Pierre Mendès France et Jean Zay : parcours croisés

Retracer les parcours croisés de Jean Zay (1904-1944) et de Pierre Mendès France (1907-1982) est loin d’être un exercice artificiel ou académique. En sortant de la biographie individuelle pour embrasser le parcours d’un duo hors du commun, Frédéric Potier donne à voir le destin d’une génération de jeunes radicaux face aux tumultes du début du XXe siècle1Cette note est issue d’une conférence prononcée par Frédéric Potier à l’invitation de l’Association des amis de Jean Zay à Olivet le 10 novembre 2022..

Jean Zay et Pierre Mendès France, frères d’armes d’une République généreuse et audacieuse

Lorsqu’on se penche sur les destins croisés de Jean Zay et de Pierre Mendès France, on ne peut qu’être frappés par les similitudes concernant les années d’apprentissage et de formation des deux hommes. S’agissant de leurs origines familiales, il est à noter que les pères de Jean Zay et de Pierre Mendès France ont tous deux combattu durant la Première Guerre mondiale, à l’image de leurs grands-pères respectifs qui avaient, eux aussi, servi dans l’armée française contre la Prusse en 1870. Dans les deux familles, les deux figures paternelles sont très proches sur le plan politique et intellectuel, c’est-à-dire farouchement dreyfusards, patriotes, francs-maçons et républicains. En somme des admirateurs de Zola, de Gambetta, de Clemenceau et de Jules Ferry. Cette matrice idéologique commune pousse les deux futurs ministres à franchir les portes de la franc-maçonnerie au sein de la même obédience. Jean Zay est ainsi initié au Grand Orient à Orléans en 1926 et Pierre Mendès France en 1928 à Paris.

Leur approche de la religion n’est pas exactement la même mais comporte, sur ce plan également, des points communs. On le sait, Jean Zay ne se réclame pas du judaïsme à la différence de Pierre Mendès France ou de Léon Blum ; il est en réalité plus proche du protestantisme par sa mère. Mais par ses grands-parents paternels, juifs alsaciens ayant opté pour la France en 1871, il hérite d’une filiation proche de Mendès France dont les grands-parents sont eux aussi issus d’Alsace et de Moselle. Mendès France, quant à lui, fait sa bar-mitsva à Strasbourg avant de rompre presque complètement avec la religion au cours de ses études à la Sorbonne.

Si les deux hommes deviennent avocats de profession après des études de droit, leurs centres d’intérêts ne sont pas complètement identiques. Jean Zay hérite de son père une passion pour le journalisme, pour l’écriture, pour la littérature là où Pierre Mendès France se forge, ce qui est très rare pour l’époque, une très solide connaissance de l’économie et des finances publiques au point de consacrer sa thèse de doctorat au redressement économique et monétaire sous Raymond Poincaré2Pierre Mendès France, Le Redressement financier français en 1926 et 1927, thèse de doctorat soutenue le 3 mars 1928, Université de Paris, LGDJ, 1928.. Les deux hommes ont cependant en commun des principes et des valeurs très fortes : l’opposition aux fascismes, la restauration d’un État Républicain fort et interventionniste, un attachement viscéral à l’État de droit et au parlementarisme, une évocation régulière de la nécessité de prendre en compte la jeunesse, une volonté de participer à l’union de la gauche. Jean Zay et Pierre Mendès France partagent également un certain rejet du marxisme, du messianisme, des idéologies comme de l’homme providentiel. Ce sont deux rationalistes épris de l’esprit des lumières, des idéaux de la Révolution française, et des admirateurs des pères fondateurs de la IIIe République. Les deux hommes se reconnaissent comme des jacobins, au sens du début du XXe siècle, c’est-à-dire des acteurs politiques convaincus du rôle capital de la puissance publique pour émanciper les individus et édifier des citoyens. Profondément attachés au régime démocratique de leur pays, l’un et l’autre constituent de parfaits « fous de la République »3Pierre Birnbaum, Les Fous de la République, Paris, Fayard, 1992., pour reprendre l’expression de Pierre Birnbaum.

