Co-production publique-privée : quelles innovations dans les territoires ?

Quels nouveaux modes de collaboration associent acteurs publics et privés ? Quelles innovations sont à l’œuvre et quels sont leurs effets à moyen terme ? Comment ces nouvelles relations peuvent-elles répondre aux besoins émergents des territoires ? Des réponses ont été apportées lors d’un colloque résolument prospectif qui s’est tenu le 18 janvier 2017, réunissant acteurs des territoires et responsables politiques et conclu par la Secrétaire d’État en charge des collectivités territoriales, Estelle Grelier.

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La relation public-privé est un sujet qui fait l’objet depuis longtemps d’études et de commentaires. Le colloque qu’a organisé la Fondation Jean-Jaurès avec ses partenaires – Veolia, EDF, Caisse des dépôts – ne visait pas à revenir sur cette histoire. Il se voulait résolument prospectif, afin de prendre en compte les défis que posent aujourd’hui les transitions économiques, écologiques et technologiques, les évolutions sociétales ou les effets de la mondialisation et de l’intégration européenne. Il visait à montrer les mutations et les nouvelles complémentarités des deux sphères, dont les modes d’organisation ont été posées il y a de nombreuses années, mais qui se modifient fortement aujourd’hui avec un cadre juridique et technologique en profonde évolution./sites/default/files/redac/commun/discoursfjj_18-01.pdf

 

Retrouvez la synthèse de Chloé Friedlander, experte territoriale et innovation, membre de l’Observatoire de l’innovation locale de la Fondation Jean-Jaurès

La coopération publique-privée est l’objet d’une longue histoire. Elle entend concilier l’intérêt général porté par le secteur public et l’intérêt économique des entrepreneurs privés. Depuis la loi d’Allarde de 1791, les personnes publiques peuvent exercer une activité économique lorsque celle-ci se justifie par la poursuite de l’intérêt général.

Aujourd’hui, les opportunités offertes par le numérique modifient la prise de décision publique ainsi que le mode de fonctionnement des entreprises : l’usager devient central dans la conception des produits et des services, ses données, ses usages, ou encore son opinion deviennent de plus en plus visibles via les outils numériques.

Plusieurs lois du quinquennat de François Hollande apportent un nouveau cadre à la co-production publique-privée de l’innovation dans les territoires :

  • La loi République numérique qui favorise l’ouverture et l’accès aux données par les collectivités publiques et les individus,
  • La loi NOTRe qui renforce les compétences des intercommunalités et des régions ;
  • La loi Transition énergétique qui assied le lien entre les technologies numériques et l’introduction d’énergies renouvelables dans le réseau énergétique français. 

L’impact de l’innovation sociale sur les politiques publiques 

La nature de l’innovation sociale est un phénomène politique

L’innovation sociale se propose d’être au cœur du processus de co-production de l’innovation dans les territoires. L’innovation sociale s’hybride avec le numérique mais dépasse aussi largement ce secteur. Il s’agit de comprendre comment des collectifs (usagers, entreprises, collectivités,…) revisitent ou inventent des services en répondant à des besoins sociaux. Ce processus passe par un réagencement des acteurs en présence, et se téléscope généralement avec la manière de faire de la politique sur un territoire. La décentralisation donne de l’ampleur au couplage territoire-innovation, elle permet aux énergies de se déployer et se rencontrer. En revanche, il n’existe pas de « génie disruptif » mais plutôt un phénomène politique de plus en plus ouvert.

Les enjeux d’ouverture de l’innovation sociale

Dépasser l’enkystement au niveau local

Toutefois, ces initiatives sont souvent confrontées à un phénomène d’enkystement dans le local. Le territoire est un écosystème approprié pour faire émerger l’innovation mais il peut également être source d’obstacles car les résultats des expériences ne circulent pas suffisamment entre les territoires. Les expériences ont tendance à se répéter à différents endroits sans aucun lien entre elles.

En ce sens, les services publics ont un rôle à jouer. Bien qu’ayant une position bienveillante envers ces initiatives, ils se placent trop souvent en dehors du processus. Le soutien politique et financier qu’ils apportent ne suffit pas à transformer les politiques publiques, car cette transformation a besoin d’un investissement de la part des élus et des fonctionnaires eux-mêmes.

