Balance ton #plan ! Relance économique, planification et démocratie

Le terme « planification » signe récemment un retour tonitruant dans les programmes politiques. Interpellés par ce phénomène et désireux d’en mieux saisir les enjeux, Bassem Asseh et Frédéric Potier reviennent sur les fondements de la planification, de son émergence à sa redécouverte récente. Adoptant une vision extensive et renouvelée de la planification, les deux auteurs cherchent à dessiner les contours d’une ambitieuse planification économique pour le XXIe siècle.

Le programme commun de gouvernement, signé le 12 juillet 1972 par le Parti communiste français et le Parti socialiste et approuvé par le Parti radical de gauche, comportait dans sa deuxième partie un chapitre III intitulé « La planification démocratique ». Les premières lignes de ce texte historique affirment que « la planification démocratique aura pour but la satisfaction des besoins individuels et collectifs. Elle assurera le fonctionnement cohérent de l’économie nationale ».

Presque cinquante ans plus tard, l’idée de planification a fait un grand retour dans les discours politiques. Le président de la République, Emmanuel Macron, évoque, dans une allocution aux Français le 13 avril 2020, en pleine crise sanitaire, la nécessité de rebâtir « une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la résilience qui seuls peuvent nous permettre de faire face aux crises ». Étonnamment, Jean-Luc Mélenchon use presque des mêmes mots dans une brochure de février 2021.

Alors, tous planificateurs ? Une rapide lecture des programmes politiques montre en tout cas que la notion de planification s’est imposée de manière implicite ou explicite ces dernières années dans presque toutes les composantes de la gauche française, et même au-delà.

Ce grand retour de la planification est concomitant de la mise en place dans la plupart des pays touchés par la Covid-19 de plans massifs de relance économique. Actant un retournement de doctrine déjà bien engagé, le Fonds monétaire international (FMI) appelle même les États à investir massivement pour éviter la récession et relancer l’économie mondiale. Cet appel à la relance rejoint les demandes répétées de l’aile gauche du parti démocrate visant à mettre en place un « Green New Deal », à partir d’investissements publics massifs. L’administration Biden y a répondu en annonçant en avril 2021 un plan de relance des investissements à hauteur de 2000 milliards de dollars. L’idée qui sous-tend ce plan de relance – intitulé « Build Back Better » – est bien celle d’une forme de planification. Ce sont plus de 5000 milliards de dollars qui sont annoncés pour financer trois plans permettant de « réimaginer et reconstruire une économie américaine pour nos familles et les prochaines générations ». D’après les calculs de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), le montant total (astronomique) des mesures de soutien à l’économie engagées entre 2020 et 2022 atteindrait ainsi 23% du PIB américain (contre 7,7% pour la France et 8,8% pour l’Allemagne).

Mais, au-delà du soutien massif à l’économie par la relance publique, se pose une question plus complexe, qui est celle de l’orientation même des investissements publics. Si l’urgence commande un soutien d’ampleur, cet appui massif ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur le ciblage des aides publiques, leur légitimité et leur pérennité dans le temps.

La présente note propose ainsi de revenir sur le concept de planification, de sa naissance à sa résurrection, avant de s’interroger sur les contours que pourrait prendre une ambitieuse planification démocratique.

Naissance et résurrection de la planification

Naissance de la planification et usage en France

Les travaux de l’historien Patrick Weil suggèrent que l’idée de planification émerge à l’occasion de la Première Guerre mondiale, lorsque la France et l’Allemagne prennent simultanément conscience que le conflit sera long et que l’approvisionnement et les munitions vont manquer. L’Histoire a cependant attaché le nom d’Henri De Man, socialiste belge, à l’idée de planification en raison de son ouvrage rédigé en 1932 intitulé Le Socialisme constructif. L’idée d’une planification économique trouve une première application dans le premier plan quinquennal mis en place par l’URSS en 1929. Et, dès les années 1930, le concept de planification est étudié, puis défendu en France par le groupe dit « X-Crise », qui rassemble à l’époque des polytechniciens, mais aussi des hauts fonctionnaires de toutes obédiences qui ont en commun de promouvoir une modernisation accélérée de l’économie française passant par une intervention massive de l’État.