Le destin fait se croiser Mendès France et Zay en mai 1932. Les deux hommes sont élus respectivement députés de l’Eure et du Loiret dans la vague du nouveau cartel des gauches sous la bannière du Parti radical-socialiste et républicain. Pierre Mendès France raconte que, en raison de leur jeune âge, Jean Zay et lui se retrouvent à participer en même temps au sein du bureau d’âge pour l’élection du président de la chambre présidé par le doyen et qu’ils se lient immédiatement d’amitié à cette occasion. Âgé d’à peine vingt-cinq ans, Pierre Mendès France se fait même pousser une petite moustache pour se vieillir4Voir le documentaire d’Yves Jeuland et Alix Maurin, Mendès, la France, 2022.. Jean Zay n’a pas besoin de cet artifice car il est de trois ans son aîné, et dégage déjà un charisme et une assurance qui impressionnent. Au sein du Parti radical, les deux hommes appartiennent aux « Jeunes Turcs ». Ni un mouvement politique, ni une organisation, encore moins une idéologie, les Jeunes Turcs correspondent à un état d’esprit, un désir de renouveler le radicalisme, de le réveiller en l’ancrant clairement à gauche. Cette sensibilité rassemble des hommes de caractère comme Pierre Cot, le futur ministre de l’Air du Front populaire, ou Gaston Monnerville, député de Guyane et futur président du Sénat. Si la formule est très utilisée entre 1928 et 1934, elle tombe rapidement en désuétude. Les intéressés se reconnaissent par la suite dans le terme de « jeunes radicaux ». Cette aile gauche du radicalisme5Antoine Prost, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. prend violemment position contre le gouvernement Doumergue issu du coup de force du 6 février 1934 et qui entend incarner une forme d’unité nationale en remplacement du cartel des gauches arrivé au pouvoir dans la foulée des législatives de 1932. Au fond, les « jeunes radicaux » rêvent de briser la malédiction qui voit les radicaux se faire élire avec la gauche avant de basculer vers le centre et d’achever les législatures avec la droite.

Les jeunes radicaux ne se laissent cependant pas dompter par la direction nationale du Parti radical tenu par l’inamovible maire de Lyon Édouard Herriot. Au congrès de Wagram, en 1935, Jean Zay devient une figure nationale et contribue de manière décisive à faire triompher la stratégie d’orientation à gauche du Parti radical, avec Édouard Daladier, mais aussi Pierre Mendès France qui, lui, intervient sur des sujets plus techniques, comme la fiscalité ou les finances publiques. Les deux hommes développent à cette occasion des idées très audacieuses dans un parti souvent tenté par le conservatisme économique : lutte contre les trusts et les monopoles, mise sous contrôle de la Banque de France, soutien au pouvoir d’achat des Français, dialogue avec les syndicats, et même nationalisation des industries d’armement. Avec Jean Zay et Pierre Mendès France, le radicalisme ne se veut pas un centrisme prudent et gestionnaire, c’est au contraire un réformisme audacieux, actif et volontariste.

Avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire en juin 1936, Jean Zay occupe un portefeuille ministériel très large, couvrant l’instruction publique, les beaux-arts, la culture et la recherche, qu’il gardera pendant presque quatre années. Un véritable ministère de l’intelligence dont le legs est extrêmement riche6Olivier Loubes, Jean Zay. La République au Panthéon, Paris, Armand Colin, 2012.. Pierre Mendès France, lui, ne sera « que » sous-secrétaire d’État au Trésor pendant un mois en 1938 dans le deuxième gouvernement Blum. Au cours de cette période très courte, il déposera toutefois le premier projet de loi ouvertement keynésien décidé à relancer l’économie française par la relance des dépenses d’armement, mais qui sera, hélas, rejeté par le Sénat.

