Matrice politique ambitieuse, l’antitotalitarisme porte pourtant en son sein des divisions qui ont une part de responsabilitĂ© dans les difficultĂ©s contemporaines de la gauche française Ă s’entendre et, nĂ©cessairement, Ă se faire entendre. Adrien Broche, politiste et chargĂ© d’études Ă l’Institut Viavoice, revient dans cette note sur le rapport compliquĂ© du socialisme antitotalitaire aux identitĂ©s collectives et Ă ses consĂ©quences.
NĂ© doctrine d’hostilitĂ©, l’antitotalitarisme fut par la suite une matrice politique ambitieuse, philosophiquement et politiquement, partie d’une summa divisio consacrant une social-dĂ©mocratie moderne, respectueuse des libertĂ©s publiques et individuelles. Son Ă©clatement, trop souvent Ă©ludĂ©, fut progressif et, parfois, discret (notamment dans le rapport aux identitĂ©s collectives). Il porte pourtant une part de responsabilitĂ© certaine dans les difficultĂ©s contemporaines de la gauche française Ă s’entendre et, nĂ©cessairement, Ă se faire entendre. ThĂ©orisĂ©e Ă juste titre, au tournant des annĂ©es 1960 et 1970, comme une matrice de rĂ©conciliation (du socialisme avec la libertĂ©, l’économie de marchĂ©), n’est-elle pas celle qui, un demi-siècle plus tard, explosera sous la forme des gauches parfois dites « irrĂ©conciliables » ? S’il n’est aucunement question de refaire le « procès de l’antitotalitarisme », il convient de saisir les soubassements de ses fissures.Â
Le nouvel « enjeu autonomie »
Les divergences formulĂ©es sur les plans Ă©conomiques et sociaux semblent davantage, dans les dĂ©bats socialistes des annĂ©es 1970, relever de diffĂ©rences de degrĂ© que de nature. Que l’accent soit mis sur les nationalisations ou la relance par la consommation, l’État demeure la pièce maĂ®tresse de l’ambition socialiste. Au grand regret de ce qui naĂ®t des germes de la New Left et des nouvelles revendications de l’époque, qui voient dans le maintien de l’État comme pivot indĂ©passable une incomprĂ©hension de ce que doit alors ĂŞtre le renouvellement doctrinal des socialistes et de ce que traduit l’évolution du mouvement des idĂ©es. C’est sĂ»rement lĂ l’enjeu Ă prendre le plus au sĂ©rieux si l’on s’intĂ©resse aux bouleversements affectant les rapports entre l’économique et le politique, le social et l’identitaire, terme qui doit ĂŞtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă celui, impropre, trop restreint et insuffisamment pertinent dans la perspective qui est la nĂ´tre, de « sociĂ©tal ».Â
La montĂ©e en puissance du recours thĂ©orique et programmatique Ă la sociĂ©tĂ© civile embrasse l’idĂ©e d’une dĂ©responsabilisation du haut vers le bas, l’idĂ©e d’un accroissement de l’autonomie du sujet au dĂ©triment Ă la fois de la figure de l’État (et des entitĂ©s d’émancipation collective) mais Ă©galement de celle du citoyen. Elle consiste en la formation d’un agrĂ©gat d’identitĂ©s sociales qui ne rĂ©pond nĂ©anmoins pas, pourtant une fois entièrement constituĂ©, de la notion « d’identitĂ© collective » en ce qu’elle ne tĂ©moigne pas d’une existence historique indĂ©pendante de l’addition de celles de ses membres pris dans leur individualitĂ© et formant un groupe nominal, selon la distinction conceptuelle opĂ©rĂ©e par Vincent Descombes. Cette idĂ©e, pierre angulaire du renouveau doctrinal socialiste des annĂ©es 1970, trouve son symbole dans la figure de l’autogestion. L’enjeu autogestionnaire est Ă la croisĂ©e de deux piliers principiels des nouvelles interrogations qui feront l’identitĂ© culturelle de ce qui est couramment entendu sous l’appellation « deuxième gauche » : une demande croissante accompagnĂ©e d’un souci particulier pour une plus rĂ©elle et effective autonomie, d’abord, et un questionnement de fond sur la place de l’État, sur ce qu’il doit ĂŞtre et – surtout – ce qu’il doit cesser d’être, notamment comme cadre d’exercice du politique, ensuite.Â