Les succès rencontrés par l’économie de guerre en Grande-Bretagne et aux États-Unis achèvent de convaincre de la nécessité de reconstruire la France par un programme ambitieux qui ne peut dépendre des seules règles du marché. Le programme du Conseil national de la Résistance de 1944 pose ainsi clairement la nécessité d’établir « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ». La direction du Plan est ainsi créée par Pierre Mendès France le 23 mai 1944 à Alger. Mais, c’est finalement Jean Monnet, comme on le sait, qui est finalement chargé par le général de Gaulle d’assumer la fonction de premier commissaire général au Plan créé officiellement en 1946. Jean Monnet réunit une nouvelle génération de hauts fonctionnaires dynamiques et des universitaires innovants, comme Jean Fourastié ou Alfred Sauvy. Les membres de cette « communauté des planificateurs » s’accordent pour concentrer les efforts de l’État sur six secteurs stratégiques : le charbon, l’électricité, le ciment, les machines agricoles, les transports et l’acier. L’objectif est clair : moderniser à grande vitesse l’économie française en assurant son industrialisation et en augmentant sa productivité.

La force du Plan est surtout de pouvoir compter, à partir de 1947, sur les ressources apportées par l’aide américaine du plan Marshall, dont les crédits sont fléchés prioritairement vers les dépenses d’investissement et d’équipement. La brillante équipe du Plan, directement rattachée au chef du gouvernement, est positionnée en marge de l’administration, mais s’impose à elle. Elle assure une forme de continuité qui contraste avec l’instabilité ministérielle. Le Plan, tel que Jean Monnet l’a pensé, ne s’embarrasse pas de longues concertations. C’est sa force, mais aussi sa principale limite. Il reste l’outil réservé à une petite équipe de modernisateurs techniciens. C’est toujours le commissariat au Plan qui assure la mise en place de ce deuxième Plan relancé par Antoine Pinay en 1953, mais il n’a plus de fonction véritablement organisatrice du développement économique. Il se limite à coordonner des ministères et à soutenir les projets de modernisation. Il favorise notamment les projets d’équipements structurants comme les hôpitaux ou les universités. 

La Ve République reprend cet outil et Pierre Massé en prend la direction. Le général de Gaulle évoque, dans une phrase restée célèbre, « l’ardente obligation du Plan ». Si, selon la formule de Pierre Massé, le plan devait être un « réducteur d’incertitude », il n’a eu de caractère un tant soit peu prescriptif et normatif qu’à ses débuts, durant la période de reconstruction, au cours de laquelle la pénurie des moyens obligeait à réaliser des choix. En devenant purement incitatif, le Plan perd sa raison d’être dans les années 1970. Les idées planistes perdent en influence à mesure que les besoins de l’économie française se complexifient et que l’ouverture internationale des entreprises progresse.

Une redécouverte récente en France

En France, le Plan périclite lentement jusque dans les années 1990 (le dernier plan quinquennal s’achève en 1992) avant d’être transformé en simple organisme de prospection prenant le nom de Conseil d’analyse stratégique en 2005, puis de France Stratégie en 2013.

L’année 2020 marque le grand retour du Plan avec la création, par un décret du 1er septembre, d’un haut-commissaire au Plan et la nomination à cette fonction de François Bayrou, ancien ministre et maire de Pau. Ce dernier se voit officiellement « chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l’État et d’éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels ». Il dispose à cette fin de France Stratégie. Toute la question réside dans la capacité de ce nouveau Haut-Commissariat à non pas seulement manier des concepts ou éclairer l’avenir, mais bien à influer sur la trajectoire de l’économie française. À ce jour, on peine toujours à identifier la capacité réelle du nouveau haut-commissaire à peser sur les arbitrages gouvernementaux, au-delà du lien personnel qui le lie au chef de l’État. Le Haut-Commissariat dispose de collaborateurs très compétents et a, certes, publié des notes de qualité sur des sujets importants (électricité, produits vitaux, Covid-19, natalité…), mais son articulation avec le ministère de l’Économie et des Finances chargé de la relance ainsi qu’avec France Stratégie laisse perplexe. De fait, si le Haut-Commissariat au Plan s’intéresse visiblement à beaucoup de choses, il ne décide officiellement de rien. Alors, le Plan, pur symbole politique ? La question s’était déjà posée, et implicitement réglée, lorsque François Mitterrand en fait en 1981 un ministère, sans réels moyens, confié à Michel Rocard en 1981.