Leurs fonctions politiques et gouvernementales respectives les placent aux premières loges pour assister à la montée du péril fasciste. Les deux amis plaident en vain au sein du gouvernement et au sein du Parti radical pour une intervention en faveur la jeune république espagnole en proie à la guerre civile, mais ils se trouvent alors très minoritaires chez les radicaux. La presse les range d’ailleurs du côté des « bellicistes », alors qu’il aurait fallu, avec le recul, les qualifier tout simplement de réalistes ! Ainsi que l’indique Mendès France, « Nos réactions étaient semblables. Nous étions ce qu’on appelait antimunichois, des va-t’en guerre, parce que nous refusions de dire comme certains « plutôt Hitler que Blum ». De là, des attaques violentes, des agressions haineuses qui préparaient les drames des années suivantes »7Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome IV, p. 631.. En réalité, Mendès France adopte une attitude encore plus ferme que son aîné dans la mesure où il est le seul député à voter contre la participation de la France aux Jeux olympiques de Berlin en 1936, qu’il voit comme un outil de propagande au service des nazis.

Deux hommes face à l’antisémitisme et à Vichy

L’évocation du climat politique des années 1930 et l’arrivée aux hautes responsabilités des deux hommes nous conduisent naturellement à évoquer la haine dont ils furent l’objet l’un et l’autre. L’antisémitisme, qui avait décliné à l’issue premier conflit mondial, connaît une virulence nouvelle. À l’occasion de l’arrivée au pouvoir du Front populaire, l’extrême droite attaque de façon violente Blum, mais aussi Zay, Cot ou encore Roger Salengro, ministre de l’Intérieur, qui se suicide à l’issue d’une campagne de calomnies. Dans L’école des cadavres, publié en 1938, Louis-Ferdinand Céline achève une logorrhée antirépublicaine et antisémite par une ignoble attaque personnelle à l’endroit du ministre : « Je vous Zay ! »8Cité par Olivier Loubes, Jean Zay. La République au Panthéon, 2012, réédition 2021, p. 185..

La détestation des juifs est couplée à un antimaçonnisme primaire et à un antiparlementarisme caractérisé. Léon Daudet écrit par exemple dans L’Action française : « Le cabinet Talmud a confié le portefeuille de l’Éducation nationale à un juif inconnu, du nom de Zay… L’ordre de la synagogue rejoint ici celui de l’ordre maçonnique »9L’Action française, 30 juin 1936.. Il faut se souvenir aussi que Maurras, entré à l’Académie française en 1938, définissait l’anti-France comme le produit de « quatre États confédérés », c’est-à-dire des corps étrangers à la Nation française que sont, selon lui, « les protestants, les juifs, les francs-maçons et les métèques ». Par leurs origines et leurs engagements, mais aussi leur combativité, Jean Zay et Pierre Mendès France constituaient ainsi des boucs émissaires idéaux. Leur présence au Parlement, et a fortiori au gouvernement, était tout simplement insupportable aux yeux de la réaction.

En 1940, la débâcle emporte les institutions. Jean Zay décrira avec dépit cet effondrement de l’ordre républicain : « Ce n’est pas la première fois de notre histoire que les militaires ont perdu la guerre par leur impéritie et leur manque d’imagination. Mais c’est la première fois, sans doute, qu’en sanction du désastre, ils s’emparent du pouvoir. La République a souvent craint la dictature des généraux vainqueurs. Elle n’avait pas songé à redouter celle des vaincus »10Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Julliard, 1946.. Jean Zay est jugé par le Tribunal militaire de Clermont Ferrand le 4 octobre 1940, Pierre Mendès France est, lui, présenté devant la cour de Clermont-Ferrand. Le 9 mai 1941, en les accusant de désertion, ils étaient tous en famille sur le Massilia pour rejoindre leurs unités et poursuivre la guerre, Vichy veut juger la IIIe République par une mise en scène judiciaire construite de toutes pièces afin de rendre responsables les ministres du Front populaire des malheurs de la France11Gérard Boulanger, L’affaire Jean Zay, Paris, Calmann-Lévy, 2013.. Dans la presse d’extrême-droite, les noms de Blum, de Jules Moch, de Mandel, de Mendès France et de Zay sont systématiquement associés les uns aux autres afin d’alimenter l’idée d’un complot, d’une captation du pouvoir par ce que Charles Maurras appelle « la fièvre juive ». Pourtant dans le Gouvernement du Front populaire, en 1936 comme en 1938, on ne compte que peu de juifs. Cela n’empêche pas Je suis Partout de caricaturer « Les trois juifs qui veillent sur le trésor de la France », c’est-à-dire Léon Blum, Georges Boris et Pierre Mendès France, preuve que l’imagination de l’antisémite se défiera toujours de la réalité.

