La question Mélenchon

Il y a désormais une « question Mélenchon » qu’il faut traiter sérieusement. L’espace de quelques jours précédant le premier tour de l’élection présidentielle, la victoire du candidat de La France insoumise a dû être envisagée comme une hypothèse. Analyse de Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, à l’occasion du colloque « 2017 : la révolution de velours ? » des 6 et 7 septembre, en partenariat avec Ipsos, le Cevipof et Le Monde.

Dans cette campagne, Jean-Luc Mélenchon n’est pas parti de rien. Il s’appuyait sur le socle électoral de 11,1% de 2012. Il bénéficiait de l’affaissement du Parti socialiste. Il réactivait une culture communiste qui, dans notre pays, reste vivante alors même que le parti du même nom est moribond. Il s’inscrivait dans une radicalisation qui, à peu près partout dans le monde occidental, exerce une force d’attraction sur une partie de la gauche.

Pourtant, rien n’est écrit lorsque, très tôt, dès février 2016, il propose sa candidature à l’élection présidentielle. Il est isolé – il part sans, et même contre, le Parti communiste qui l’avait soutenu en 2012. Il est abîmé – sa popularité stagne à moins de 25%… près de la moitié moins de ce qu’elle était en mai 2012. Pis encore, après la victoire de Benoît Hamon à la primaire du Parti socialiste, il apparaît concurrencé sur son propre terrain par un candidat à la fois plus jeune et plus sympathique. De fait, il est alors relégué à la cinquième position, avec 9% d’intentions de vote et un retard de 9 points sur le candidat socialiste selon le baromètre quotidien réalisé par l’Ifop.

En l’espace de cent jours, Jean-Luc Mélenchon va pourtant réussir l’une des plus fortes percées de la Ve République, une percée scandée par des débats télévisés qui resteront comme autant de buttes témoin. C’est en effet après le premier débat, le 20 mars, qu’il dépasse Benoît Hamon et bondit à 15%, puis après le second débat, le 4 avril, qu’il s’approche de François Fillon et tangente les 20%.

Pour comprendre ce qu’il s’est passé, il faut analyser la stratégie de Jean-Luc Mélenchon : elle a été méticuleusement pensée, clairement explicitée – notamment, dès octobre 2014, dans son essai L’ère du peuple – et rigoureusement exécutée. Elle reposait sur un objectif simple : élargir son électorat en faisant en 2017 une campagne différente de celle de 2012 – véritable gageure à soixante-cinq ans et après trente-quatre années de mandats politiques ! Pour y parvenir, Jean-Luc Mélenchon va réussir à faire évoluer la critique radicale qui était sa marque en procédant à trois mutations. Il incarnait la gauche – ou une certaine gauche –, il se veut le héraut des Insoumis, faisant de l’opposition entre « le peuple » et « l’oligarchie » le nouveau clivage central. Il était dans une critique traditionnelle du capitalisme, il la renouvelle en la structurant autour de la question écologique. Il était dans une communication archaïque, il s’empare de la modernité en devenant son propre média – avec 300 000 abonnés à sa chaîne YouTube – et en mobilisant les technologies les plus innovantes – avec l’utilisation de son hologramme. À cela s’ajoute une mutation personnelle : le candidat de la fureur apparaît comme celui de la sagesse, perçu comme un philosophe qui, dans un symbole faisant système, va jusqu’à livrer sa recette du quinoa.

Symbole de cette progression, une amélioration spectaculaire de l’image de Jean-Luc Mélenchon au cours de ces cent jours. Sa cote de popularité le voit caracoler en tête des personnalités politiques : 68% d’opinions positives selon l’Ifop. Plus précisément, une enquête réalisée par Ipsos fin mars montre qu’il est considéré plus « honnête », plus « innovant », plus « sympathique » et plus « proche » que ses concurrents. Quant aux questions de savoir si son projet est « crédible », s’il ferait un « bon président de la République » et si sa personnalité « rassure », seul Emmanuel Macron le devance – et de peu. Avril, ou le fol mois de la mélenchonmania.

Conséquence de cette progression, un élargissement tout aussi spectaculaire de son électorat au soir du premier tour. 19,6%, jamais un candidat de la gauche radicale n’avait réalisé un tel score depuis Jacques Duclos il y a près d’un demi-siècle… Mais, là encore, au-delà du score global, c’est la nouvelle sociologie de son électorat sur laquelle il faut revenir. Qui arrive en tête chez les jeunes de 18-24 ans ? Chez les électeurs se positionnant « à gauche » ? Chez les électeurs se déclarant « sans religion »? À chaque fois, Jean-Luc Mélenchon.

Cette progression a certes été endiguée. Avant le premier tour, le danger approchant, la bienveillance dont son programme a été l’objet a laissé place à une offensive sur ses alliances internationales sans scrupule, ses dépenses publiques sans limite, ses aventures européennes sans débouché. Et, dans l’entre-deux-tours, sa difficulté à reconnaître sa défaite comme son incapacité à exprimer clairement sa position ont contribué à éroder l’acquis de la campagne. Mais, et la différence sur ce point par rapport à 2012 est notable, il a été élu pour la première fois à l’Assemblée nationale. Il est aujourd’hui considéré par l’opinion comme la principale figure de l’opposition. Il commence à faire émerger d’autres voix que la sienne, notamment celles de Raquel Garrido et Alexis Corbière. Bref, Jean-Luc Mélenchon et son mouvement sont durablement là.

Pour la société française dans son ensemble, c’est le rapport au réel qui est interrogé. Jamais campagne électorale n’avait été à ce point peu structurée par les enjeux de politiques publiques. La pertinence des propositions – sont-elles efficaces ? – a compté de plus en plus pour rien. Et la performance des candidats – ont-ils été « bons » ? – a compté de plus en plus pour tout.

Pour les socialistes en particulier, c’est la stratégie de rebond qui est posée. Jean-Luc Mélenchon est-il pour eux un partenaire ou un adversaire ? La profondeur des divergences sur le monde, sur l’Europe, sur l’État, sur l’économie, sur la démocratie – la liste n’est pas exhaustive – plaiderait pour une confrontation assumée et, partant, pour la reconstruction patiente d’une force social-démocrate. La question Mélenchon doit être tranchée !

 

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