Archive inédite : une lettre de Stephen Pichon à Jean Jaurès

Parmi les papiers de Jean Jaurès conservés dans les archives de Pierre Renaudel figure une lettre inédite, manuscrite et personnelle, adressée par Stephen Pichon, alors ministre des Affaires étrangères, et datée du 2 décembre 1913. Elle illustre l’intérêt de Jaurès pour les événements qui avaient alors cours en Chine.

Stephen Pichon (1857-1933) et Jean Jaurès (1859-1914) se connaissent bien et depuis longtemps. Étudiant républicain, passionné de philosophie, Pichon s’est d’abord investi dans le journalisme, aux lisières du socialisme républicain et de l’extrême gauche radicale de Clemenceau. Sous l’égide de ce dernier, dont il épouse une nièce, il poursuit une brillante carrière de journaliste, de diplomate, de haut fonctionnaire colonial (Résident général en Tunisie) et d’homme politique : député de la Seine, puis sénateur du Jura. Rédacteur en chef de La Justice que dirige Clemenceau, il est député radical dès 1885, un des benjamins de la Chambre (avec deux ans de plus que son collègue Jaurès du Tarn), et bien des années plus tard le ministre des Affaires étrangères de son mentor (1906-1909 et à nouveau 1917-1920), comme celui de Briand (1909-1911) ou de Barthou (1913). Le compagnonnage parfois critique des années 1880 entre le républicain évoluant vers le socialisme et le radical quasi socialiste se modérant progressivement laisse place à des joutes et des affrontements sévères, notamment à propos du Maroc. Des terrains d’entente existent aussi : Jaurès rend hommage à l’action prudente et somme toute favorable à la paix du ministre lors de la crise en Bosnie-Herzégovine (1908). Pourtant, au moment où est écrit la lettre, les relations doivent être tendues car il s’agit du jour précis où le gouvernement Barthou est renversé par la Chambre sur sa politique fiscale (exemption de la rente des revenus à fiscaliser). Les charges de Jaurès, sur cette question comme sur celle de la loi des trois ans de service militaire, pesant sur la masse des députés radicaux à quelques mois des élections, n’ont pas été étrangères à ce résultat.

Jaurès s’intéresse à la Chine même si les circonstances (son voyage en Amérique latine notamment) l’empêchent de commenter de manière un peu substantielle la révolution chinoise, sur laquelle d’ailleurs les informations demeurent plutôt rares et fragmentaires. 1913 se révèle être une année difficile, après les succès de 1911 et 1912 (proclamation de la République et abdication de l’empereur). Les élections de février 1913 ont pourtant constitué une victoire pour le Kuomintang de Sun Yat-sen tandis qu’une vingtaine de députés se réclamant du socialisme a été élue, selon les informations dont dispose la rubrique internationale de L’Humanité. Les socialistes évoluent dans la mouvance de la gauche du Kuomintang, mais ils constituent un parti spécifique, avec une direction nationale, des organisations régionales et locales, publient un journal et tiennent des réunions avec semble-t-il un certain succès. Cependant, ce mouvement se heurte aux forces conservatrices représentées par le général Yuan Shikaï. Depuis mars 1912, ce militaire occupe la présidence de la République. Installé à Pékin, il mène une politique de plus en plus nettement répressive, avant de chercher à rétablir l’empire à son profit. La dictature militaire se met progressivement en place. Le responsable du parti socialiste pour Pékin est décapité dès juillet 1913. Le pouvoir de Yuan est confirmé en octobre 1913 par une assemblée soumise alors que de nombreux dirigeants républicains s’exilent à nouveau. Assassinats et arrestations se multiplient, les journaux comme l’organe du Kuomintang, The Republican China, sont fermés et les linéaments de régime parlementaire disparaissent. Mais si The Republican China recommence à paraître au Japon où s’est réfugié Sun Yat-sen, si la République et le Kuomintang survivent à la répression de Yuan et à sa tentative finalement avortée de rétablissement de l’empire (1915-1916), il n’en est pas de même pour le premier mouvement socialiste chinois qui semble s’évanouir après le départ pour l’étranger de son leader, Jiang Kanghu.

La démarche de Jaurès auprès du ministre témoigne de l’intérêt concret manifesté par Jaurès pour les événements de Chine, ainsi que de ses efforts pour s’informer et protéger autant que possible les réformateurs menacés. Son internationalisme est celui d’un démocrate et républicain, soucieux de préserver l’émergence de la liberté, plus que d’un socialiste prolétarien puisque Jaurès ne s’est pas saisi de l’affaire pour une intervention publique qui aurait pu compromettre le résultat escompté. La lettre montre aussi les relations pouvant exister entre deux hommes d’État, adversaires politiques. Jaurès a dû écrire à Pichon au moment où est publié dans L’Humanité l’article de Fabra Ribas, le 25 novembre. Le ministre lui répond après enquête une semaine après, donc très rapidement, alors que la bataille politique à la Chambre s’intensifie. Il resterait à savoir quelle était la réalité sur le terrain du comportement des diplomates français face à l’instauration du régime dictatorial. Jaurès n’oublie rien d’ailleurs. Il conserve la lettre, probablement dans son casier au Palais Bourbon, et elle doit être présente à son esprit lorsqu’il intervient devant les députés quelques mois plus tard. Jaurès met alors en garde le gouvernement Doumergue pour ses complaisances, morales ou matérielles, envers les gouvernements répressifs de Turquie ou de Chine. Il relève des commentaires trop bienveillants de Gaston Doumergue pour un régime garant « de l’ordre et du calme », mais critique beaucoup plus sévèrement encore le comportement des milieux financiers : « La république chinoise, le vrai parti républicain chinois, a été écrasé non par les armées de Yuan Shikaï, mais par l’or des financiers européens ».
 

Transcription de la lettre de Stephen Pichon
 

Personnelle

2 décembre 1913

Mon cher Jaurès

Vous trouverez sous ce pli les papiers que vous m’avez confiés et qui se rapportent à l’affaire du journal « China Republican ».

Il résulte de l’enquête à laquelle j’ai procédé que la possibilité de livrer le rédacteur [Mo Dun ?] à la justice chinoise n’a jamais été envisagée ni par notre ministre à Pékin ni par notre consul général à Shanghai. Notre agent dans cette ville a même évité de traduire devant la cour mixte de la commission française présidée par un chinois le rédacteur du « China Republican », parce que cette juridiction, seule compétente pour le juger aurait paru politiquement juge et partie.

Pourtant, étions saisi d’une protestation en règle du gouvernement chinois et d’une plainte diplomatique réclamant la suppression du journal publié sur notre concession municipale. Or, cette concession est « terre chinoise », et nous ne pouvons juridiquement la considérer comme un « asile inviolable », et cette interprétation, admise dans la pratique et la théorie par toutes les puissances qui ont des concessions municipales en Chine, rend délicat en fait, de concilier les lois de l’humanité, auxquelles nous entendons rester fidèles, avec les obligations qui nous incombent vis-à-vis du gouvernement de Pékin.

Ce gouvernement pouvait exiger de nous tout au moins l’expulsion du rédacteur du journal, et si nous avions été contraints de la prononcer, nous aurions commencé par assurer le transport de l’intéressé dans un endroit où sa liberté n’aurait couru aucun risque.

Je vous donne ces renseignements à titre confidentiel, mais vous pouvez être certain que les inquiétudes dont on vous a fait part ne sont pas fondées.

Bien à vous

S. Pichon

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