Lutter contre le décrochage scolaire

A l’occasion de la parution de l’essai Lutter contre le décrochage scolaire. Vers une nouvelle action publique régionale de Guillaume Balas, la Fondation a organisé un séminaire autour de George Pau-Langevin, ministre déléguée à la réussite éducative.

Ce séminaire s’est appuyé sur les interventions de George Pau-Langevin, ministre déléguée à la réussite éducative, Guillaume Balas, président du groupe socialiste au Conseil régional d’Ile-de-France, et Catherine Blaya, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Bourgogne, auteur de l’ouvrage Décrochages scolaires. L’école en difficulté (De Boeck, 2010). Ces interventions ont été suivies d’un dialogue avec les différents intervenants conviés à cette matinée et représentatifs de l’ensemble des acteurs du domaine de l’éducation.

Retrouvez l’essai Lutter contre le décrochage scolaire. Vers une nouvelle action publique régionale de Guillaume Balas

Propos introductif de Maryline Baumard
Le décrochage scolaire est l’un de ces sujets sur lesquels la France ne peut se targuer d’être précurseur, surtout face à d’autres pays comme le Canada ou les Etats-Unis qui mènent sur ces questions des réflexions depuis près de trente ans. Le décrochage commence tout juste à devenir dans notre pays un problème politique à part entière : pour tout dire, nous en sommes à en circonscrire ce que nous ignorons. Ainsi la question du nombre des « décrocheurs » reste-t-elle en suspens : faut-il prendre en compte les élèves sortis sans diplôme ? Faut-il leur ajouter les élèves pendant un temps décrocheurs et qui finissent par décrocher un diplôme ? Il y a ainsi des degrés de décrochage, et une inscription géographique du phénomène dans l’espace qui conduit naturellement à une entrée territoriale dans le sujet. Face à ce problème multifactoriel, expertise universitaire et proposition politique doivent œuvrer de concert pour une meilleure compréhension. Ce séminaire est une occasion de discuter du constat porté au niveau régional par Guillaume Balas dans son essai et de recueillir l’analyse de Catherine Blaya, experte du décrochage scolaire, mais également d’entendre la parole et le projet de la ministre George Pau-Langevin dont le périmètre se rapporte à la « réussite éducative ». Le débat avec les participants, vivement remerciés de leur présence, complète enfin utilement la discussion d’illustrations et d’angles complémentaires d’approche du phénomène grâce à la diversité des acteurs présents. Cette matinée s’inscrit dans une approche plus générale des problématiques liées à la jeunesse abordées par la Fondation Jean-Jaurès.

Guillaume Balas, pouvez vous nous expliquer les raisons de votre livre et les racines de votre intérêt pour ce sujet ?
Guillaume Balas
La première chose que je tiens à affirmer ici, c’est que j’ai écrit ce livre comme un livre politique : je ne suis pas un spécialiste du décrochage scolaire et je ne tiens pas à le devenir. Mais il me semblait important qu’un politique écrive sur ce phénomène et propose, dans le cadre d’un dialogue possible avec l’ensemble des acteurs impliqués, des principes afin de lancer des pistes. L’intérêt que je porte à ce sujet s’appuie sur deux éléments : la conviction profonde que le déterminisme social est aujourd’hui beaucoup plus puissant que les déterminants individuels dans le devenir personnel de chacun, et le travail réalisé à la Région à partir de l’étude PISA, qui montrait la moindre scolarisation des enfants en France depuis 1995 par rapport à nos voisins européens. Ce simple chiffre, par sa capacité à rester inaperçu, peut selon moi être lourd de conséquences pour notre avenir, à l’image des taux de mortalité infantile en URSS étudiés par Emmanuel Todd, chiffres qui pouvaient paraître obscurs mais qui lui avaient permis d’imaginer dès les années 1970 la chute de l’URSS. De là, nous avons commencé à nous intéresser plus précisément au décrochage scolaire et découvert à quel point il était un objet politique non identifié. Malgré les recherches menées dans le monde universitaire et les engagements nombreux au sein du monde enseignant ou associatif, cette question restait absente du débat politique. Ce livre constitue donc pour nous une étape dans un processus bien plus large, illustré notamment par le vote par le groupe socialiste à la Région qui a fait du décrochage scolaire une grande cause régionale en 2012 et par l’organisation d’Assises, cet automne, autour de cette question. Dans le livre, je constate cette absence dans le discours politique. Cette absence n’est selon moi pas innocente : on a cherché à faire du décrochage scolaire une collection de malchances individuelles susceptibles d’être prises en charge par des actions relevant de l’assistance, à la limite de la charité. Mais dès lors que l’on comprend le décrochage scolaire comme un processus engendré par la société, il appartient à celle-ci de l’inclure dans le discours politique afin que ses causes puissent être combattues par des politiques publiques. Or, aujourd’hui, il n’existe pas de stratégie collective des pouvoirs publics : c’est l’éclatement qui prédomine. La stratégie éducative nationale est tout entière donnée en responsabilité à l’Education nationale, qui ne dispose évidemment pas des moyens d’assurer une mission aussi générale. L’augmentation des moyens n’est pas la solution miracle dès lors que l’on est en présence d’objectifs inatteignables. Face à ceux-ci, on a longtemps assisté à la désignation de coupables, tour à tour les enseignants dilettantes, les parents démissionnaires ou les élèves démotivés. S’il s’agit bien sûr de régler le problème des moyens à donner à l’Education nationale d’exercer sa mission dans de meilleures conditions, il convient également de requalifier celle-ci et d’organiser de meilleures interactions autour de politiques publiques dont l’Etat ne peut plus prétendre se charger seul. Pourquoi organiser cela à la Région ? Parce que je crois que la Région est l’échelon intermédiaire entre la réalité des territoires et la conscience d’un intérêt général, et que laisser aux acteurs de l’éducation le soin de mutualiser leurs efforts dans une conception presque autogestionnaire utopique conduit à beaucoup de désarroi de leur part.Le travail que pourrait réaliser la Région passe tout d’abord par un travail d’évaluation : qui sont les décrocheurs ? Où sont-ils ? Combien sont-ils ? Autant de questions auxquelles devraient contribuer à répondre deux enquêtes (qualitative et quantitative) menées actuellement par la Région.

