans problème particulier plus de droits que de devoirs. On peut dire aussi – pourquoi pas (ce qui ne serait pas totalement erroné) – que cette notion procède et se déploie par ignorance d’enjeux extrêmement compliqués à appréhender, en particulier lorsque l’on est démuni de toute connaissance sur le sujet.

Je pense, avec d’autres, avoir décrit empiriquement les multiples facteurs qui conditionnent un départ contraint de chez soi, seul ou en famille, pour un autre pays, une autre nation, une autre société. Si je devais résumer ces quelques conditions, je les ramènerais à trois grands facteurs qui, d’ailleurs, le plus souvent, s’enchevêtrent et se conjuguent. Il y a la misère, la guerre et la persécution. Et à cela, il faut ajouter depuis quelques années des populations « victimes » du dérèglement climatique. Ces dernières rejoignant, dans leur grande majorité, la cohorte des déplacées internes, c’est-à-dire des nationaux sans nation puisqu’ils se retrouvent quasiment toujours dépourvus de droits, de secours et d’assistance. Mais surtout, il y a chez les adhérents de l’appel d’air un aspect (quasi philosophique) très intéressant à mentionner. Il faut, pour croire à l’existence de l’appel d’air, être convaincu que les migrants, particulièrement ceux qui entrent illégalement sur le territoire national, ont une connaissance solide du droit des étrangers (lois, règlements, circulaires et décrets) et de l’architecture institutionnelle du pays d’immigration en matière d’accueil, d’installation et d’expulsion. Mais aussi, cela va de soi, des conditions qu’il faut remplir pour user stratégiquement de toutes les procédures de recours pour faire durer le séjour en cas d’expulsion. Ce qui, il faut le reconnaître, sont un savoir et un pouvoir hors du commun. Et même si l’on sait vaguement « comment ça se passe » dans d’autres pays où l’on souhaite se rendre, encore faut-il posséder l’ensemble des ressources financières et informationnelles pertinentes pour élaborer une planification du parcours qui peut durer des mois (voire des années) et une capacité de contrôle et d’anticipation des innombrables épreuves, malchances, accidents, ennuis plus ou moins graves, que l’exilé rencontrera immanquablement sur sa route. Il suffit d’avoir fait quelques enquêtes (sérieuses) sur ce thème pour se rendre compte de la très grande ignorance de leurs droits des nouveaux arrivants. Cette certitude qu’ils viennent parce qu’ils savent les privilèges qui les attendent est, au sens strict, une vue de l’esprit. Un esprit qui se fonde sur la théorie libérale classique qui pense ces migrants comme des individus rationnels prenant des décisions rationnelles avant leur départ et à chaque moment du parcours en examinant rationnellement les coûts et les profits de chaque action et de chaque décision. Bref, des migrants parfaitement informés ayant en leur possession des données toujours pertinentes susceptibles d’appuyer leur anticipation par une manipulation sans défaillance de la presse et des médias numériques.  

Afin de rendre mon développement plus concret encore, je me propose de revenir brièvement sur un cas exemplaire à propos duquel la notion d’appel d’air a été au centre de violentes polémiques. C’est l’existence du centre de Sangatte5Sangatte est une station balnéaire d’environ 800 habitants située à sept kilomètres de Calais et à une vingtaine des côtes britanniques. Les développements qui vont suivre sur le centre de Sangatte sont issus de mon ouvrage Après Sangatte. Nouvelles immigrations. Nouveaux enjeux, Paris, La Dispute, 2002.. Pour rappel, le Centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire (CHAUH) de la Croix-Rouge avait officiellement, de la fin septembre 1999 à décembre 2002, en charge d’accueillir quotidiennement et provisoirement des migrants d’une centaine de nationalités différentes et souhaitant se rendre en Grande-Bretagne.

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Sangatte et l’appel d’air

« Il en arrive tous les jours, si ce centre n’existait pas, ils ne viendraient pas », « Il faut fermer le centre de Sangatte, comme ça on réglera une bonne fois pour toutes le problème », etc. La conviction largement partagée qui sous-tend ces propos mille fois entendus (quelle qu’en soit la variante « généreuse » ou « sécuritaire ») est que le centre de Sangatte fonctionne comme un mécanisme d’appel d’air des migrants. Cette conviction est très importante, car elle structure l’espace des controverses et des prises de position. Elle est l’aspect le plus politisé du débat. C’est aussi celui que personne ne prend jamais la peine de démontrer empiriquement, c’est-à-dire de fonder en raison.

Pour qu’il en soit ainsi, autrement dit pour que le centre de Sangatte puisse fonctionner comme une sorte de machine à importer du « clandestin » et à en fabriquer pour l’exportation en direction de l’Angleterre, il est impératif de réunir deux conditions fondamentales.