L’idée d’accroissement de l’autonomie concerne simultanément la question individuelle et la question collective, qui sont les deux faces d’une même pièce. Elle est centrale parce que générale – on la retrouve sur des sujets a priori éloignés – et générale parce que centrale. La question présente alors une spécificité qui s’affirme dans une autre manière de penser l’autonomie, sensiblement différente d’une approche classiquement considérée comme manière de penser la modernité : l’autonomie (auto nomos, l’homme s’institue lui-même sa propre loi) préférée à l’hétéronomie, dialectique que la philosophie politique a coutume d’associer à la substitution de l’immanence à la transcendance. Mais là où la modernité caractérisée par la « sortie de la religion », pour reprendre la célèbre expression de Marcel Gauchet, recouvre, assez consensuellement, l’accès de l’individu à l’autonomie à travers l’avènement de la démocratie pensée à l’échelle de l’État-nation et son corollaire, l’accession émancipatrice de l’individu abstrait au statut universel de citoyen. Ce que le mouvement des idées des années 1970 entend par « autonomie » est – à l’inverse – pensé comme une sortie du « tout État ». Aussi cette autonomie (individuelle davantage que citoyenne, où l’on parlera plus volontairement d’émancipation) est alors recherchée vis-à -vis de la figure stato-nationale, contre elle et non plus par elle, aussi garante de la liberté réelle et naturelle des individus, s’assurant en cela du bon exercice de leur raison et des fondements volontaristes de l’autorité consacrant l’obligation contre la contrainte qu’elle est théoriquement supposée être. Trouvant son assise théorique dans la critique foucaldienne du social-étatisme, elle ambitionne de libérer le sujet du collectif appelé État, en ce qu’il ne cherche plus à s’émanciper par son intermédiaire, mais à s’autonomiser de sa tutelle. Cette interrogation prend une amplitude particulière en ce qu’elle entend renverser le paradigme classiquement accepté de la pensée politique moderne qui entend « asseoir la liberté sur la négation de la liberté ou en confier la garde à son ennemi principal », entendu ici comme étant la figure de l’État.
Cette manière particulière de penser l’autonomie semble donc bel et bien ĂŞtre le fruit d’une articulation diffĂ©rente des idĂ©es et des concepts. Elle est aussi une manière d’affirmer une pensĂ©e socialiste contemporaine de l’autonomie contre un corpus doctrinal marxiste dĂ©terministe organisĂ© autour du concept de causalitĂ© (des superstructures par la base, « fondation rĂ©elle » dĂ©finie par les rapports de force entre capital et travail dans la production, dont les conditions sont elles-mĂŞmes dĂ©terminĂ©es par la technique).Â
La consécutivité d’une plus large interrogation sur l’État comme vivier d’autorité