Voilà pour ce qui concerne la France. Mais l’Hexagone est-il seul à explorer l’intervention étatique dans l’économie de marché sous une forme de planification ?

Et ailleurs

Dans The Entrepreneurial State paru en 2013, l’économiste américaine d’origine italienne Mariana Mazzucato passe en revue différents secteurs d’activité ayant connu ces dernières décennies de puissantes innovations, de forts taux de croissance et un indéniable impact sur nos modes de vie. Douze de ces caractéristiques (telles qu’Internet, le GPS, l’écran tactile ou encore la miniaturisation) n’existeraient pas si l’État américain n’avait pas financé ces innovations. Innovations dont le retour sur investissement nécessitaient tellement de patience que le capitalisme financier, souvent court-termiste, ne les aurait jamais financées à lui seul. Mariana Mazzucato détaille spécifiquement le rôle de l’US Air Force, de la NASA et de la fameuse agence DARPA (Defense Advanced Research Projects) dans les commandes initiales qui ont permis à un grand nombre d’innovations de servir non seulement les besoins de ces agences étatiques, mais aussi les besoins d’entrepreneurs innovants, tels que Steve Jobs.

Du côté des agences gouvernementales, le cas de la DARPA est intéressant. Cette agence américaine créée en 1958 doit son existence à la réaction du gouvernement américain au lancement de Sputnik par l’URSS en 1957. Parmi ses objectifs, on soulignera le fait de favoriser le « blue-sky thinking », c’est-à-dire la recherche et le développement autour de technologies qui n’aboutiraient pas avant une ou deux décennies. En somme, une mission de planification qui ne dit pas son nom et qui aboutit à l’apparition non seulement de l’ordinateur personnel par le biais du soutien apporté à la fabrication de microprocesseurs, mais aussi à l’apparition d’Internet, dont ARPAnet – le réseau interne de la DARPA – est l’ancêtre immédiat. Mariana Mazzucato souligne qu’il ne s’agit pas pour l’État de « choisir les vainqueurs » – en référence à la politique industrielle des « champions nationaux » qui fut en vogue à une époque. Les politiques publiques gouvernementales – comme celles initiées au travers de la DARPA – « mettent en place les fondations qui ont fourni à Apple les outils lui permettant de devenir un acteur majeur dans l’un des secteurs les plus dynamiques du XXIe siècle ». Et il ne s’agit pas ici, évidemment, de nier la capacité d’innovation de Steve Jobs ou d’autres entrepreneurs et de leurs équipes, mais de souligner le fait que leurs innovations sont accélérées – si ce n’est rendues possibles – par le recours aux technologies complexes et coûteuses commandées par les agences gouvernementales. Commandes qui sont elles-mêmes conçues dans une logique de coopération entre les secteurs public et privé.

Mais si le rôle de la puissance publique n’est pas seulement de rectifier les défaillances du marché comme le laisse entendre la vulgate néolibérale depuis des décennies, alors quel peut bien être son rôle dans l’économie du XXIe siècle ?

La planification démocratique, trois questions autour d’un outil d’avenir

Pourquoi planifier ?

La première question qu’il convient de se poser pour évaluer la pertinence du retour de la démarche est : planifier, pour quoi ? Historiquement, nous venons de le voir, il s’agissait de répondre à des pénuries. Pénuries qui peuvent toujours arriver. Il n’y a pas lieu de développer beaucoup plus en ces temps de crise sanitaire, alors que le matériel sanitaire (masques, gel) et les vaccins ont pu faire cruellement défaut.

Au-delà de cette réponse à une crise aigüe, mais conjoncturelle, il s’agit, de manière plus structurelle, de pallier les imperfections flagrantes des logiques de marchés, incapables de répondre à des besoins de long terme ou de combattre les mécanismes de prix défaillants ou encore d’intégrer dans les choix économiques des besoins sociaux ou environnementaux non monétisables. Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général à France Stratégie, considère ainsi que : « Nous sommes entrés dans un monde marqué d’abord par de fortes externalités, dont le marché ne tient pas compte spontanément, et ensuite par l’allongement de l’horizon temporel et la nécessaire prise en compte des conséquences lointaines des décisions prises aujourd’hui. » L’économiste britannique Nicholas Stern, dans un rapport souvent cité, considère, par exemple, la non prise en compte du changement climatique comme « la plus grande défaillance de marché de tous les temps ».