L’exemple de la politique de la ville est riche d’enseignement pour l’innovation sociale. Née dans les années 1980, elle proposait de faire des quartiers sensibles un lieu d’innovation avec les acteurs du territoire. Mais rapidement, ce dispositif s’est cristallisé pour devenir étanche au droit commun. Pour ne pas répéter cette erreur, les pouvoirs publics ont intérêt à comprendre et soutenir l’innovation, sans en faire un « silo » supplémentaire.

La mise en place d’un réseau national, comme cela a été fait pour les « territoires zéro chômeur », pourrait faciliter la diffusion des savoir-faire issus des expérimentations locales. Le niveau national ne doit pas être compris comme le synonyme de l’administration centrale, souvent facteur de paralysie.

La participation des personnes socialement plus passives est un enjeu pour les droits sociaux

L’innovation sociale concerne généralement des groupes d’individus engagés, militants, avec un capital social et culturel important. L’innovation sociale génère un modèle social dans lequel les individus bénéficient de droits lorsqu’ils participent. Bien qu’il ouvre des pistes intéressantes, le mouvement « makers » doit évoluer pour toucher et enrôler des personnes plus passives.

Pérenniser en impliquant les fonctionnaires et les élus

Actuellement la volonté stratégique d’impliquer des fonctionnaires dans l’innovation sociale est très limitée, voire inexistante. Pourtant, l’innovation sociale revisite le rôle des élus et la façon de faire de la politique : dans la mesure où ces entrepreneurs se passent des subventions, les élus doivent trouver comment faire de la politique avec eux, sans que cela repose sur une simple capacité d’investissement de leur part. Par ailleurs, les premiers prennent en charge l’animation du territoire, orientent le débat public, mobilisent les parties prenantes,… : des fonctions qui revenaient auparavant aux hommes politiques. Les entrepreneurs sociaux sont dans une posture de réforme et de transformation sans pour autant vouloir avoir affaire aux élus. Aussi, peut-être malgré eux, l’administration et les élus ne sont plus les seuls dépositaires de l’intérêt général.
De même, les ingénieurs territoriaux sont bousculés dans les façons de faire et ces nouvelles pratiques interrogent trente ans d’ingénierie territoriale.
La Commission européenne s’intéresse également à ce sujet et à demandé à la 27ème Région de réaliser une étude sur les différentes initiatives existant à l’échelle européenne.

Quelles étapes de mise en œuvre de l’innovation sociale pour l’intérêt général ?

Le cadre légal doit-il évoluer ?

Le code des marchés publics permet de mettre en relation une collectivité et une entreprise en dehors du droit commun, pour permettre qu’une innovation soit brevetée. Pourtant, à ce jour, aucun contrat n’a été signé. C’est sans doute lié au fait que lorsqu’une collectivité investit de l’argent public, elle le fait pour que cela devienne un bien commun.
Les social innovation bunds proposent un modèle basé sur des résultats, un objectif pas toujours compatible avec l’expérimentation qui passe par des phases d’échecs nécessaires.
Le Sénat a inscrit dans la Loi NOTRe un article sur les droits culturels, en opposition à la programmation culturelle. Cet article affirme que chacun est capable de produire de l’expérience. Cela permet de repenser les politiques publiques à partir des droits culturels et ajouter ainsi à l’innovation une dimension démocratique.

Organiser l’essaimage

La priorité est moins l’émergence que l’essaimage. Les innovateurs sont créateurs, or l’essaimage demande des compétences différentes, qui appartiennent plutôt à une organisation collective. Cette organisation collective devrait être capable exemple d’identifier, regrouper et faire travailler ensemble les acteurs qui innovent sur un même sujet.
Pour autant, mettre en œuvre l’innovation sociale ne se décrète pas, elle se construit par le biais de l’expérience, dans une approche par l’action. La ville d’Helsinki a abandonné son laboratoire d’innovation sociale au bout de deux ans car le fonctionnement était trop descendant et n’a pas réussi à créer suffisamment d’esprit coopératif.