Les verdicts de ces procès politiques voulus par Vichy obéissent à des critères non pas juridiques bien sûr, mais purement politiques et confessionnels. Sur les quatre députés qui étaient sous les drapeaux et qui se trouvent pris au piège du Massilia, Jean Zay est le plus lourdement condamné : dégradation et déportation à perpétuité en Guyane (comme Alfred Dreyfus) mais aussi perte de la nationalité et des droits civiques. Cette sévérité s’explique parce qu’il est le plus connu, mais aussi et surtout parce qu’il est l’ancien ministre de l’Éducation du Front populaire, franc-maçon, pilier du Parti radical et considéré comme juif. Le bouc émissaire idéal… Pierre Mendès France qui n’était que sous-secrétaire d’Etat au Trésor de Blum, mais qui n’a jamais caché ses racines juives est condamné à 6 ans de prison et les mêmes peines annexes. En revanche, Pierre Viénot, ancien sous-secrétaire d’État du Front populaire mais non juif écope de 8 ans de prison… avec sursis. Quant à Alex Wiltzer, député de Moselle, qui n’est ni de gauche, ni juif, ni ancien ministre, il bénéficie d’un non-lieu alors qu’il se trouvait juridiquement dans la même situation que ses collègues. Difficile de faire plus inique que cette comédie judiciaire. Ces verdicts ne sont en réalité qu’un miroir grossissant des obsessions antisémites et revanchardes du régime de Vichy. Le député du Loiret est emprisonné à Clermont-Ferrand où il est rejoint par Mendès France. Grace à la bienveillance d’un gardien les deux hommes se voient juste avant le transfert de Jean Zay pour Marseille. Mendès France réussit à s’échapper de manière rocambolesque puis à rejoindre Londres, Zay ne le peut pas. Il laisse deux lettres dans sa cellule, l’une à l’attention de Pétain dans laquelle il dénonce la parodie de justice dont il a été la victime, l’autre à Jean Zay qui est pleine de chaleur, d’attention mais aussi d’humour : « Je regretterai beaucoup de ne pouvoir conserver avec toi un contact auquel je tenais beaucoup. Il m’est tout de même difficile de te donner mon adresse… ».

En captivité à la prison de Riom, Zay écrit beaucoup, on le sait, notamment Souvenirs et solitude, texte majeur dans lequel se mêlent les souvenirs du Ministre et la solitude du prisonnier. Il ne sera publié qu’à la Libération en 1945. Mendès France, lui écrit à New York, Liberté, liberté chérie qui sera publié en 1942 d’abord aux États-Unis et en Grande-Bretagne avant d’être diffusé clandestinement en France occupée. Mendès France, raconte qu’il en largua quelques exemplaires au-dessus de sa circonscription en Normandie, lors d’une mission de bombardement. Dans les deux cas, on retrouve une volonté de faire prévaloir la vérité sur la propagande, l’histoire politique immédiate sur la falsification collaborationniste ; des plumes aiguisées, fines, subtiles, engagées pour défendre non seulement la France mais aussi la République et ses principes. Chez Jean Zay comme chez Pierre Mendès France, le patriotisme est finalement indissociable d’une certaine vision de la démocratie et de ses principes.

