Fait religieux en entreprise : décryptage

Quel regard portent les dirigeants et représentants du personnel des grandes entreprises françaises sur le fait religieux au travail ? Quelles dispositions mettent-ils éventuellement en place ? Harris Interactive a soulevé ces questions dans une enquête du 2 février dernier dont Denis Maillard, spécialiste des questions sociales et auteur de Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard, 2017), tire les enseignements pour la Fondation.

Invitée surprise mais convive assidue des débats actuels sur le travail, l’expression religieuse dans l’entreprise reste mal documentée. En dehors du baromètre annuel de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE), des rares enquêtes de think tanks et d’un sondage Sociovision datant de 2014, on dispose de peu de données sur le phénomène. C’est pourquoi on ne pouvait qu’accueillir avec intérêt l’étude publiée le 2 février 2018 par Harris Interactive pour le CRIF et l’Institut supérieur du travail, consacrée au regard porté par 300 dirigeants et une centaine de représentants du personnel des grandes entreprises françaises sur les faits religieux au travail. Pourtant, l’intérêt de ces résultats ne réside pas seulement dans ce qu’ils montrent de l’ampleur du fait religieux, et des convergences ou des écarts avec le baromètre de l’OFRE par exemple, mais aussi dans ce que paradoxalement ils dérobent au regard des observateurs. Il y a donc plusieurs types d’enseignements à en tirer.

La « laïcité dans les têtes », une réalité culturelle massive

À la suite de mon ouvrage Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard, 2017), j’ai choisi d’appeler « laïcité dans les têtes » cette manière spécifiquement française de vivre les uns avec les autres. En effet, la longue lutte entre l’État et l’Église catholique n’a pas seulement accouché d’une « laïcité dans les textes » (la loi de 1905), elle a aussi appris aux individus à en rabattre sur leurs convictions religieuses. Au fil du temps, celles-ci ont alors été cantonnées dans la sphère privée et intime. Il ne s’agit pas d’invisibilité religieuse, imposée par une société de plus de plus athée, mais de retenue, de mesure et de modération implicitement attendues des individus dès qu’ils pénètrent dans la sphère civile. La règle (juridique), c’est la liberté de manifester ses convictions religieuses mais la coutume, c’est la discrétion sur ses croyances. Et de ce point de vue, l’entreprise est emblématique de cette société civile gouvernée par la civilité.

D’ailleurs, les enquêtes sont stables à ce sujet : l’immense majorité des salariés (autour de 82% à 83% selon les années) demande que leurs collègues en rabattent sur l’affirmation visible de leur foi. On retrouve dans l’étude récente d’Harris Interactive à peu près les mêmes résultats : les chefs d’entreprise interrogés sont très majoritairement défavorables à l’expression formalisée du fait religieux au travail. 88% refusent l’aménagement de salles de prières et 79% se prononcent contre le port du voile. Toutefois, ce n’est pas tant la religion qui est rejetée que ses manifestations visibles. En effet, dès que la croyance implique une pratique privée et discrète, celle-ci est tolérée : 93% ne s’opposent pas à la prise de jours de congé pour une fête religieuse, 92% favorisent les menus de substitution dans les cantines collectives et 87% acceptent que les salariés jeûnent durant leur temps de travail. C’est donc bien cette « laïcité dans les têtes » qui inspire l’attitude des employeurs face au fait religieux. Malgré la mondialisation et le libéralisme culturel, la « laïcité dans les têtes » demeure bien en France un fait culturel massif.

Des dirigeants coupés de la vie quotidienne de leurs salariés ?

Quelle est l’ampleur du phénomène ? Sur ce point, l’étude d’Harris Interactive livre des résultats inattendus tant au regard du discours médiatique sur la présence de la religion au travail que des résultats annuels de l’OFRE. En effet, moins de 20% des dirigeants (18%) et des représentants du personnel (17%) disent avoir été confrontés à la manifestation du fait religieux dans leur entreprise. Ces données sont particulièrement étonnantes lorsqu’on les rapporte à celles recueillies chaque année par l’Observatoire du fait religieux en entreprise auprès de cadres et de managers : en septembre 2017, 65% disaient avoir été confrontés à la manifestation du fait religieux dans l’année écoulée et, pour 35% d’entre eux, cette affirmation était régulière. Plus étrange encore, dans la très grande majorité des entreprises, aucune évolution notable n’a été enregistrée en matière de faits religieux au cours des dernières années alors que l’indicateur de l’OFRE a bondi de 44% en 2014 à ce 65% en 2017.

