Une politique du temps libre ? 1981-1983

En mai 1981, Pierre Mauroy invente un ministère du Temps libre, confié à André Henry. Marion Fontaine revient sur cette initiative, sur ses raisons et sur les causes de son échec. Analysant l’appropriation du concept de temps libre par la gauche socialiste, elle interroge ainsi les enjeux les plus sérieux de la vie démocratique.

Après l’accession des socialistes au pouvoir le 10 mai 1981, le premier gouvernement de Pierre Mauroy donne naissance à un nouveau ministère : le ministère du Temps libre, confié à André Henry. Il fait écho au sous-secrétariat d’Etat aux Sports et à l’Organisation des loisirs de Léo Lagrange, en 1936 dans le gouvernement Blum. D’une durée équivalente (environ deux ans), ces deux initiatives connurent pourtant des destinées opposées : l’oubli dans lequel est tombé le ministère d’André Henry, quelques fois qualifié de « ministère du vide », contraste avec la postérité glorieuse de l’action de Léo Lagrange. Marion Fontaine revient sur l’histoire de cet échec : la question du temps libre, qui peut paraître incongrue, prend sens à condition d’être replacée dans le contexte des années précédant son institutionnalisation.
La création d’un ministère du Temps libre est d’abord une manière de s’inscrire dans l’héritage de 1936. Chez les socialistes, la référence au Front populaire, qui signifie avant tout la réduction du temps de travail et la démocratisation des loisirs, est omniprésente, dès la Libération. Leur ambition est de poursuivre ce double processus, tout en inscrivant le temps libre dans une perspective d’éducation et d’émancipation, perspective qui vient légitimer l’intervention des pouvoirs publics dans les domaines des loisirs et de la culture. Cette ambition est rapidement reléguée par tout un panel d’associations liées à la gauche qui aspirent à prendre en charge les loisirs du peuple. Mais si la gauche entend en faire un marqueur identitaire, elle n’a pourtant pas le monopole de ce projet : droite et gauche communient dans l’idée qu’il s’agit là de secteurs légitimes de l’action publique.
A l’aube des années 1960, sous l’effet d’une évolution sociale lente mais profonde, s’impose ainsi l’idée que le temps libre fait partie de la vie. Bien qu’œuvrant à cette évolution, la gauche n’envisage pas ce phénomène sans angoisse. Très attachée à sa conception du temps libre comme temps de développement et d’éducation, elle redoute les errances d’individus livrés à eux-mêmes. Les mutations intellectuelles et idéologiques découlant de Mai 68 (valorisation de la libre créativité des masses, de la spontanéité, du plaisir, etc.) confèrent une complexité nouvelle à cette situation. Mais il est désormais clair que la réduction du temps de travail, objectif affiché des socialistes, ne saurait avoir une signification strictement négative : elle s’accompagne d’un pendant positif, celui de la libération du temps, qui devient celui de l’épanouissement individuel. En 1980, le temps libre trouve donc explicitement sa place dans le programme des socialistes. Mais son contenu fait aussi l’objet d’importantes préoccupations : s’il ne s’agit pas d’étatiser les loisirs, le Parti socialiste entend bien garder la mainmise sur ce temps pourtant dit libre, adoptant dès lors une posture conservatrice, en décalage par rapport aux évolutions sociales en cours, à contre courant de la tendance consumériste grandissante.
En 1981, la question du temps libre a donc eu le temps de mûrir dans l’esprit des socialistes. Et pourtant, après leur arrivée au pouvoir, une étrange impression d’improvisation entoure l’action de ce ministère. Si elle débouche sur quelques initiatives concrètes, elle est bientôt critiquée, apparaissant comme une reprise caricaturale et malhabile des thèses socialistes des années 1930. La critique se focalise sur la personne d’André Henry. Dans un contexte d’inexpérience du pouvoir de la gauche, la responsabilité de l’échec lui est en grande partie imputée. Mais le ministère du Temps libre se brise aussi devant l’impossibilité de concrétiser certains projets comme la réforme du statut des associations. Tout cela permet de comprendre l’amertume avec laquelle ces associations envisagent par la suite l’expérience du ministère du Temps libre, occasion manquée qui signe aussi pour eux la fin d’une époque.
Finalement, l’échec du ministère d’André Henry tient peut-être moins à la conjoncture économique qu’au décalage qui existe entre l’idée et l’époque : le ministère du Temps libre est en retard sur son temps ; le projet qu’il expose semble bégayer le passé. C’est que le portefeuille de Léo Lagrange avait une raison d’être que celui de 1981 n’a plus : la modernité. D’une certaine manière, le ministère du Temps libre meurt du succès de 1936 et des transformations qui ont suivi. A moins de vouloir « codifier le rêve », à quoi peut bien servir que l’Etat intervienne dans les vacances et les loisirs des individus, dans ce temps qui, par essence pense-t-on, échappe à l’intervention des pouvoirs publics ?
André Henry perd son portefeuille lors du remaniement de mars 1983. La suite des événements signe l’abandon des ambitions globalisantes du temps libre, au profit de la gestion du domaine sportif. Le ministère du Temps libre ne laisse donc aucun héritage. Mais si le temps libre s’évanouit, il ne faut pas se laisser prendre au piège des mots : la réflexion, au moins celle qui concerne les frontières du temps au travail et hors-travail, est, elle, appelée à réapparaître.
 

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