L’issue de la détention de Jean Zay est tragique. L’ancien ministre est froidement abattu par la milice le 20 juin 1944 à Cusset près de Vichy dans l’Allier. Mendès France, quant à lui, poursuivra sa carrière en combattant dans l’escadrille « Normandie Lorraine » et en entrant en novembre 1943 dans le gouvernement provisoire de la République française avant de retrouver son siège de député-maire de Louviers en Normandie en 1946. Il n’obtiendra la révision définitive de son procès que le 30 avril 1954, treize ans après, un mois seulement avant de devenir chef de gouvernement.

Pierre Mendès France, continuateur de l’œuvre de Jean Zay

A la Libération, Mendès France se retrouve seul, ou quasiment, entouré de seulement une poignée de fidèles comme Georges Boris. Si les radicaux ne manquent pas de ténors politiques, ils manquent alors terriblement de discipline, et d’un chef charismatique capable de les rassembler. Par ailleurs, le logiciel politique du radicalisme tourne à vide. Les préoccupations des Français sont avant tout économiques et sociales, et non pas institutionnelles. La gauche républicaine a bien du mal à se remettre du conflit mondial, et ses thèmes de campagne traditionnels (la laïcité, la République) ne suffisent plus à lui offrir une voix dans le débat public. En pleine reconstruction, la classe politique française cède à la facilité et à la redistribution, refuse de combattre avec vigueur l’inflation, alors qu’il aurait fallu concentrer les moyens budgétaires sur quelques priorités comme les infrastructures ou le logement. Seul à défendre cette voie, Mendès France se retrouve pressé entre d’un côté, les socialistes et les communistes, et d’un autre côté les gaullistes et les chrétiens-démocrates du MRP.

Dans ce contexte, la figure de Jean Zay manque terriblement. Dans sa contribution au colloque d’Orléans de 1982 sur « Jean Zay et la politique scolaire du Front populaire », Mendès France évoque « une image exceptionnelle de lumière, d’intelligence et d’humanité ». Il salue « le plus lucide, le mieux informé et le plus mûr aussi ». « Il était brillant, spirituel, éloquent ». A la Libération « Il aurait été l’un des meilleurs, l’un des animateurs d’une génération qui en a été trop privée ». En cela « ceux qui l’ont assassiné ont porté un coup, non seulement à ceux qui l’ont aimé, mais au pays tout entier »12Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome VI, p. 634.. Dans une lettre personnelle adressée à Madeleine Zay, la veuve de son ami, il écrit la veille de son investiture en 1954 : « J’espère que dans la lourde tâche qui m’incombe maintenant je parviendrai à faire ce que Jean aurait fait si bien – ou ce que nous aurions peut-être essayé de faire à nous deux. » Pierre Mendès France fut en quelque sorte, de manière ponctuelle, mais assumée, le continuateur de la politique de Jean Zay.

On en est réduit à faire de la politique fiction : si Jean Zay avait survécu, peut-être aurait-il contribué de manière décisive à constituer le grand parti travailliste ou sociale-démocrate qui a tant manqué à la France dans la seconde moitié du XXe siècle. N’aurait-il pas apporté le sens tactique et le goût des manœuvres d’appareil qui a fait défaut à Pierre Mendès France ? Peut-être aurait-il été un grand ministre des Affaires étrangères sous la IVe République en pleine guerre froide ou même un chef de gouvernement capable de cimenter les forces politiques opposées au communisme et au gaullisme. Tout cela laisse rêveur et un goût amer d’inachevé…

Mais, hélas, en 1945, Pierre Mendès France n’a cependant pas d’autre choix que de relever le flambeau, de reprendre et poursuivre l’effort engagé par son ami Jean Zay. Plusieurs exemples peuvent l’illustrer. Jean Zay est à l’initiative de la création de l’École nationale d’administration afin que le gouvernement puisse s’appuyer sur une administration loyale et compétente ? Mendès France y assurera des cours de finances publiques pendant plusieurs années dans les années 1950 devant des élèves appelés à un grand avenir. Jean Zay a fondé le CNRS en 1937 ? Pierre Mendès France ne cessera en 1954, lors de son passage comme chef de gouvernement, de promouvoir la science et la recherche, y compris dans le domaine atomique et nucléaire, ce qui lui sera beaucoup reproché. Jean Zay a refondu l’école de la République ? Pierre Mendès France la défendra toujours, en y apportant un soin très concret dans les conditions matérielles ; c’est le fameux verre de lait que Mendès popularisera notamment à la tribune de l’Assemblée nationale pour lutter contre l’alcoolisme et le mal développement des enfants.