De nouveaux principes pour l’action publique

Les expérimentations menées par la 27ème Région l’amènent à formuler des propositions pour réformer l’action publique d’après plusieurs principes :

  1. La co-conception, c’est-à-dire l’approche collaborative dans la résolution des problèmes. L’expérience prouve que les résultats sont plus satisfaisants lorsqu’on associe les bénéficiaires à la résolution de leurs problèmes.
  2. Introduire du tâtonnement, et un droit à l’erreur : en innovation, le prototypage et le test d’un nouveau produit ou service font partie du processus d’innovation.
  3. Intégrer l’arrivée des acteurs de l’économie sociale et solidaire avec une approche entrepreneuriale des problèmes sociaux, urbains, architecturaux.
  4. Se méfier de la bulle actuelle autour de l’innovation, ou « innovation washing » : les Finlandais ont diffusé le concept de Living Lab à l’échelle européenne, avec comme résultat le pire autant que le meilleur.
  5. Favoriser les modes coopératifs entre territoires : le fait que les expérimentations soient extrêmement localisées résulte en partie de leur mise en compétition par l’État et par l’Europe au travers des appels à projet. Le retour de la notion de « communs », ou encore l’Open Source sont intéressants. En Italie, une nouvelle Charte du service public affirme que le service public sera désormais fondé sur les communs.
  6. Organiser l’essaimage sans faire de généralisation :  l’État doit accepter que toute solution doit être contextualisée.

Les collectivités commencent à s’équiper de moyens et de méthodes pour l’innovation. La montée en compétence donne la capacité de maîtriser et provoquer l’innovation sociale à travers des protocoles acceptés par tous.
La co-conception passe par une expérience commune : elle doit éviter les focus groups pour privilégier l’immersion, et préférer l’observation des usages à la déclaration des besoins. Elle peut provoquer de nouveaux usages en testant plusieurs scénarios d’usages.

Retours d’expériences 

L’énergie

Énergie & Territoires a évalué le dispositif « territoires à énergie positive pour la croissance verte » (TEP-CV). L’appel à projet dont les résultats ont été annoncés début 2015 visait à récompenser les territoires proposant des actions pour réduire les besoins énergétiques. Son objectif implicite était d’inciter le plus de territoires possibles (500 candidatures ont été reçues) à mettre en œuvre des actions innovantes pour l’environnement et la maîtrise de l’énergie. Les résultats de l’audit menés par le groupe de réflexion montrent un impact mineur sur la gouvernance ou les méthodes des collectivités.

Les analyses concluent que l’appel à projet a été lancé trop rapidement. Les deux mois accordés pour recevoir les projets n’étaient pas suffisants pour générer des démarches collaboratives pour la définition d’actions innovantes. Ainsi, la démarche adoptée par de nombreuses collectivités a consisté à reprendre des fiches action existantes. Cet effet d’aubaine a opposé les territoires qui travaillaient le sujet depuis des années à ceux qui ont bénéficié d’une aide équivalente sans avoir réalisé de réel investissement sur le sujet.

Enfin, à l’échelle d’EDF qui a souhaité se rapprocher des territoires lors de cet appel à projet, le fait que les financements soient non-cumulables a été un obstacle à la formulation de projet à des échelles intercommunales, parfois plus pertinentes.

À l’inverse, l’appel à projet Réseaux électriques intelligents lancé en 2015 a permis aux acteurs de s’organiser à l’échelle régionale avec un délai de huit mois. Les candidatures de Bretagne-Pays de Loire (Smile), Hauts-de-France et PACA ont permis de fédérer des dizaines d’acteurs publics et privés dans chaque consortium. Ces dynamiques sont donc plus proches des formats attendus pour l’innovation territoriale. Malgré tout, ces processus collaboratifs sont encore difficiles à mettre en œuvre, et c’est moins sur l’aspect technologique que sur le mode opératoire et le retour sur investissement que les stratégies butent. Ces nouvelles formes de partenariat sont encore relativement expérimentales et leur réussite reste souvent soumise à la présence d’un leadership.