Des résultats aussi divergeant interrogent : que faisaient ces dirigeants et ces représentants du personnel ces dernières années et où regardaient-ils ? Cette question est sans ironie ni mépris. En effet, l’écart entre ces résultats n’est pas un scandale, c’est une information. L’indication que les problèmes auxquels sont confrontés les managers de proximité ne remontent que très peu vers les chefs d’entreprise et – fait peut-être plus troublant – vers les représentants du personnel. Deux enseignements peuvent être tirés de ce constat dont on ne peut savoir lequel prévaut sur l’autre : d’un côté, on dira que la majorité des cas n’étant pas problématique, les encadrants les maîtrisent sans en parler autour d’eux ; d’un autre côté, on sera tenté d’y voir aussi une coupure entre ce qui fait la réalité quotidienne des salariés et celle de leurs dirigeants.

J’avais pu le constater dans le cas de la RATP que j’ai détaillé dans mon livre : les managers de proximité, souvent accaparés par la réalisation des objectifs fixés par la Région Île-de-France (au détriment de la cohésion sociale), n’avaient guère pu s’attarder sur les signaux de plus en plus nombreux concernant la prégnance des problèmes liés à la religion. L’entreprise l’avait d’ailleurs admis en reconnaissant que, pendant longtemps, lorsqu’un manager était alerté par un problème lié à l’affirmation religieuse, sa hiérarchie lui demandait généralement de se débrouiller pour le régler et de se concentrer en priorité sur la qualité de service. Est-ce au même phénomène que l’on assiste ailleurs ? Difficile à dire.

La religion à l’assaut de la civilité ?

Avec l’instauration d’une « laïcité dans les textes » grâce à la loi de 1905, les tensions d’ordre religieux ont quitté la sphère politique pour investir désormais la société civile et notamment l’entreprise. La foi ne livre donc plus bataille pour établir la loi. En revanche, elle cherche encore à régner sur les manières de vivre. Par conséquent, c’est la civilité – la « laïcité dans les têtes » – qui est mise à mal par les comportements de certains croyants au travail.

Les manifestations les plus courantes repérées par les chefs d’entreprise et leurs représentants du personnel ne diffèrent pas de ce qu’on observe ailleurs : elles concernent majoritairement l’organisation du travail (demandes d’absence pour fête religieuse : 53%) et la vie collective (prière sur le lieu de travail : 48%). Toutefois, un certain nombre de situations arrivent rapidement après celles-ci et ne laissent pas d’inquiéter. Elles touchent à l’affirmation identitaire à travers le port de signes ostentatoires (27%) et surtout les relations entre les sexes : refus de serrer la main d’une personne d’un autre sexe (24%) et refus de travailler avec ou sous sa responsabilité (16%).

C’est donc l’altérité qui pose problème à certains croyants. Elle leur procure une sorte d’insécurité qui les met en demeure, au nom de leur foi et de leur identité religieuse, de refuser des situations de travail. Ce faisant, ils mettent à mal les règles de civilité qui gouvernent l’entreprise. Mon hypothèse est que le fait religieux est révélateur des transformations du travail et de l’individu au travail : l’expression religieuse au travail nous permet en effet d’assister à une rencontre explosive entre les effets du tournant identitaire de la société française à partir du début des années 1980, qui a pris la forme des politiques de diversité dans les entreprises, et l’individualisation des relations de travail qui ont poussé ces mêmes entreprises à valoriser l’investissement subjectif de leurs salariés : puisque l’aspiration à la liberté et à l’autonomie ne pouvait s’exprimer que dans le cadre de la subordination juridique et hiérarchique du contrat de travail, le discours managérial a incité les salariés à investir dans leur travail leur subjectivité, leur personnalité, leur créativité mais aussi leur identité. Inévitablement, ceux qui possèdent – pour des raisons sur lesquelles on reviendra – une identité religieuse l’expriment à la hauteur de l’encouragement reçu…

L’islam, un éléphant religieux au milieu d’une pièce vide ?

L’étude révélée le 2 février dernier apporte, on vient de le voir, des indications intéressantes et complémentaires à celles que l’on possédait déjà au sujet du fait religieux. Paradoxalement, son intérêt réside aussi dans ce qu’elle ne montre pas ou se refuse d’interroger. Il n’y a, par exemple, aucune question sur les religions les plus fréquemment démonstratives. Ces faits dont on parle et qui ont ensuite fait l’objet d’un colloque, de quelles religions relèvent-ils ?