Si les assises des mouvements de la New Left sont plurielles, le rejet des totalitarismes, et principalement de l’expĂ©rience soviĂ©tique, y occupe une place particulièrement centrale. Parce qu’il Ă©rige une idĂ©ologie en doctrine d’État, Ă©videmment, mais aussi parce qu’il brime les libertĂ©s individuelles si chères Ă l’hĂ©ritage libĂ©ral, au sens philosophique du terme, de la RĂ©volution, celles que la DĂ©claration de 1789 a sacralisĂ©es. C’est donc d’une critique de l’autoritarisme que se fend, Ă juste titre, Mai 68 et le mouvement d’idĂ©es transnational qui suit et prĂ©cède ses mobilisations d’aspiration Ă la libertĂ© encore davantage qu’à l’égalitĂ©. Cette culture socialiste qui articule nombre de ses outils, c’est le cas de l’autogestion, autour du rejet du social-Ă©tatisme ne peut dès lors faire l’économie d’une critique de l’État dans l’ensemble de ses dimensions, l’une Ă©tant celle le faisant apparaĂ®tre comme un objet fondamentalement empreint d’autoritĂ©. Dès l’instant oĂą la deuxième gauche s’affirme antitotalitaire (donc anti-autoritaire) sur le plan international, l’échelon national ne peut Ă©chapper au procès de ce qui est partie constituante de son identitĂ©, en l’occurrence l’État : au tribunal de cet antitotalitarisme, l’État et le jacobinisme tels que l’histoire nationale les conçoit ne passent pas.Â
Cette mĂ©fiance envers toute forme d’autoritĂ©Â conduit ainsi une frange du socialisme dĂ©mocratique Ă formuler une critique plus globale du « tout État », allant bien au-delĂ d’une aversion antiautoritariste mais embrassant au contraire l’État rĂ©publicain dans toutes ses dimensions : garant de la solidaritĂ© nationale, colonne vertĂ©brale tenant ensemble le populaire et le rĂ©galien et, enfin, unique (ou principal) lieu de concentration de l’action, de la discussion et de la pratique politiques. Cette perspective, notamment rocardienne, est d’une ampleur thĂ©orique considĂ©rable pour un socialisme rĂ©publicain qui s’est si longtemps (1789 et 1848) appuyĂ© sur un État qu’il Ă©rigeait en modèle politique « figure centrale de l’autoritĂ© publique souveraine et indivisible, dominant la sociĂ©tĂ© civile ».Â
Protéiforme et diversifié dans les biais par lesquels il est formulé, l’étatisme n’échappe pas à la critique régionaliste qui s’adonne, par la voix de Michel Rocard, à son procès :
« La croissance dĂ©mesurĂ©e des fonctions administratives de l’État dans le monde moderne en a fait un niveleur des Ă©conomies, un rĂ©ducteur des identitĂ©s ethniques, linguistiques, religieuses ou mĂŞme simplement locales. […] Sans aller jusque-lĂ , la destruction Ă peu près systĂ©matique en France de tout centre de dĂ©cision efficace au niveau rĂ©gional, local ou mĂŞme professionnel, renvoie tous les problèmes Ă l’État et Ă lui seul au moment mĂŞme oĂą la restructuration mondiale du capitalisme par les sociĂ©tĂ©s multinationales enlève prĂ©cisĂ©ment aux États les moyens d’assurer leurs grands Ă©quilibres Ă©conomiques et de maĂ®triser leur avenir. »
Ces propos tenus par Michel Rocard soulèvent un point intĂ©ressant : l’État n’est ici pas seulement considĂ©rĂ© comme impuissant face aux dĂ©fis du « monde moderne », comme cela est souvent prĂ©sentĂ© pour Ă©voquer la face Ă©minemment libĂ©rale de la mondialisation, mais aussi comme disposant de prĂ©rogatives trop importantes sur le plan national. La figure locale sera dès lors convoquĂ©e dans un cadre plus global et propre Ă la deuxième gauche de remise en cause des grandes structures traditionnelles d’organisation du pouvoir et des sociĂ©tĂ©s, comme s’y adonne Michel Rocard plus haut. Il ne suffit pas, ou plus, de revaloriser les cultures et les identitĂ©s infranationales, mais dĂ©sormais aussi de dĂ©signer la figure Ă©tatique comme les nivelant, comme Ă©touffant l’expression de leurs particularitĂ©s, tout en maintenant l’argument plus rĂ©pandu selon lequel les États ne sont plus armĂ©s face Ă des questions internationales qui les dĂ©passent. C’est donc en grande partie via le spectre de ces identitĂ©s que le modèle de l’État-nation sera interrogĂ©, notamment dans les dĂ©bats internes au Parti socialiste, pour remettre en cause la pertinence de l’échelon national qui, dans la construction historique occidentale, est celui de l’État.Â