Des questions pour lesquelles vous possédez un certain nombre de réponses, Catherine Blaya : qui sont ces décrocheurs ? Peut-on en dresser une typologie ?
Catherine Blaya
En effet, évaluer le nombre et le caractériser le profil des décrocheurs est un champ de recherche encore peu développé en France : j’ai pour ma part étudié dans un premier temps le processus du décrochage et réalisé une typologie des décrocheurs sur le modèle québécois, qui s’intéresse aux facteurs qui rendent possible le décrochage. Cette typologie n’avait pas pour but d’adopter une vision déterministe du décrochage mais de s’intéresser aux facteurs le favorisant. J’ai pour cela rencontré un certain nombre d’élèves présentant de nombreux symptômes précurseurs du décrochage, des élèves « à risque » de décrochage, après avoir rencontré dans un premier temps des élèves qui en avaient souffert. On peut alors identifier quatre types d’élèves à risque de décrochage. Un premier groupe est constitué de jeunes en opposition avec les représentants du système éducatif, qui sont bien repérés pour des problèmes de comportement. Ceux-ci donnent lieu à des sanctions qui amorcent un cercle vicieux : plus l’élève est puni, plus il se comporte mal, jusqu’à provoquer des exclusions de plus en plus fréquentes menant à une véritable désolidarisation du système scolaire. Désolidarisation des enseignements et processus éducatifs d’abord, mais également du groupe de pairs, ce qui conduit à un éloignement progressif. Plus les absences s’accumulent, plus le lien avec les copains s’étiole et donne moins de raison au retour dans le système. Ces élèves sont souvent aussi atteints de difficultés d’attention qui contribuent à leur échec. Atteints, diminués par celui-ci, ils cherchent à se singulariser par des comportements déviants et à s’opposer à l’adulte. Il ne faut pas oublier toutefois que ces élèves sont susceptibles de souffrir de difficultés psychologiques réelles et qu’ils extériorisent comme ils le peuvent. Au-delà d’être simplement des élèves pénibles, ils sont aussi des adolescents en danger, ce qu’il est particulièrement important de souligner.
Le deuxième type de décrocheurs est celui des élèves peu intéressés par l’école, que l’on retrouve à tous les niveaux. Quel que soit le milieu social, on a un groupe de jeunes qui a d’autres choses à faire, que l’école n’intéresse pas. Ils ne sont pas particulièrement visibles car ils se manifestent peu, et leurs résultats sont autour de la moyenne. Ces élèves sont tranquilles et n’alertent pas de leur risque de décrochage. Ils ont une mauvaise opinion de l’établissement scolaire et de la façon dont les adultes les accompagnent. Ils sont souvent en retrait, ont peu d’amis et s’ennuient. Ils restent en retrait, sans manifester d’opposition, ils restent en marge et manquent de projet, d’étude ou professionnel.
Le troisième groupe est constitué des jeunes à comportement déviant caché. Ils sont souvent assez conformes, décrits comme polis et gentils par les adultes, alors qu’ils souffrent en réalité de difficultés non exprimées. Ces difficultés peuvent notamment toucher la famille, être d’ordre relationnel et affectif. Ils ont une attitude négative envers l’école mais pas ouvertement. Leur absence est peu remarquée. Ils peuvent pousser les autres à mal agir mais se signalent peu. Ils ont pourtant besoin d’aide du fait des difficultés subies et de l’incapacité à se projeter dans l’avenir qui en découle.Enfin, le quatrième groupe de décrocheurs, ce sont les dépressifs. Un jeune décrocheur sur cinq est dépressif. Ils ont des difficultés de communication intrafamiliale et d’expression et sont peu intégrés, souvent victimes. Ils sont peu engagés dans l’institution scolaire et relèvent d’un accompagnement psychologique très précis. L’école à elle seule ne peut prendre le problème en charge, il faut une prise en charge interinstitutionnelle relevant de la santé, du social, de la justice… Même si les décrocheurs sont souvent issus de milieux moins favorisés, il n’y a pas de déterminisme et cela peut toucher aussi des jeunes issus de milieux plus favorisés. Au Québec, ces problèmes sont pris en charge au niveau de commissions scolaires intégrant plusieurs partenaires. Cette logique s’impose peu à peu en France, mais il faut des prérequis : une reconnaissance réciproque des partenaires, un respect mutuel et une égalité en termes de ressources. Pour qu’un partenariat réussisse, il faut également un bon pilotage afin de ne pas naviguer à vue. Ce manque de pilotage peut en effet conduire à un effet d’usure car les acteurs peinent à identifier les résultats de leur action, à les mesurer et à les évaluer, étant eux-mêmes pris dans l’action. Ils ne disposent pas du recul nécessaire. Ce pilotage est donc nécessaire pour maintenir la motivation des acteurs, il ne s’agit pas d’un contrôle. On parle d’école de la seconde chance, mais pourquoi pas une école de la chance tout court ?