Et puis, il y a aussi une question de style. Les deux hommes ont une langue claire, qui donne du sens, qui oriente, qui tranche, qui arbitre, qui ne se réfugie pas dans les ambiguïtés ou les faux-semblants. Là encore, l’influence de Jean Zay sur Mendès est notable. Son ouvrage majeur, République moderne, publié en 1962 contre la constitution de la Ve République et la pratique gaullienne du pouvoir, retrouve des accents et des expressions utilisées par Jean Zay des années auparavant. C’est le cas par exemple d’une conférence de 1935 à la loge Étienne Dolet du Grand Orient à Orléans dans laquelle Zay défend tout à la fois la démocratie économique et la démocratie politique. Pour les deux hommes, la démocratie ne se résume pas en effet à un simple processus électoral. C’est un état d’esprit, un code moral, une vertu civique, qu’il faut développer par une presse libre, des syndicats puissants, des organisations de jeunesse, des institutions judiciaires indépendantes et une lutte sans merci contre la désinformation.

Conclusion

Le destin croisé de Jean Zay et Pierre Mendès France nous incite à redécouvrir la pensée et l’action de ces républicains audacieux et réformateurs ardents qu’étaient les radicaux dans la première moitié du XXe siècle. Profondément attachés aux libertés publiques et à la justice sociale, leur foi dans la démocratie les poussait à espérer, à concevoir et à incarner une action publique efficace en prise avec le terrain. Ces radicaux ne se payaient pas de mots ou de grands discours. Certes, Zay et Mendès eurent l’un et l’autre l’occasion de rédiger des textes magnifiques13Pierre Mendès France, La vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1973., réédition 2022 mais cela n’est rien à côté de leurs accomplissements et de leurs legs à la Nation française. L’école de la République, la culture pour tous, la recherche scientifique pour Jean Zay ; le redressement économique, la paix en Indochine et en Tunisie, la défense d’une certaine éthique de la démocratie pour Mendès France14Frédéric Potier, Mendès France, la foi démocratique, Paris, Bouquins, 2021.. Deux grands géants dont les destins à la fois héroïques et tragiques invitent à l’humilité mais aussi à l’engagement et à l’action.

  • 1
    Cette note est issue d’une conférence prononcée par Frédéric Potier à l’invitation de l’Association des amis de Jean Zay à Olivet le 10 novembre 2022.
  • 2
    Pierre Mendès France, Le Redressement financier français en 1926 et 1927, thèse de doctorat soutenue le 3 mars 1928, Université de Paris, LGDJ, 1928.
  • 3
    Pierre Birnbaum, Les Fous de la République, Paris, Fayard, 1992.
  • 4
    Voir le documentaire d’Yves Jeuland et Alix Maurin, Mendès, la France, 2022.
  • 5
    Antoine Prost, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
  • 6
    Olivier Loubes, Jean Zay. La République au Panthéon, Paris, Armand Colin, 2012.
  • 7
    Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome IV, p. 631.
  • 8
    Cité par Olivier Loubes, Jean Zay. La République au Panthéon, 2012, réédition 2021, p. 185.
  • 9
    L’Action française, 30 juin 1936.
  • 10
    Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Julliard, 1946.
  • 11
    Gérard Boulanger, L’affaire Jean Zay, Paris, Calmann-Lévy, 2013.
  • 12
    Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome VI, p. 634.
  • 13
    Pierre Mendès France, La vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1973.
  • 14
    Frédéric Potier, Mendès France, la foi démocratique, Paris, Bouquins, 2021.

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