Père de la théorie de la régulation, le grand économiste Michel Aglietta défend, lui aussi, de manière plus mesurée, la planification comme moyen de sortir de la logique court-termiste d’un capitalisme financier dérégulé. Face à l’enjeu environnemental, seul un pacte politique fondé sur un principe supérieur de préservation de la permanence intergénérationnelle des sociétés peut répondre aux enjeux : « Un tel pacte est le socle politique d’une planification de long terme. » Ces réflexions recoupent celles d’un autre courant de pensée, partageant ces constats sur ces défaillances du marché, mais qui insiste plutôt sur la planification comme modalité d’intervention d’un État développeur. Il s’agit d’établir une politique industrielle ambitieuse. Pour Elizabeth Thurbon, cet État développeur correspond au pays où « il y a une volonté persistante de gouverner stratégiquement l’économie industrielle dans une visée de développement (c’est-à-dire de transformation techno-industrielle) ».

Que planifier ?

Deuxième question : que planifier ? Dans une économie de relative abondance, marquée néanmoins par des inégalités criantes, il n’y a aucun intérêt à planifier la consommation des individus, ni celle de l’ensemble des branches d’activités économiques d’un pays. En période de guerre, de pénurie ou de crise, la planification des produits de première nécessité (alimentation, médicaments…) devient, en revanche, une nécessité. Hors de cette période exceptionnelle, il semble désormais naturel de planifier non pas les besoins ou les produits, mais plutôt les investissements publics, dans la mesure où ils impactent directement l’emploi par la construction de grands équipements, et aussi la satisfaction des besoins (transports, éducation, gestion de l’eau, entretien des ponts…). Dans une excellente note de 2020, plusieurs conseillers de France Stratégie remarquent que faute de plan d’ensemble, l’État a eu tendance à démultiplier les plans (haut débit, cancer, autisme, racisme et antisémitisme, santé au travail) ou les stratégies nationales (lutte contre la pauvreté, mobilisation contre les addictions, bio-économie, bas carbone). À cela s’ajoutent les contrats de plan État-région (CPER), dont la prochaine programmation 2021-2027 mobilisera 28 milliards d’euros pour la part de l’État avec une liste d’objectifs majeurs et de périmètres spécifiques. Les auteurs de cette note de France Stratégie en concluent avec ironie, mais justesse, que « paradoxalement, il n’y a jamais eu autant de plans que depuis qu’il n’y a plus de Plan. Se pose alors nécessairement la question de l’articulation entre les objectifs poursuivis par ces différents plans, comme celle de la coordination des différents acteurs chargés de les animer. […] On voit ainsi que l’idée même de planification, si elle demeure, est littéralement diffractée entre différents secteurs d’une part et entre différentes échelles d’autre part ». En résumé, trop de plans tue le Plan.

En dépit de cette architecture institutionnelle éparpillée, le contexte de transition énergétique justifie que la planification du XXIe siècle se confonde avec une nouvelle forme de politique industrielle. Ce qui est en jeu, ce n’est plus la constitution de champions nationaux dans une optique colbertiste ou l’aide apportée aux secteurs les plus en difficulté dans une optique de restructuration. Il ne s’agit pas non plus de pallier quelques défaillances du marché, mais bien d’élargir le champ des possibles innovations en intervenant comme « investisseur de premier recours ». Autrement dit, il s’agit finalement d’utiliser la contrainte environnementale pour modifier le système productif et industriel et fonder une nouvelle vision économique couplée à de nouveaux modes de gouvernance associant l’État aux acteurs sociaux et économiques. 

Nous retrouvons ici le concept d’État développeur se donnant pour mission de transformer la structure industrielle de la Nation. « État entrepreneur » ou « État développeur », au-delà de la différence sémantique, un point commun essentiel réside dans l’acceptabilité par les citoyens pour la puissance publique à prendre des risques et à financer des innovations de rupture, et donc à assumer le fait que des programmes d’innovation puissent se conclure par des échecs coûteux. Il y a là une question de pédagogie démocratique dont on ne pourra pas se passer.