C’est le problème de l’expression – bien commode par ailleurs – de « fait religieux » : elle révèle autant qu’elle masque. L’employer, c’est faire comme si l’entreprise était mise devant un fait (religieux) accompli qui la dispenserait alors d’en comprendre les raisons. Mais aussi de quelles religions réelles il s’agit. On rabat ainsi les problèmes rencontrés par les managers sur des questions d’ordre pratique ou juridique. C’est efficace à court terme mais ne dit rien de ce qu’est devenue l’entreprise à l’âge identitaire.

Cette étude ne fait pas exception. Bien plus, elle enregistre contre toute attente que moins de 20% des dirigeants constatent la manifestation de faits religieux qu’il leur est impossible de nommer. Car de quoi parle-t-on sans le dire ? D’islam bien sûr. Le fait religieux au travail est majoritairement un fait musulman. Tout le monde le constate, mais personne ne veut le mesurer. Je pense au contraire qu’il faut nommer le fait musulman au travail pour le dépassionner, pouvoir l’expliquer et lui apporter une réponse.

Pour une explication touchant à la fois aux transformations du religieux comme ressource identitaire d’un monde sécularisé, aux tensions propre à l’islam depuis bientôt un siècle et aux ratés de l’intégration arabo-musulmane dans notre pays, je ne peux que renvoyer à mon propre ouvrage qui traite de ces questions. Mais force est de constater que les salariés musulmans qui demandent à voir reconnue leur identité religieuse dans le cadre de leur travail ne sont pas différents de leurs collègues qui estiment à leur tour que leur identité d’autre nature qu’elle soit doit également être respectée.

Porter un voile au travail, une réalité religieuse ou identitaire ?

Les journalistes n’ont pas les mêmes pudeurs que les sondeurs. Deux jours après les résultats de l’étude Harris Interactive et le colloque qui a suivi, le quotidien Le Monde publiait une intéressante enquête d’une pleine page consacrée à la difficulté des femmes musulmanes à trouver du travail : « Femmes voilées recherchent job désespérément ».

Dans un article récent de la revue Le Débat (novembre-décembre 2017), Philippe d’Iribarne a montré en quoi les employeurs n’étaient pas islamophobes mais anticipaient le plus rationnellement possible, à partir des données inscrites sur un CV ou lors d’un entretien, le comportement à venir de leurs futurs salariés. Pour les raisons décrites plus haut s’agissant de notre « laïcité dans les têtes », tout ce qui évoque ou montre la religion est la plupart du temps écarté même si le code du travail autorise l’expression des convictions religieuses. C’est ce dilemme que rencontrent ces femmes qui souhaitent pouvoir travailler avec leur voile. Il se trouve pourtant des entreprises (notamment Ikéa ou H&M, comme le rappelle l’article) qui acceptent au contraire d’embaucher des femmes voilées au nom de leur politique de diversité.

Si l’étude d’Harris Interactive nous permet de comprendre l’attitude des employeurs vis-à-vis du voile, l’article du Monde nous fait toucher du doigt celle de ces femmes portant un voile. Et la question n’apparaît pas tant religieuse qu’identitaire : c’est moins la foi qui se montre que l’identité qui s’affirme. Plus précisément, la foi est moins une ressource spirituelle appartenant au for intérieur qu’une ressource identitaire s’exprimant dans le for extérieur. Dans ces conditions, il n’y a donc plus de foi que visible et revendicative. L’intime devient signe visible, condition impérative pour « être soi-même », comme le souligne l’une des jeunes femmes qui témoignent.

Cette transformation des repères de la foi représente le fond de l’argumentation des avocates générales auprès de la Cour de justice européenne lorsque celle-ci a eu à traiter l’année dernière de deux cas de licenciement de femmes en raison de leur refus d’ôter leur voile au travail. Pour la première avocate, la liberté religieuse était première et imposait de respecter tous les rites et pratiques découlant de la foi de la plaignante ; pour la seconde, les conditions du travail en commun étaient supérieures aux convictions religieuses : aussi sacré soit-il, un tissu n’a pas la même valeur que la couleur de peau, par exemple, qu’il est alors impossible de laisser au vestiaire. La foi reste donc un choix qu’il est possible de ramener de l’extime vers l’intime. Cette souplesse identitaire me paraît essentielle pour sauver non seulement la « laïcité dans les têtes » mais aussi le monde commun du travail et ainsi préserver l’entreprise de la guerre identitaire qui menace notre société.

 

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