Arracher la politique de son carcan Ă©tatique
Au-delĂ de l’autogestion comme mutation dans la question sociale, se pose ainsi celle, plus transversale et plus profonde encore, de l’État comme contenu, comme lieu traditionnel d’exercice de la politique. Fatalement, lorsque la production d’idĂ©es gravitant dans ou autour de la dĂ©mocratie chrĂ©tienne et du discours autogestionnaire se penche sur cette question, son dessein saute aux yeux : la nouvelle interrogation autour de l’asphyxie Ă©tatiste qui doit mener Ă rĂ©inventer l’exercice du politique doit passer par une redĂ©finition des rapports entre le politique et l’État. Cette autonomisation du politique Ă l’égard de l’État n’est pas sans rapport logique avec ce qui a Ă©tĂ© abordĂ© plus haut, elle est au cĹ“ur d’un dispositif plus vaste. C’est, en effet, Ă une rĂ©volution copernicienne que l’on assiste lorsqu’à la dĂ©termination du politique par l’économique s’ensuit un phĂ©nomène d’autonomisation du politique (nullement contradictoire avec la dĂ©nonciation de la sur-politisation, propre Ă la culture social-Ă©tatique, Ă laquelle la production d’idĂ©es proche de la CFDT se livre alors). C’est justement parce que l’économique ne dĂ©termine plus nĂ©cessairement le politique que ce dernier doit s’exercer ailleurs que dans l’État, la dualitĂ© État-sociĂ©tĂ© civile recouvrant le clivage entre le politique et l’économique. Ce nouveau souci d’équilibre entre le politique et l’économique, oĂą l’on considère le politique comme objet Ă part entière de la transformation sociale, apparaĂ®t alors, du point de vue d’une nouvelle thĂ©orie politique socialiste, comme la première des deux Ă©tapes de ce renversement, la seconde consistant en la saisie et l’incarnation de la pratique politique par la sociĂ©tĂ©.Â
L’interrogation sur les rapports entre l’État et la politique prend de cette manière le relai de cette interrogation qui la prĂ©cède et l’implique. C’est alors Ă une triple dissociation que la « nouvelle culture politique » Ă laquelle Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret appellent doit s’atteler. Celle de la « sociĂ©tĂ© politique et du gouvernement », celle de « l’État et du gouvernement » ensuite, celle de la « sociĂ©tĂ© politique et de l’État » enfin. C’est bel et bien cette dernière qui doit constituer le principal renversement axiologique : c’est en les dissociant que sera prĂ©servĂ©e de la disparition la sociĂ©tĂ© politique comme « lieu d’exercice du dĂ©bat et des choix politiques ».Â
Cette question, qui rejoint un point de vue à la fois critique du jacobinisme, du capitalisme et du marxisme, consiste donc à proposer la prise de contrôle par la société civile des processus qui façonnent la vie de ses membres. On est ici à nouveau au cœur de l’aspiration à l’autonomie qui surplombe l’ensemble des objets classiquement engagés par les débats de philosophie politique : la société civile doit se saisir elle-même des outils pour s’associer pleinement à la prise de décisions qui ne concernent que les individus (et non les citoyens, dans une telle perspective) qui la composent. Pour cela, elle doit déposséder l’État qui en reste l’unique titulaire, honni parce que considéré comme trop éloigné des individus pour être en mesure de bien décider.
