« Un dernier silence dure longtemps »

Un voyage de mémoire à Auschwitz a rassemblé, le 17 février 2019, près de 150 femmes ; la Fondation Jean-Jaurès s’y est associée, auprès de l’association Langage de femmes, présidée par Samia Essabaa, professeure d’histoire-géographie à Noisy-le-Sec. Capucine Lemaire, fondatrice de Women Side, faisait partie de la délégation de la Fondation Jean-Jaurès et nous livre les enseignements de ce déplacement.

Dans le cadre de ma collaboration avec la Fondation Jean-Jaurès, j’ai participé au voyage de l’association Langages de Femmes en lien avec le Mémorial de la Shoah, réunissant 147 femmes et Ginette Kolinka, ancienne déportée. Femmes, mères, citoyennes françaises, nous avons vu où mène la haine. Février 2019.

« Un dernier silence dure longtemps », a dit Charlotte Delbo. 

À la sortie de l’aéroport ce soir, le chauffeur de taxi qui m’attend m’accueille avec le charmant « Vos vacances se sont-elles bien passées ? » et provoque mon chagrin.

Un chagrin que j’avais retenu depuis la grande salle blanche au fond du camp d’Auschwitz II, devant les centaines de photos de déportés, accrochées sur un immense mur. « Je reviens d’Auschwitz. » Cette phrase est difficile à prononcer depuis mon siège arrière de la voiture. Plongée dans un silence intérieur, ma réponse provoque une indignation supplémentaire à cette journée.

Oui je revenais d’Auschwitz, songeant à toutes celles et ceux dont j’avais croisé le regard en photo, imaginé la main, le pied et le souffle, au coin d’une baraque, d’une latrine, devant la chambre à gaz ou au pied des escaliers d’un block d’Auschwitz I. Samia Essabaa, présidente de l’association Langage de Femmes à l’initiative de ce voyage, a réuni des femmes de cultures, de religions et de milieux sociaux différents. Au petit matin, dans l’avion affrété par le Mémorial de la Shoah pour rejoindre Cracovie, nos visages froissés par une courte nuit s’accompagnent de sourires de circonstances au moment où nous apprenons brièvement à nous connaître. Des femmes liées par un voyage exceptionnel.

Nous sommes prévenues depuis le dimanche qui précède. Ce voyage n’est pas anodin. Il nous demandera du courage, et au moment où Samia Essabaa prend la parole dans l’avion qui s’approche de notre destination, nous commençons à peine à mesurer ce que cela signifie.

Le corridor d’Auschwitz Birkenau est à 100 mètres, l’émotion me traverse, puis se ravise. Le soleil brille et Ginette Kolinka commence son récit devant le seul wagon dans la plaine ventée du quai des « arrivants ». Toute la matinée, nous marchons, dans l’herbe, la boue, sur les cailloux, entre baraques et crématorium et nous appréhendons un désert de vies. Nos mains sur la bouche parfois, nos regards qui songent face au sol en écoutant nos guides, nous y sommes, face à l’indicible.

« Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela était. Vous n’avez pas le froid, l’odeur et la vue des cheminées qui fument. » Le soleil face à moi m’empêche de voir Ginette Kolinka qui parle de la destruction de sa famille, et j’acquiesce tremblante à sa remarque. Qui aurait imaginé un endroit pareil ? Des millions de déportés rassemblés, allant vers la mort. Qui aurait pensé que des hommes puissent construire un lieu pour un crime organisé et industrialisé ? Pourtant la vérité est devant nous, dans le silence de nos yeux frappés de stupéfaction. Et nous interrogeons le paysage, qui nous répond au son des voix des conférenciers.

1942. 1943. Sélection. Les insupportables chiffres. Les visages en noir et blanc au temps du bonheur. Puis les photos d’identité de prisonniers. La journée avance et nous quittons les chiffres pour rejoindre les fragments de vies anéanties. Nous passons alors déjà plus de temps dans le camp que celles et ceux dont nous retraçons la mémoire. Devant moi, alors que le soleil est presque couché, une vitrine décuplée sur la longueur d’une salle dortoir, deux tonnes de cheveux sont entassées, comme preuve ultime d’existence. Ce sera ma dernière vision, mon plus profond souvenir. On ne choisit pas ici.

Et tandis que nous terminons notre journée à la lueur de nos bougies engourdies par le froid, je pense à la notion de souvenir et de mémoire. Après Ginette Kolinka et les autres, qui pourra incarner une telle douleur ? Nous serons certainement les lampistes de cette mémoire et de cette histoire, et toutes dispersées dans nos vies respectives, nous tiendrons le pacte commun de dire et de raconter. Mais sous les vagues de haine et d’intolérance qui reviendront pour faner le souvenir, aurais-je le plaisir à l’âge de Ginette Kolinka de constater et d’entendre d’autres prendre le relais ?

Et tandis que nos pas rejoignent la sortie, je me retourne une dernière fois en silence, persuadée d’avoir oublié quelque chose derrière moi. Plus jamais, je ne serai plus jamais la même. Un brouillard envahit mes yeux, puis se ravise. Je le retrouverai au seuil de ma porte, dans un dernier soupir avant d’entrer. « Je suis rentrée », dans une autre partie de ma vie.

 

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