Madame la ministre, merci à vous de votre présence, au vu du constat dressé par Guillaume Balas et de la typologie présentée par Catherine Blaya, pouvez-vous nous donner les grandes lignes de votre future action ?
George Pau-Langevin
Le travail et l’action de Guillaume Balas à la Région sur ce sujet me semblent extrêmement importants. Vous connaissez comme moi le chiffre de 150 000 élèves qui sortent du système sans qualification : si l’expression « ministre de la réussite éducative » a pu causer des sourires sarcastiques, l’éducation étant censée par définition conduire les enfants à la réussite, il faut néanmoins se poser le problème de l’échec que manifeste ce nombre et de ses causes. Nous sommes aujourd’hui dans une phase de concertation, de réflexion : cette concertation devra être grande, large mais nous n’avons des délais qui font qu’elle devra être votée à l’automne ou à l’hiver prochains, afin d’être applicable pour la rentrée 2013. Si l’on veut que celle-ci soit différente de la rentrée 2012, et comme l’Education nationale est une administration qui a son propre rythme, cela conditionne la longueur de notre concertation. Dans un premier temps, il faut recenser les différents dispositifs qui ont pu être mis en œuvre pour lutter contre ce phénomène de décrochage scolaire et les évaluer, savoir ce que cela a donné. Il faut également mieux cerner les données du problème, et les éléments dont nous disposons à présent ne sont pas très encourageants. Ils montrent en effet que le différentiel préexistant entre les élèves à l’arrivée à l’école non seulement n’est pas résorbé par celle-ci, mais tend au contraire à se renforcer. Si l’on considère les résultats en fin de collège des élèves pris dans des dispositifs d’éducation prioritaire, l’écart semble s’être plutôt accru. Actuellement, avant même de parler de discrimination positive, il faut faire le constat que les mécanismes correcteurs qui devraient permettre de revenir vers plus d’égalité ne sont pas à la hauteur. Il faut améliorer les choses dans l’Education nationale et améliorer le sort des enfants qui se sentent mal dans le système. Cela pose le problème à mes yeux essentiel de l’orientation. Trop souvent aujourd’hui, l’orientation est vécue par les jeunes comme une humiliation. Non seulement cela me paraît une mauvaise manière de les motiver pour la suite, dans le lycée professionnel où ils seraient affectés, mais cela pourrait être le point de départ d’un certain divorce d’avec l’enseignement, et donc une source de décrochage. Il faut réussir à orienter justement, équitablement, en fonction des capacités de l’enfant, mais d’une manière qui soit également acceptée et vécue comme quelque chose de positif. Il faut garantir aussi la sortie : si l’on oriente les gens vers des formations professionnelles sans qu’il n’y ait d’emploi à la sortie, cela ne peut pas fonctionner. Cela doit se faire en concertation avec les Régions, qui ont en charge la formation et l’orientation. Je rejoins donc le constat fait par Guillaume Balas : l’Education nationale ne peut seule être chargée de la réussite éducative, cela suppose que l’Education s’interroge sur sa pratique, mais aussi qu’elle travaille en partenariat avec d’autres acteurs comme les associations d’éducation populaire qui œuvrent pour le maintien du lien social, mais aussi avec d’autres ministères, celui de la Famille, celui de la Justice, avec la protection judicaire de la jeunesse… Quand l’enfant commence à aller mal, il est plus enclin à causer des soucis, et les problèmes du décrochage et de délinquance se répondent et s’entretiennent. Les collectivités territoriales sont en première ligne pour l’action à mener autour de l’école, et elles ont souvent pris des initiatives extrêmement intéressantes sur lesquelles il est nécessaire d’échanger. Sur la question des rythmes scolaires, il appartient à l’Etat de veiller à ce que les situations engendrées ne diffèrent pas trop radicalement d’un territoire à l’autre selon que celui-ci est plus ou moins bien doté financièrement et plus ou moins capable d’offrir des activités extrascolaires. Ce que je souhaiterais pouvoir faire, c’est insuffler cette préoccupation de la réussite éducative au-delà de l’Education nationale, dans l’ensemble de la société. C’est pourquoi une réflexion comme celle menée dans le livre de Guillaume Balas est tout à fait importante pour que cette question devienne une question de société et que le changement que nous souhaitons impulser puisse enfin être mis en œuvre. François Hollande a ainsi fortement insisté durant sa campagne sur le fait que la réussite de la jeunesse était la condition d’une réussite de la société dans son ensemble. Dans ce cadre général de la réussite de la jeunesse, la réussite éducative est un axe majeur, sur lequel il nous faudra travailler tous ensemble.