« Alors, le problème français est de reconstituer une société civile comme dit Gramsci, une société politique, un tissu démocratique qui ne se confonde pas avec l’État, et cela emporte trois conditions : la première, c’est la décentralisation […]. La deuxième, c’est l’expérimentation sociale […]. Le troisième secteur, c’est celui de l’appareil économique central et là nous tombons sur les nationalisations. Le risque qui se prend avec elles, c’est l’étatisation. »
Ce que l’État ne parvient pas Ă faire, la sociĂ©tĂ© civile s’en chargera, en se fondant sur un impĂ©ratif d’ordre Ă©thico-politique, comme l’affirme alors la jeune CFDT dès 1964 :Â
« La dignitĂ© de la personne, base universelle des droits de l’homme Ă la libertĂ©, la justice et la paix, et l’exigence première de la vie sociale, commande l’organisation de la sociĂ©tĂ© et de l’État. »Â
Ce raisonnement laisse alors place à une critique de la verticalité. Là où l’autogestion entend supprimer des échelons de décision, défaire le lien entre État et politique au profit de celui qui fait de la société civile son titulaire suppose d’en ajouter ou de les transformer (associations, mutuelles, organisations diverses…). Ces approches partagent un point commun : dans les deux cas, l’objectif poursuivi tend à instaurer moins de verticalité, moins d’État, plus de démocratie directe, de participation. L’idée est alors de rapprocher autant que faire se peut la pratique politique des individus, d’affirmer le « pouvoir des citoyens » (selon un principe de subsidiarité) de limiter les décisions centralisées, verticales et par conséquent nécessairement autoritaristes selon ce dispositif rhétorique. La participation doit donc être repensée pour devenir « l’âme de la démocratie locale et le ressort de son efficacité », grille de lecture transversale qui dépasse alors largement le seul cas du socialisme autogestionnaire, selon laquelle le trop lent développement des pouvoirs locaux doit être attribué à la trop forte tradition centralisatrice de l’État républicain.
C’est dès lors de la pratique démocratique dont il est ici question : le renouveau institutionnel doit passer par la rupture avec cette démocratie centralisée, verticale et représentative, en ce qu’elle ne peut plus être une solution d’avenir, au même titre que son partenaire a priori indissociable qu’est la forme du parti politique. C’est ce qu’entendent alors les socialistes en avançant dans les pages de la brochure La France au Pluriel « les socialistes sont autogestionnaires. Ils sont donc partisans de la gestion, si possible directe, par les citoyens, de leurs propres affaires.
Le divorce des gauches antitotalitaires
Les causes sont nombreuses, les objets de fracture divers, les consĂ©quences multiples. L’analyse de ces dernières ne peut faire l’économie d’une Ă©tude minutieuse des champs et camps politiques touchĂ©s par les interrogations identitaires de toutes natures. La fracture ne s’évalue Ă la seule lumière ni ne se rĂ©sume Ă la seule opposition des « deux gauches ». Si cardinale que se rĂ©vèle ĂŞtre la querelle opposant les deux principales cultures politiques de la gauche française, le socialisme antitotalitaire et anticolonialiste comme Un, en tant que matrice idĂ©ologique et que camp politique, n’échappera pas aux scissions idĂ©ologiques qui ont discrètement accompagnĂ© son avènement. D’un bloc homogène sur ses fondamentaux affirmant l’impossibilitĂ© de dissocier socialisme et dĂ©mocratie libĂ©rale, c’est une rupture dĂ©licate qui s’opère au sein de la matrice antitotalitaire, notamment autour d’une divergence d’apprĂ©ciation et de conception de la libertĂ©. Son abstraction thĂ©orique permettant un temps de masquer son importance, c’est Ă l’expression de positionnements sur ses consĂ©quences politiques –principalement concernant la question nationale et l’installation durable de la religion musulmane sur le territoire français, dont les enjeux qu’elle soulève, plus ou moins neufs, furent politiquement exposĂ©s Ă l’occasion de l’affaire de Creil – qu’elle fut rĂ©vĂ©lĂ©e. L’entreprise de modernisation d’une doctrine politique suppose adhĂ©sion et unitĂ©. Le socialisme français antitotalitaire, dont la mĂ©fiance envers l’hĂ©gĂ©monie stato-centrĂ©e accouche d’une conception plus souple des rapports entre capital et travail s’agissant de la question Ă©conomique et sociale, voit prĂ©cisĂ©ment son camp se dĂ©chirer sur les enjeux ayant trait aux questions d’identitĂ©s individuelles et collectives. C’est dans ces termes que s’opère une scission absolument