Retour du Tchad

Suite à sa participation à un séminaire de formation co-organisé à N’Djamena, au Tchad, par la Fondation et son partenaire tchadien, le PLD, Gérard Fuchs, conseiller du président de la Fondation, rend compte de cette rencontre de travail mais aussi de l’importance politique de cette relation.

L’État du Tchad est le résultat des colonisations européennes et de la conférence de Berlin (1884-1885). Sa frontière nord est celle du royaume de Libye, sous influence italienne ; ses frontières est, avec le Soudan, et ouest, avec le Nigeria, sont celles des zones d’influence britannique et française, le Cameroun, allemand, ayant ensuite été partagé entre les acteurs précédents ; le reste correspond à d’anciennes limites administratives françaises.

Le tout représente 1,3 million de kilomètres carrés pour 15 millions d’habitants et s’étend des zones tropicales du Sud, aux populations plutôt noires et catholiques, aux zones sahariennes du Nord, plutôt arabes et musulmanes. Mais il convient, pour comprendre la vie parfois chaotique du pays, de garder à l’esprit que nombre des ethnies qui le composent sont réparties de part et d’autre de ses frontières – je me rappelle d’ailleurs que, étant à N’Djamena peu après qu’ait éclaté l’affaire des « enlèvements d’enfants » par l’ONG Arche de Zoé, j’avais demandé à un Tchadien de l’Est qui avait participé à l’opération si les enfants dont on parlait étaient tchadiens ou soudanais et que le traducteur, après un certain nombre d’échanges, finalement me dit : « Il ne comprend pas votre question. Il dit qu’ils étaient tous Masalits ou Zaghawas ». C’est dire que l’indépendance accordée par la France en 1960 ne pouvait s’affirmer comme un long fleuve tranquille !

J’ai pour ma part découvert cette complexité lorsque, après le 10 mai 1981, au cabinet du ministre de la Coopération et du Développement Jean Pierre Cot, nous avons essayé de bloquer l’acheminement d’armes au bénéfice d’Hissène Habré, guerroyant dans le Nord contre le président légitime Goukouni Oueddei. 

Les relations de la Fondation Jean-Jaurès avec le Tchad sont anciennes et remontent à la création par Ibni Oumar Mahamat Saleh du PLD (Parti pour les libertés et le développement) en 1993.

Ces relations sont également tragiques. Du 10 au 14 janvier 2008, j’avais participé avec Alexandre Minet à un séminaire de formation de cadres du PLD à N’Djamena. Le dernier soir, Ibni Oumar Mahamat Saleh, à son bureau (il travaillait alors pour la Croix-Rouge), puis chez lui, m’expliquait le projet qu’il nourrissait pour son pays : un projet de réconciliation interne d’abord, un projet de transition démocratique et de développement ensuite. Mais début février, une nouvelle fois, une colonne de pick-ups venus de l’Est tentait de s’emparer de Ndjamena et de mettre fin au règne d’Idriss Déby. Le 4 février, j’apprenais l’arrestation d’Ibni Oumar Mahamat Saleh la nuit précédente. Grâce à une ligne téléphonique non officielle, je prenais contact avec son épouse qui me décrivait la brutalité de son arrestation, une brutalité qui me faisait craindre le pire pour la suite. Sa description des uniformes des intervenants indiquait par ailleurs clairement que l’intrusion était le fait d’éléments de la Garde présidentielle. Mes appels réitérés en direction du Quai d’Orsay me permirent d’entrer en contact avec le directeur de cabinet du ministre, qui comprit rapidement mon inquiétude et, je crois, la partagea. De nouveaux échanges avec lui me laissèrent cependant penser que les autorités supérieures de l’époque n’engagèrent aucune démarche en direction du président tchadien…

La demande, à l’automne 2018, du soutien et de la participation de la Fondation Jean-Jaurès à un nouveau séminaire de formation du PLD sur la préparation des élections législatives théoriquement à venir ne pouvait donc que recevoir de notre part une réponse positive. Pour des raisons financières, il fut décidé que cette fois j’y participerai seul.

L’accueil de tous fut évidemment chaleureux, notamment celui du secrétaire général adjoint, Mahamat Alhabo, secrétaire général « adjoint » car le PLD a décidé que, tant que le sort d’Ibni Oumar Mahamat Saleh ne serait pas officiellement connu et reconnu, le titre de secrétaire général ne serait pas attribué.