Débat avec les invités
Lors du débat qui s’est ensuite engagé entre les participants au séminaire, les intervenants sont revenus sur un ensemble de problématiques liées à celle du décrochage scolaire et des territoires, ouvrant de nombreuses pistes de réflexion et amorçant un dialogue destiné à être poursuivi dans le cadre d’une réelle action concertée. Il a ainsi été question à plusieurs reprises de l’articulation concrète entre les partenaires dans la réussite éducative. La Région est-elle nécessairement l’échelon le plus approprié ? Comment traiter des questions propres à la ruralité ? Guillaume Balas est revenu sur l’idée du pilotage régional défendu dans son essai et de la place privilégiée en termes de focale qu’occupait la Région, entre la loupe de chaque établissement et le panorama de l’intérêt général. La question des moyens alloués aux associations ainsi que la nécessité de créer du lien avec les acteurs des pouvoirs publics, mais aussi entre elles, a fait l’objet de développements relativement consensuels, ce qui témoigne de l’engouement connu aujourd’hui par des démarches publiques partenariales et participatives (le rôle des parents a été plusieurs fois évoqué). L’ensemble des participants s’est accordé sur le caractère inatteignable des objectifs fixés à l’Education nationale et sur la nécessité de responsabiliser chaque acteur afin que la réussite éducative devienne un objet politique susceptible de mobiliser au-delà des institutions éducatives seules, d’autant plus que les autres acteurs sont détenteurs d’un savoir pratique rarement capitalisé. Les moyens financiers et leur répartition pour l’éducation sont également un objet récurrent du débat qui a eu lieu : beaucoup ont témoigné à la fois des dommages causés par la suppression de nombreux postes de RASED mais aussi de la nécessité de bien rationaliser les moyens existants, notamment pour le suivi individuel des élèves. La question de la formation des professeurs et des efforts à fournir en termes de formation à la pédagogie a été soulevée, entraînant la discussion vers la question de l’importance des savoirs fondamentaux à mettre en balance avec l’ouverture culturelle (par la diversification des matières) que peut procurer l’école, de manière d’autant plus importante pour des élèves qui autrement n’auraient pas les mêmes opportunités culturelles. Au chapitre des activités scolaires a aussi été évoquée l’importance des sorties scolaires et de l’accompagnement approprié.Le sujet du décrochage scolaire a ainsi suscité un débat plus large autour des grandes thématiques actuelles de l’éducation sous l’angle d’une stratégie d’inscription territoriale encore à définir. Les participants se sont engagés à la poursuite d’une réflexion qui devrait voir nombre d’entre eux se rencontrer à nouveau dans les prochains mois (que ce soit lors des Assises régionales de l’éducation ou lors de la concertation annoncée par la ministre).


 

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