dĂ©cisive pour un camp qui, dĂ©barrassĂ© de son aile keynĂ©siano-marxiste considĂ©rĂ©e comme surannĂ©e, pensait avoir fait le plus dur. Alors que prime Ă la fin des annĂ©es 1980 une nĂ©cessitĂ© consensuelle Ă gauche, nĂ©e de l’effondrement du bloc communiste, de penser un socialisme dĂ©mocratique moderne dans le cadre de la dĂ©mocratie libĂ©rale, une scission – d’ordre strictement intellectuel, c’est une difficultĂ© majeure rendant dĂ©licate son analyse – Ă©clate. S’opposent alors une social-dĂ©mocratie Ă tendance imprĂ©gnĂ©e d’une certaine dose de libĂ©ralisme dans son acception culturelle et une gauche associant Ă son corpus social-libĂ©ral une importante rĂ©fĂ©rence Ă un rĂ©publicanisme tantĂ´t considĂ©rĂ© comme surjouĂ© voire dĂ©tournant la tradition rĂ©publicaine, tantĂ´t comme le seul Ă demeurer rĂ©ellement fidèle Ă l’histoire du socialisme rĂ©publicain et aux idĂ©aux qu’il professe.Â
Si ce dĂ©bat ne se pose pas en ces termes dès la dĂ©cennie 1970, elle participe d’une certaine manière, au titre de la rĂ©volution culturelle et du progressif Ă©veil des identitĂ©s dont elle est le cadre, Ă son avènement. Souvent confondue dans le « retour rĂ©publicain » des annĂ©es 1980 et 1990, parfois simplement Ă©ludĂ©e, la scission de la gauche antitotalitaire nous apparaĂ®t en filigrane comme une donnĂ©e incontournable dans la bonne comprĂ©hension des nouvelles oppositions, particulièrement rĂ©vĂ©lĂ©es au cours des annĂ©es 2000 Ă gauche. Alors qu’il devient impensable pour une première partie de la gauche politique et intellectuelle de distinguer le rejet de la condamnation intransigeante de l’autoritarisme du socialisme d’État d’un rejet systĂ©matique de toute rĂ©fĂ©rence Ă l’autoritĂ© stato-nationale indissociable du cadre rĂ©publicain, la promotion du socialisme dĂ©mocratique non autoritaire ne peut ni ne doit, pour une autre sensibilitĂ© (c’est ainsi, comme « sensibilitĂ©s », que l’on les qualifiera dans un premier temps) de la gauche antitotalitaire mener Ă un abandon des fondamentaux rĂ©publicains, aussi empreints d’autoritĂ© qu’ils puissent paraĂ®tre.Â
Recoupant une distinction conceptuelle bien connue opposant une libertĂ© de non-interfĂ©rence, libĂ©rale, Ă une libertĂ© de non-domination, rĂ©publicaine, une première culture socialiste et dĂ©mocratique promeut une conception de la libertĂ© pensĂ©e contre l’État rĂ©publicain et ses corolaires (particuliers de par le lien de nature exceptionnelle associant l’État Ă la nation dans le cas français) quand une seconde perçoit, dans la tradition d’un rĂ©publicanisme traditionnel « à la française » la libertĂ© comme imputĂ©e par le pluralisme nĂ© de 1789 et garantie par l’État rĂ©publicain.Â
Cette première sensibilité (théoriquement influente auprès de la revue Esprit, de la Fondation Saint-Simon…), par méfiance globale envers la figure stato et les prérogatives qui lui sont conférées, perçoit en l’État des prérogatives d’autorité qui, aussi légitimes soient-elles, ne peuvent que porter en elle les germes de ses dérives autoritaristes auxquelles, après être longtemps restées de l’ordre de la théorie, l’histoire contemporaine a donné forme dans le cadre du stalinisme. Le progrès ne pouvant dès lors continuer à se penser dans les termes propres aux identités collectives traditionnelles, ses promoteurs en sont des adversaires. Cette perception, politiquement incarnée par une importante fraction de la deuxième gauche intellectuelle, se construit alors dans la continuité de son entreprise de détachement du « tout État » entamée dans la décennie précédant l’accession des socialistes au pouvoir. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette critique du social-étatisme est alors même formulée au nom d’une authentique compréhension du marxisme. Pour Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret, le marxisme formulait en effet une critique principielle de l’État, « instrument d’oppression par nature » jamais intégralement suivie par un socialisme républicain qui s’est toujours borné à la seule critique de la politique de classe qu’il a menée. À la théorisation d’une sortie de l’État dirigiste économiquement, ainsi qu’au refus d’une conception modélisée de la république (consistant à l’envisager selon une acception plus « souple ») se joint un recul de la centralité du sentiment national (indissociable de l’État dont il est, dans la construction occidentale, inséparable) dans le domaine culturel, celui de la construction des identités individuelles et collectives dont les contours sont si difficiles à cerner.