Il était clair pour tous, même si cela ne fut jamais dit, que le sens de ma présence était double :

  • évidemment, partager au bénéfice d’amis une expérience de préparation et de conduite de campagne électorale et, plus encore, des conditions du bon déroulement du vote afin que son résultat soit incontestable et incontesté ; ce dernier point était d’autant plus important que les conditions des réélections successives d’Idriss Deby étaient de plus en plus contestées et que les reculs successifs des dates des législatives initialement prévues pour 2015 ne cessaient de s’additionner !
  • mais aussi bien montrer que, si la France était reconnaissante au président pour l’engagement efficace des forces armées du Tchad au Mali, dans les opérations Serval puis Barkhane – engagement lourdement payé en termes de morts et de blessés –, elle demeurait cependant attentive au respect dans le pays des règles démocratiques.

La première journée, consacrée à l’organisation de la campagne et aux conditions de tenue des élections législatives à venir, fut pour moi une agréable surprise : la quasi-totalité des régions du pays étaient représentées, les responsables qui introduisaient chaque thème connaissaient bien les difficultés et les risques de chaque moment, la traduction du français en arabe et réciproquement était assurée. Je pus donc centrer mon intervention sur quelques exemples de fraudes rencontrées dans différents pays du Sahel et même en France, les sourires qui accompagnaient mes récits me rassurant sur la bonne compréhension et mémorisation des auditeurs…

La deuxième journée était celle de l’ouverture du congrès du PLD, à la Maison des femmes de N’Djamena. Une salle comble, rendue chatoyante par les couleurs des habits présents, marquant les différences de sexe et des régions représentées. Une longue intervention de Mahamat Alhabo, ancrée dans le passé et tournée vers l’avenir, un avenir plein de difficultés qu’il faudra surmonter grâce à l’engagement des militants, des militants qui doivent être préparés aux difficultés, voire aux risques, que cet avenir leur réserve. Il dit s’interroger : doit-il continuer après déjà tant d’années ? Mais, après les risques qu’il vient d’évoquer, comment imaginer qu’il puisse à ce moment baisser les bras ? Des messages de solidarité furent lus, reçus du Parti socialiste français bien sûr, mais aussi de la plupart des partis africains membres de l’Internationale socialiste et aussi de partis encore plus lointains. Puis Mahamat Alhabo se tourna vers moi et me dit dans un sourire : « tu as un quart d’heure ! ».

Je m’attendais à l’embuscade, mais pas de cette importance ! Alors, je prends mon temps. Je commence avec le nom du Parti, le PLD : comment mieux définir ses objectifs avec si peu de mots ? Les libertés : celle de ne pas être seulement un cultivateur, courbé sur sa terre aussi longtemps qu’il fait jour, mais jamais tout à fait sûr d’arriver à nourrir sa famille ; celle de ne pas être seulement un ouvrier, courbé sur sa machine pour de si longues durées qu’en fin de journée, il ou elle a l’impression de n’en être plus qu’une partie ; celle de ne pas être seulement une mère, devant s’occuper de ses enfants dont il faut diversifier la nourriture et surveiller la santé, trop souvent loin, si loin, du premier dispensaire ! Le développement : il n’atteint ses objectifs que s’il est conçu de bas en haut, pour être durablement utile à ceux qui l’appellent. Et je commence à raconter, parmi mes hélas innombrables souvenirs : du puits qui a été creusé mais où les donateurs ont oublié de former pour savoir réparer la pompe aux « foyers améliorés » conçus par de grands experts européens : ils brûlaient effectivement moins de bois mais, n’apportant plus de lumière, ils étaient mis de côté par leurs bénéficiaires potentiels. Je réalise juste à temps que l’aiguille tourne et je termine en rappelant que notre solidarité a un autre objectif : celui que soit un jour connu ce qu’il est advenu d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, et reconnu qui a pris la décision de l’éliminer.

Intervention des dirigeants de nombreux partis qui associent leur démarche à celle du PLD, intervention des responsables et délégués : le congrès s’écoule vite. Je note que l’expression est très libre, y compris lorsqu’elle évoque le pouvoir en place. Il est vrai que nombre d’ambassades ont envoyé des représentants. Tout le monde trouve ses avantages à cette situation. Je ne tire pour l’avenir aucune conclusion des libertés manifestées aujourd’hui.

Après quelques autres contacts, dont bien sûr celui de notre ambassadeur, et un long déplacement dans une capitale de plus en plus tentaculaire et visuellement marquée par la compétition Chine-États Unis, j’ai repris le chemin de l’aéroport. En attendant l’embarquement après des effusions très amicales, j’ai une pensée pour Pierre Mauroy : c’est lui qui a voulu introduire en France, à l’image des pratiques de nos voisins allemands, ce qui s’appelle aujourd’hui les « fondations politiques » ; lui qui a donné l’exemple en créant la Fondation Jean-Jaurès. Oui, ces outils peuvent être des outils de rayonnement des valeurs que porte la France ; oui, ils peuvent être utiles à ceux qui se reconnaissent dans ces valeurs…

 

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