Concrètement, il s’agirait, pour ce qui concerne la France, d’amener les entreprises à privilégier la sobriété énergétique et l’intensité en main-d’œuvre par rapport à des productions à faibles coûts, mais à empreinte environnementale forte. Ainsi, pour l’ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD) Gaël Giraud, « il faut évidemment une politique de l’offre parce qu’on a besoin de se réindustrialiser et de reconstruire un tissu industriel vert en France. Il faut notamment investir beaucoup plus dans les énergies vertes. Il faut, par exemple, aider Engie à accélérer sa transition du gaz vers les énergies renouvelables. Il faut aider Air Liquide à développer le potentiel de l’hydrogène. » Cette stratégie devrait évidemment connaître une dimension européenne avec des programmes d’investissements prioritaires financés par un emprunt communautaire, voire, dans une conception plus intégrée, par une agence dédiée à l’innovation solidement dotée à l’image de la DARPA.

La planification peut aussi s’appliquer, dans une vision extensive, aux politiques de soutien à la demande. Les économistes Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry estiment également nécessaire de renforcer le revenu des catégories de population à faible épargne et qui ont une forte propension à consommer par un transfert aux ménages modestes de 5 milliards d’euros. Cette planification de la demande pourrait prendre des formes finalement assez classiques d’augmentation des prestations sociales existantes ou des minima salariaux. Elle pourrait également s’attacher à modifier les périmètres actuels des politiques sociales en abaissant, par exemple, l’âge d’accès du RSA à taux plein à dix-huit ans ou encore à généraliser les expérimentations en cours en faveur des emplois verts. Ainsi, partageant cette vision extensive de la planification, la députée européenne Aurore Lalucq évoque une « planification capable de donner naissance à un véritable État providence qui soit aussi un État stratège social-écologique ». 

La planification qui vise à conduire à bon port la transition vers une économie bas carbone devra nécessairement couvrir un aspect, celui de la contrainte extérieure. En effet, relancer la demande intérieure peut vite augmenter significativement l’importation de biens de consommation et de biens d’équipement depuis les économies à faible coût de main-d’œuvre qui se trouvent aussi être des économies fortement productrices de gaz à effet de serre. Il est donc nécessaire que la planification d’une telle transition prenne en compte la question de la protection aux frontières extérieures, non pas pour le plaisir des batailles commerciales inter-régionales, mais pour veiller à une concurrence juste qui ne soit pas néfaste pour la protection de l’environnement après l’avoir été pour les droits des travailleurs. D’ailleurs, fixer des normes environnementales, aux frontières européennes, par exemple, permet aussi de tirer vers le haut les économies fortement productrices de gaz à effet de serre, ce qui, en soi, est bon pour les économies européennes mais aussi pour la planète.

Comment planifier ? La démocratie comme méthode

Enfin, dernière question, comment planifier ? Le renouveau de l’interventionnisme de l’État pose, en effet, d’abord une question de méthode. Qui décide de quoi ? Et comment ?

L’annonce de plans de relance massifs en 2020 et 2021 ne doit pas éluder la question du choix démocratique. Un plan de relance érigé de manière centralisée à quelques décideurs n’aura ni la même légitimité, ni la même efficacité qu’un plan élaboré en concertation avec l’ensemble des acteurs publics et des forces économiques. C’est tout l’enjeu de la planification démocratique dans le sens où la délibération avec les citoyens permet de mieux identifier les besoins et les contraintes que les marchés, fondés exclusivement sur des mécanismes de prix.

La planification démocratique suppose, d’abord, de définir collectivement des objectifs précis. Planifier, c’est choisir, et choisir sur le long terme. L’enjeu n’est pas uniquement de maintenir à flot l’infrastructure économique existante, comme pour un plan de relance d’urgence, mais bien de peser sur les choix productifs en réorientant les investissements publics (directement) et privés (indirectement). La Suède s’est, par exemple, fixée, en 1999, seize objectifs de qualité de l’environnement (OQE) de long terme en matière d’environnement (climat, biodiversité, couche d’ozone) permettant de décliner des programmes d’actions structurant les décisions publiques avec succès. Le pays affiche ainsi des performances écologiques bien supérieures à celles des autres pays européens.