Une seconde sensibilitĂ© de ce socialisme dĂ©mocratique se structure thĂ©oriquement autour d’une conception de la libertĂ© rĂ©publicaine dite de « non-domination », pour reprendre la cĂ©lèbre expression du philosophe Philip Pettit, voyant dans l’État rĂ©publicain une garantie de la libertĂ© authentique. Acceptant de concevoir la RĂ©publique hors de la seule expĂ©rience historique et formelle, plutĂ´t comme un modèle contenant sa part de fixitĂ© dans les principes qui sont les siens et admettant les soubassements d’autoritĂ© qui lui sont associĂ©s supposant des interfĂ©rences Ă l’exĂ©cution pure de la volontĂ© mais qui demeure lĂ©gitime en ce qu’elle lui est confĂ©rĂ©e par la volontĂ© gĂ©nĂ©rale et dĂ©mocratique, cette gauche perçoit l’État et l’ensemble des identitĂ©s collectives qui lui sont rattachĂ©es comme des garanties de cette « libertĂ© authentique ». La perspective libĂ©rale (au sens oĂą le rĂ©publicanisme de non-domination l’entend) suppose ainsi la continuitĂ© d’un attachement aux collectifs traditionnels, attachement parfois considĂ©rĂ© comme « intransigeant » ou trop attachĂ© Ă la dĂ©fense d’un modèle empreint de fixitĂ© plutĂ´t qu’à son contenu constamment soumis Ă Ă©volution. Parler de sensibilitĂ©s peut dès lors s’avĂ©rer timide pour qualifier ce qui semble davantage relever d’une vĂ©ritable oppositions de cultures politiques qui, toutes deux issues d’un solide corpus antitotalitaire, se fracturent prĂ©cisĂ©ment sur le rapport qu’elles entretiennent simultanĂ©ment Ă l’État, la RĂ©publique et la Nation : au commun, en somme.Â
Si l’ère politique qui est la nôtre n’est plus guère celle des fascismes, la menace totalitaire, souvent débarrassée de la terreur qu’il l’a si longtemps caractérisée, continue de planer au-dessus des démocraties libérales sous la forme de dérives anti-universalistes et de nationalismes divers dans leurs objets mais jumeaux dans leur appréhension identitaire des hommes et des sociétés.
C’est partant de ces enseignements qu’il apparaĂ®t urgent de tirer de ces moments intellectuels et politiques la nĂ©cessitĂ© d’embrasser collectivement les problĂ©matiques d’identitĂ© et l’ensemble des reprĂ©sentations qui y sont rattachĂ©es, Ă la condition de leur apporter des rĂ©ponses progressistes, dictĂ©es par les seuls objectifs de rendre les sociĂ©tĂ©s plus justes, plus solidaires et de tendre la main aux femmes et aux hommes empĂŞtrĂ©s dans les sables mouvants de l’identitĂ©. Cette main, plus que jamais, doit puiser sa force dans l’exigence rĂ©publicaine, dans l’affirmation de l’universalitĂ© de la condition humaine et des droits qui en sont indissociables et qu’il apparaĂ®t indispensable, au regard des dĂ©fis contemporains, de rĂ©habiliter en dĂ©passant leurs incantations relativistes faussement humanistes d’un bord rĂ©cusant l’universel tout en se rĂ©clamant de la tradition intellectuelle promotrice des droits originels de l’homme et contre le mĂ©pris et les sarcasmes dont un autre, se rĂ©clamant pourtant parfois mĂŞme d’un universalisme en fait intĂ©ressĂ©, les affublent.Â