De Montaigne au « conscious traveller » : quand la jeunesse voyage

À l’heure du grand repli, de la crainte de l’autre, de l’obsolescence des relations sociales accélérée par la Covid-19 et des confinements partout, le voyage lointain continuera de constituer un vecteur de progrès pour l’humanité. Une libération. C’est la thèse de Laurent-David Samama dans cette tribune pour la Fondation Jean-Jaurès.

En observant ces jeunes gens embarquer par milliers à bord des avions qui sillonnent chaque jour le globe, l’humaniste de la Renaissance Michel de Montaigne aurait été ravi. Et plus encore soulagé de constater que ses lointains élèves appliquent à la lettre, et dans une rare euphorie, sa célèbre maxime : « les voyages forment la jeunesse ». Diverses études le prouvent : sitôt qu’ils en ont les moyens, les membres de la génération Y et Z, pareils à des aventuriers modernes, voyagent plus tôt, plus loin et plus souvent que leurs parents et leurs grands-parents ne le faisaient par le passé. Un goût de l’ailleurs devenu normal, quasiment banal, à mesure de l’ouverture des frontières et de l’abolition de certaines formalités de douane. Résultat : en deux décennies à peine, un petit miracle s’est produit. L’idée même de voyager est devenue synonyme de simplicité et de rapidité ! Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à cinq ans, un Français né dans les années 2000 aurait voyagé sept fois à l’étranger, contre deux fois pour un baby-boomer. Quant aux (très) jeunes Suédois, la moitié d’entre eux seraient partis en vacances hors de leurs frontières avant même l’âge de deux ans ! Ces résultats spectaculaires ne doivent rien au hasard. Ils s’expliquent par la conjonction du boom économique vécu durant les Trente Glorieuses ainsi que par l’ouverture des sociétés européennes dans la seconde moitié du XXe siècle. À la clef ? Une formidable démocratisation de l’idée même du voyage. Au point que celui-ci a changé de nature. Jadis synonyme de contraintes logistiques, il est devenu associé à l’idée de plaisir. Hier réservé à une élite, il est désormais accessible à la majorité de nos concitoyens à des fins professionnelles ou de divertissement. En quelques décennies à peine, tout s’est donc inversé. Franchir les frontières est devenu si facile que nous n’avons désormais plus besoin, pour le faire, que d’une carte de paiement et d’un ordinateur, sans intermédiaire. En somme : le voyage à portée d’ailes et de clics !

C’était sans compter la crise de la Covid-19 qui nous obligea collectivement à revoir nos usages. À repenser nos certitudes en matière de voyage. À aller plus loin que les innovations déjà bien réelles en matière de transport aérien vert, de construction d’aéroports ultra-modernes à travers le monde et de conquête de nouvelles classes moyennes globe-trotteuses, en Chine, en Inde et en Afrique subsaharienne notamment… Alors, comment voyagerons-nous demain ? Et surtout, la jeunesse courra-t-elle le monde de la même façon dans le moment d’après ? Ces questions méritent d’être posées. Car si l’appétit de voyage et la volonté d’humer l’air du large n’ont évidemment pas disparu, nos envies d’ailleurs diffèrent désormais. Il y a fort à parier qu’à la réouverture des frontières, les légions de jeunes touristes qui prendront l’avion le feront avec le souci de voyager autrement. Avec l’envie de vivre des aventures et la certitude que chaque vol est précieux, que l’on peut faire autrement et mieux. En la matière, de grandes tendances se dessinent. Le voyage sera moins mécanique, plus romantique. Il aura pour synonyme les notions de découverte, de pérégrination, d’aventure, voire d’odyssée… Et surtout, il se trouvera enrichi de la conscience de l’impact du voyageur sur son milieu et son environnement. 

Il y a ce qui change. Et ce qui demeure… À l’heure du grand repli, de la crainte de l’autre, de l’obsolescence des relations sociales accélérée par la Covid-19 et des confinements partout, le voyage lointain continuera de constituer un vecteur de progrès pour l’humanité. Une libération. En bien des cas, détenir un passeport bien garni équivaudra à posséder un bon diplôme ! C’est ainsi à la manière de « conscious travellers » désireux de se reconnecter à la beauté du monde que nous chercherons à voyager. Tout cela est très concret : dès que possible, en 2021, aller à l’étranger va constituer une expérience à savourer comme la preuve de notre liberté retrouvée. Plus que jamais nos déplacements seront synonymes de rencontres et de dépaysement. Ils permettront d’aller au contact de l’Autre, de découvrir de nouvelles cultures et mieux encore : de se rencontrer soi-même. C’était là la grande idée de Montaigne avec ses « voyages qui forment la jeunesse ». C’est également l’objet du dernier livre de la jeune philosophe Marie Robert, Le Voyage de Pénélope (Flammarion). L’histoire d’une héroïne qui entreprend un périple homérien, pareil à un Grand Tour, d’Athènes à Berlin en passant par Amsterdam et Florence. L’occasion de faire découvrir les grandes idées qui ont construit l’Europe et de se (re)découvrir au passage. Comme si en voyageant, c’est finalement à soi-même que l’on se révélait.

 

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