L’eau

2EI Veolia est un réseau d’émergence et valorisation de l’innovation. Il comprend un démonstrateur de social business, et travaille sur des modèles de social business tels que théorisés par M. Yunus : ni pertes, ni rétribution de l’actionnaire. Quatre incubateurs ont permis d’accompagner 34 start-ups, en partenariat avec l’Essec et Ashoka. L’enjeu pour les entreprises est de parvenir à identifier où se situent les gisements de valeur, c’est-à-dire les besoins pas ou mal satisfaits, et de concevoir des solutions pour y répondre. Les entrepreneurs qui parviennent à répondre à ces besoins ont une valeur pour les opérateurs, les collectivités territoriales et les consommateurs. Pour réduire l’enkystement des innovations locales, 2EI fait circuler les idées entre ses différents incubateurs et fertilise le local avec des idées venant d’ailleurs. Il s’appuie également sur des acteurs compétents pour « sourcer » et diffuser des innovations comme Ashoka ou encore MakeSense.  

La relation entre acteurs publics et privés est régénérée par la co-construction de ces business. Les relations contractuelles, par exemple, changent : Veolia n’est plus rémunéré uniquement au prix du m3 de l’eau mais aussi sur des critères de performance et d’innovation sociale.

Une autre méthode d’innovation consiste à identifier des nids de pauvreté et de résoudre par une mutualisation des approches des différents acteurs. Cela s’est fait sur les copropriétés dégradées, où un entrepreneur social et une police d’assurance ont travaillé ensemble pour que les fuites d’eau soient mieux prises en charges. Cela permet de sortir de la logique qui veut que les plus pauvres paient plus cher.

La transition numérique et les télécommunications

Le numérique et la donnée doivent contribuer à l’innovation locale, d’autant que les partenariats publics-privés mettent l’usager au cœur du processus d’innovation. La donnée est un nouveau carburant pour la ville, elle donne en partie la capacité de comprendre les usages. Une tendance à mettre les productions en creative commons, notamment celles financées par des fonds publics, est également à souligner car elle fait partie de l’essaimage des innovations.

Les acteurs disruptifs produisent aujourd’hui une partie des services publics. Par ailleurs, les pouvoirs publics n’ont pas toujours les compétences ou les ressources pour gérer les opportunités et les contraintes ouvertes par les acteurs et les technologies. Les acteurs privés ont tendance à avoir plus de pouvoir et de compétences sur ces enjeux. Par exemple, le financement public d’Uber pour l’intégrer dans une offre de transport public est une question qui se pose, tout comme la mise à disposition de la technologie de Google pour l’intérêt général. Malgré les incertitudes et les risques connus sur les pratiques de ces acteurs, les usagers restent toujours enthousiastes à l’apparition de ces nouveaux services.

Cette économie de l’innovation numérique est aussi un phénomène qui influence la structure de l’économie : à San Fransisco, la capitalisation boursière est 30 fois plus importante qu’à Detroit alors que 10 fois moins d’emplois ont été créés, et les data centers qui représentent 7% de la consommation énergétique d’aujourd’hui verront leur part quintupler d’ici vingt à trente ans. Il faut garder à l’esprit que les start-ups n’ont pas pour objet de gérer les problématiques de justice et de bien commun (Waze ne règle pas le problème de la pollution) même si certaines d’entre elles s’en revendiquent. La puissance publique a tout intérêt à monter des initiatives multipartenariales, comprenant les acteurs locaux, nationaux et les entreprises d’intérêt général.

Il convient de guider les entreprises via une règlementation incluant l’enjeu de couverture de tous les territoires, et d’une livraison des services au bon prix à tous, tout en maintenant la possibilité de solutions diversifiées, adaptées aux usages, et développées de manière agile.

 

Le colloque dans les médias :
« Les fonctionnaires territoriaux et les élus peinent à comprendre l’innovation sociale », La Gazette des communes, 20 janvier 2017. 

 

Retrouvez la première table-ronde en vidéo : « L’innovation, phénomène économique, outil de développement ou paradigme politique ? » 

 

Retrouvez la deuxième table-ronde en vidéo : Retours d’expérience, de la success story à la diffusion des bonnes pratiques 

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