La première condition réside dans l’existence d’une division du travail international du passage illégal maîtrisé de bout en bout par le même collectif de dirigeants et d’exécutants, de grandes entreprises (« stocks », « rotation », « sous-traitance », « achat de matériel », etc.) en quelque sorte signant de quasi-contrats d’honneur avec leurs passagers leur assurant la sécurité à chaque étape et tout au long du voyage ainsi que l’arrivée à la véritable destination. Ce dernier impératif conditionne tout le reste : l’organisation de l’entreprise, la nature de ses relations avec ses sous-traitants, le coût du voyage, les modalités de paiement, les moyens de transport, etc. Aucun de mes interviewés n’a jamais bénéficié de ce type de « prestations de service ». Tous les récits décrivent exactement le contraire : de petites équipes travaillant souvent pour leur compte avec beaucoup de professionnalisme cynique6Le professionnalisme doublé de cynisme, deux postures souvent liées, est une pratique qui est très souvent rappelée dans les propos de nos interviewés : « J’étais dans un petit bateau avec une cinquantaine de personnes entre la Grèce et l’Italie. On était tous clandestins. Il y avait avec nous les passeurs. On s’est fait repérer par la police de la mer. Pour éviter de se faire prendre, les passeurs ont jeté à la mer quelques personnes pour que la police puisse les récupérer, afin qu’ils ne se noient pas. Et la police a arrêté de nous poursuivre pour secourir les noyés. Les passeurs nous ont dit que l’important, c’était de ne pas se faire prendre. Ils parlaient pour eux. Nous, ils s’en foutent »(Homme, Afghan). et dont la seule fonction est de véhiculer illégalement d’un point à un autre leurs passagers clandestins, quitte à les abandonner n’importe où et quelles que soient les circonstances du moment (en route, dans une petite maison isolée, lors de la traversée d’un fleuve, en pleine montagne, etc.) dès qu’apparaît la moindre difficulté ou le moindre problème avec la police.

La seconde condition réside dans la connaissance en personne, avant le départ de son pays, de l’existence en France du centre de Sangatte. Précisons simplement que cette connaissance, pour beaucoup, fut très improbable dans la mesure où la grande majorité de ceux qui sont arrivés à Sangatte ont été les premiers à avoir émigréet ainsi à devenir les premiers immigrés de leur famille (au sens large).

Tableau 1

L’absence de cette double condition signifie la chose suivante, et il est fondamental d’avoir à l’esprit cette contrainte à la fois historique et sociologique : c’est sans tradition, sans héritage en matière de savoirs et de savoir-faire, sans système de prévoyance, en un mot sans sécurité attestée que commence pour la grande majorité des exilés accueillis par le centre de Sangatte l’aventure de l’exil. La notion d’aventure est à entendre au sens très précis de : il arrivera ce qui doit arriver. Avec la problématique du centre de Sangatte, nous sommes très exactement dans ce type de configuration.

À la question « Comment avez-vous eu connaissance de Sangatte ? », sur un effectif de 284 personnes, seulement 0,7% répondent par la télévision ; 1,4% par le téléphone ; 1,1% par la radio ; 1,1% par les journaux ; 1,1% par la famille ; 5,3% par l’intermédiaire de « relations avec des personnes déjà immigrées » et 13,4% par des « amis ». Le taux de « non-réponse » est important puisqu’il est de 33,1%. Ce chiffre ne doit pas faire illusion : ne pas répondre sur ce sujet très sensible renvoie à l’évidence à une posture de discrétion et de sécurité à l’égard des passeurs et par conséquent aussi à l’égard de tous ceux qui ont ou auront besoin d’eux à l’avenir. Le silence sur ce thème garantit la protection collective. Pareillement, dans tous nos entretiens formels et informels, ce sont les passeurs qui ont en France indiqué le chemin de Calais ou du camp de Sangatte. Ce que confirme, toujours à propos de la même question, la rubrique « Autres moyens » : sur 99 personnes, 42 affirment avoir connu Sangatte par les passeurs ; 29 par la police ; 8 par des réfugiés ; 7 lors d’une rencontre ; 6 par un chauffeur de taxi ; 5 par des Kurdes et 2 par un chauffeur de camion. Ne l’oublions pas : les réfugiés existaient avant le centre de Sangatte. Autrement dit, ce n’est pas le centre de Sangatte qui fait « venir » les réfugiés, mais les passeurs qui conduisent les réfugiés vers le centre de Sangatte.

Ainsi, ce qu’il importe de retenir, c’est que seulement 30 personnes (sur 284) avaient entendu parler de Sangatte dans le pays d’origine. Par ailleurs, ce ne sont pas les moyens d’information « traditionnels » (radio, télévision, journaux) qui sont la première source indiquant l’existence (ou non) du centre d’accueil de la Croix-Rouge. Loin de là. La première source de connaissance de l’existence du centre de Sangatte reste le « bouche-à-oreille » et pas à n’importe quel moment ni dans n’importe quelles circonstances : 96 personnes avaient entendu parler de Sangatte au cours du voyage ; mais, surtout, et c’est le chiffre le plus intéressant,149 personnes (soit plus de la moitié des interviewés) avaient entendu parler de Sangatte pour la première fois en… France.