En outre, agir sur le temps long impose de nouvelles formes de dialogues démocratiques que ne permet pas le seul cadre actuel annuel des lois de finances. Une solution, adoptée dès 1948, serait d’annexer le programme du Plan à un texte législatif. Rappelons que l’article 34 de la Constitution offre aussi la possibilité de voter des lois de programmation sectorielles pluriannuelles, même si leur programmation budgétaire n’est qu’indicative. À l’évidence, il conviendrait, pour l’inscrire dans la durée, que cette annexe législative couvre l’ensemble des exercices budgétaires de la législature. Ainsi, de notre point de vue, dès son élection, toute nouvelle majorité devrait, selon une logique de contrat de législature chère à Pierre Mendès France, présenter un programme sur cinq ans, qui établirait une liste de domaines à soutenir en priorité, par des investissements directs, des crédits ou des aides fiscales. La formalisation de ce plan, dont la mission pourrait revenir au haut-commissariat au Plan ou à un ministère dédié, ferait l’objet d’un dialogue nourri avec le Parlement, les syndicats et les entreprises, les collectivités territoriales, mais aussi les associations et la société civile. Cette programmation de début de mandat serait tout à fait compatible avec un cadre budgétaire et monétaire rénové renforçant la liberté et la responsabilité des États en se concentrant sur la soutenabilité de la dette et non sur des critères numériques actuels de dette et de déficit.

Cette planification repensée devrait comporter également une déclinaison régionale discutée avec les associations d’élus locaux. Le président du conseil régional de la Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset, se faisant l’écho de ses collègues présidents de région a raison de critiquer l’absence d’implication des collectivités territoriales dans la conception du plan de relance gouvernemental : « La liste des projets structurants, innovants, que nous portons sur le front de la transition écologique et énergétique, est longue. Elle est le fruit de l’écosystème de confiance que nous avons patiemment construit avec les entreprises, PME et ETI, les filières, les grands groupes, les laboratoires de recherche et les universités depuis des années. » C’est une évidence que les réponses à la crise diffèrent d’un territoire à l’autre car leur tissu économique, industriel et social n’est pas homogène. Les dernières enquêtes disponibles de l’Insee et de France Stratégie attestent d’ailleurs de chocs asymétriques sur les territoires face à la crise avec une crise plus profondément ressentie dans les zones d’emploi spécialisées dans le tourisme et l’industrie. Face à ce constat, ce n’est pas faire injure aux intéressés que de considérer que l’utilité des nouveaux sous-préfets à la relance est bien moindre que la possibilité de doter les entreprises innovantes de fonds propres plus importants ou les centres de recherche de dotations accrues. La doctrine de relance économique défendue par Alain Rousset présente d’ailleurs de fortes similitudes avec des stratégies initiées par certains pays d’Asie du Sud-Est, comme Taïwan ou encore, de manière plus centralisée, la Corée du Sud. Dans le modèle suédois évoqué plus haut, l’échelon local et régional joue également un rôle clé de planification des politiques publiques dans les territoires, mais aussi dans la protection des individus et dans l’innovation.

Enfin, sa mise en œuvre ne devrait pas être laissée aux seuls ministères, mais relever d’une gouvernance pluraliste et transparente. Cette planification démocratique renouvelée supposerait ainsi de sortir de la logique de démembrement des instruments économiques de l’État au profit d’une myriade de structures (Banque publique d’investissement, Caisse des dépôts et de consignation, Agence française de développement, Secrétariat général à l’investissement, etc.) dont l’action échappe largement à tout contrôle démocratique, alimentant un sentiment de dépossession du politique. Il nous paraît donc urgent de rationaliser un dispositif éparpillé qui sépare de manière incompréhensible les instances de réflexion prospective (France Stratégie, Haut-Commissariat au Plan) des structures d’investissement (Banque publique d’investissement, Secrétariat général à l’investissement, Agence nationale de la cohésion des territoires). Une planification ambitieuse et démocratique supposerait de réunir ces deux fonctions.

Conclusion

Il n’est pas inutile de rappeler en conclusion la nécessité pour le politique de se fixer une grande ambition. Sans le rêve un peu fou de John Fitzgerald Kennedy, dans son discours au Congrès du 25 mai 1961, de faire atterrir sur la Lune des cosmonautes américains, jamais la NASA n’aurait probablement disposé d’autant de moyens pour innover et provoquer des ruptures technologiques majeures. L’homme qui pose un pied sur la Lune est un mythe moderne qui peut servir d’archétype pour penser la question de l’intervention planifiée de la puissance publique. Face aux défis gigantesques provoqués par le dérèglement climatique, la crise sanitaire et la défiance démocratique, il y a urgence à ouvrir des horizons d’avenir nouveaux avec audace et imagination. C’est une question de moyens, de méthode, mais aussi de vision politique et de volontarisme.

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