Si l’on regarde maintenant plus précisément comment s’effectue la distribution statistique des « moments de connaissance de Sangatte » selon les deux principales nationalités (Irakien kurdes et arabes, et Afghans), on s’aperçoit sans équivoque que c’est au cours du voyage que l’on découvre l’existence de Sangatte. Pour les Afghans (87 personnes : 58%), c’est massivement en France que cette découverte a eu lieu. Il importe d’ajouter que la connaissance du centre de Sangatte au cours du voyage a lieu dans la majorité des cas en Italie, dernier pays avant l’entrée dans le territoire français.

Tableau 2

Ce sont ces données générales qui m’ont autorisé à dire, contrairement au discours dominant, que le centre d’accueil de Sangatte n’était en rien un mécanisme créant ou favorisant un appel d’air migratoire. Ce lieu n’est ni un lieu mythique ni un lieu recherché ni un espace sacré ou inviolable dans lequel la protection des personnes serait perçue et vécue par tout le monde sur le mode du « cela va de soi ». « On nous a emmenés ici », m’ont souvent dit ceux qui y ont trouvé refuge ; « C’est d’abord à Rome que j’ai entendu parler de Sangatte, dans un parc, par des Kurdes, puis à Calais », « C’est en Autriche que j’ai appris l’existence de Sangatte », etc.

Conclusion provisoire

Peut-être que la question des mouvements migratoires est bien plus un enjeu de dé-placement et de mobilité que d’entrée dans un pays autre que le sien. Venir, s’installer quelque temps, puis repartir chez soi ou ailleurs, sans craindre de ne plus pouvoir revenir, modifierait très probablement le rapport non seulement au pays d’accueil mais aussi au pays d’origine. Les compétences absolument nécessaires au développement et à la démocratie économique et politique (médecins, ingénieurs, agrobiologistes, informaticiens, hydrobiologistes, enseignants, etc.) pourraient bénéficier de cette nouvelle vision ; de cette nouvelle manière de s’enraciner et de circuler entre les nations et les territoires. Alors il n’y aura plus à redouter ce fameux appel d’air. Et cette expression sera ainsi rendue à sa signification première, c’est-à-dire l’« introduction dans un foyer d’un courant d’air en vue de la combustion ».


Retrouvez les autres contributions de la série Asile, immigration, intégration :

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    « La mécanique des fluides est une branche de la physique qui étudie le comportement des fluides (liquides, gaz et plasmas) et les forces internes associées. Elle comprend deux sous-domaines : la statique des fluides, qui étudie les fluides au repos, et la dynamique des fluides, qui étudie les fluides en mouvement ». N’est-ce pas étrangement similaire pour les « flux » migratoires vu par les adeptes de l’« appel d’air » ?
  • 2
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Croyance. On se reportera, par ailleurs, sur ces questions à Gérard Lenclud, « Attribuer des croyances à autrui. L’anthropologie et la psychologie ordinaire », Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n°15, 1994. pp. 3-25 ; ainsi qu’à Pascal Engel et Yves Michaud, Université de tous les savoirs, vol. VI, Paris, Odile Jacob, 2001, « Sommes-nous responsables de nos croyances », pp. 429-439.
  • 3
    Selon le CNRTL.
  • 4
    Dans ce cas, le propre du mythe est de faire courir aussi longtemps que possible.
  • 5
    Sangatte est une station balnéaire d’environ 800 habitants située à sept kilomètres de Calais et à une vingtaine des côtes britanniques. Les développements qui vont suivre sur le centre de Sangatte sont issus de mon ouvrage Après Sangatte. Nouvelles immigrations. Nouveaux enjeux, Paris, La Dispute, 2002.
  • 6
    Le professionnalisme doublé de cynisme, deux postures souvent liées, est une pratique qui est très souvent rappelée dans les propos de nos interviewés : « J’étais dans un petit bateau avec une cinquantaine de personnes entre la Grèce et l’Italie. On était tous clandestins. Il y avait avec nous les passeurs. On s’est fait repérer par la police de la mer. Pour éviter de se faire prendre, les passeurs ont jeté à la mer quelques personnes pour que la police puisse les récupérer, afin qu’ils ne se noient pas. Et la police a arrêté de nous poursuivre pour secourir les noyés. Les passeurs nous ont dit que l’important, c’était de ne pas se faire prendre. Ils parlaient pour eux. Nous, ils s’en foutent »(Homme, Afghan).

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