Comment travaillerons-nous demain : quelle protection sociale ?

Dans le cadre d’une large réflexion sur l’avenir du travail, la Fondation Jean-Jaurès et le magazine Alternatives économiques ont font débattre plusieurs tandems d’experts qui ont livré leurs contributions durant tout le mois de juin. Pour clore ce cycle, Julien Dourgnon et Bruno Palier s’interrogent sur la protection sociale de demain, dans une nouvelle « controverse », après Brigitte Dumont et Hervé Garnier, Pierre-Yves Gomez et Cécile Jolly, Xavier Timbeau et Diana Filippova, Philippe Askenazy et Yann Moulier-Boutang.

L’analyse de Julien Dourgnon 

Allongement de la durée d’indemnisation chômage avec les droits rechargeables et prolongation de l’indemnisation pour les salariés proches de la retraite, extension de minimas sociaux aux jeunes, revalorisation du minimum vieillesse, instauration de la prime d’activité, etc.: en pointillé, dans un certains désordre et au prix d’une complexité de plus en plus insondable, la protection sociale tend progressivement à reconnaître la nécessité pour chacun de disposer, quoi qu’il arrive, d’un socle de revenu permanent.

Verser à tous les citoyens un revenu universel va en effet progressivement apparaître comme une nécessité pour mettre fin à l’insécurité sociale, qui s’est progressivement installée dans la société depuis près d’un demi-siècle avec les dégâts économiques et sociaux que l’on sait, et rétablir une sécurité sociale réelle pour tous.

Vers un revenu universel 

Il ne s’agit pas, comme le souhaiterait l’injonction libérale, de nous défaire de l’héritage du Conseil national de la Résistance : de la protection sociale contre les risques de maladie, d’invalidité, par exemple, ni de remettre à plat la retraite par répartition. Il s’agit d’ajouter une nouvelle corde à l’arc de la protection sociale : celle d’un socle de revenus versé inconditionnellement et universellement à tous, celle d’un revenu qui ne se rattacherait plus à la condition salariale (quelle place j’occupe au sein du salariat ?) mais à la condition humaine. L’instabilité ou la discontinuité salariale (chômage et précarité) menace et affecte près d’un actif sur trois. Elle provoque perte incontrôlée de revenus et puissant sentiment d’exclusion sociale. La dépendance exclusive de l’individu en termes de revenus et d’inclusion sociale à sa situation vis-à-vis de l’emploi est le plus sûr moyen de prolonger l’état d’insécurité sociale qui ronge le pays et la jeunesse en particulier. Reconstituer le sentiment de sécurité devrait nous amener plutôt à offrir à chacun, en contrepoints aux aléas du marché du travail, un revenu garanti et inclusif quoi qu’il arrive.

En règle générale ceux qui brocardent le revenu universel, en le réduisant à un simple instrument de lutte contre la précarité ou l’absence d’emplois afin d’en neutraliser les conséquences sociales, portent comme mesure phare l’intensification de la formation professionnelle. À droite comme à gauche de l’échiquier politique (à l’exception de quelques-uns), la formation professionnelle est devenue « la tarte à la crème » censée garantir à chacun un avenir salarial radieux. Or, et même si le diplôme protège relativement et effectivement encore contre le chômage, une société composée uniquement de gens très qualifiés serait-elle en mesure d’offrir un emploi stable et bien rémunéré à tout le monde ? Rien n’est moins sûr. D’autant que déjà même les diplômés ne sont plus épargnés par le travail précaire, notamment aux premières années de la vie active, ni épargnés par les « job à la con », ces emplois sous-qualifiés ou éloignés des qualifications et des compétences que la personne désirerait mettre en œuvre au travail. Enfin, combien d’actifs diplômés dans l’emploi que l’ennui ou la routine ronge (c’est-à-dire qui sous-utilisent leur potentiel productif) rêvent de se reconvertir, de changer d’activité mais y renoncent, dissuadés par les risques sociaux associés à un marché du travail en perpétuel déséquilibre ? L’inflation des diplômes constatée depuis une trentaine d’années ne s’est manifestement pas accompagnée d’un surcroît de sécurité pour tous ni d’une mobilité professionnelle choisie. Pour finir, axer la protection sociale du futur sur un renforcement de la formation continue nécessiterait une bonne connaissance des emplois nouveaux, que les techno-optimistes nous promettent en grand nombre, liés à la généralisation des robots et de l’intelligence artificielle. Or, qui connaît ces emplois de demain ? Personne. Au final, s’il convient de ne pas sous-estimer la nécessité de se former et les bienfaits que l’on pourrait attendre d’un véritable droit universel à la formation que pourrait notamment servir le Compte personnel d’activité (CPA), à elle seule la politique de formation de mettra pas fin à l’insécurité sociale.

Une protection sociale de l’estime de soi 

Une politique complémentaire de protection sociale généralement associée à la première consisterait à revaloriser le RSA et à l’étendre aux jeunes de moins de 25 ans qui en sont aujourd’hui exclus. Une telle mesure ferait sens pour protéger la jeunesse en sachant de surcroît qu’entre 1970 et 2013, le niveau de vie des 20-29 ans a quasiment stagné tandis que celui des 60-69 ans a augmenté de 150%. Mais le RSA même automatisé demeure un revenu par défaut et, en cela, dégrade fortement l’estime de soi de ses bénéficiaires. Le RSA cantonne l’État et la protection sociale dans un rôle passif d’assistance par distribution de revenus de subsistance dont l’effet est de renforcer chez le bénéficiaire un vif sentiment d’exclusion sociale avec pour corollaire un affaiblissement moral peu compatible avec la « volonté d’agir » indispensable pour imaginer et mettre en œuvre des projets personnels. Le signifiant social du RSA et le marquage symbolique qu’il impose ne doivent pas être sous-estimés : la dignité ne peut pas être réduite à une question d’argent. Le revenu universel justement permet de rompre avec cette logique qui cantonne la protection sociale dans un rôle d’assistance passive. En constituant un socle de revenu versé a priori, il est davantage un capital ou « une « prévoyance » égrenée chaque mois tout au long de la vie qui marque son appartenance sociale et donc favorise l’inclusion plutôt qu’une aide « curative » d’assistance. Son universalité est la meilleure garantie pour préserver l’estime de soi de ses bénéficiaires. Après donc avoir garanti un accès universel aux soins ou à un revenu à l’âge de la retraite, la protection sociale doit désormais inventer son nouveau pilier : la garantie d’accès à un revenu socle sur lequel chacun pourra utilement s’appuyer et combiner avec les revenus de l’emploi.

L’analyse de Bruno Palier 

Le système français de protection sociale a été configuré pour une économie industrielle de masse, portée par une croissance économique très forte, un modèle familial stable et une espérance de vie relativement limitée. Il remplit parfaitement les missions qui lui ont été confiées en 1945 : améliorer la santé de la population, soutenir les familles « classiques », maintenir le niveau de vie des retraités. Cependant, l’ensemble des conditions économiques, démographiques et sociales de l’après-guerre a changé, créant de nouveaux risques sociaux (ne pas être qualifié, être jeune, ne pas pouvoir concilier vie familiale et vie professionnelle notamment lorsqu’on est mère seule avec enfant, être dépendant) sans que les politiques sociales aient toujours suivi, mettant la protection sociale en situation de décalage par rapport aux évolutions de notre société et de notre économie. Ces décalages créent aujourd’hui des béances dans notre système de protection sociale, des pans entiers de la population se trouvent peu ou mal protégées : de plus en plus d’enfants, de jeunes, de femmes, de personnes non qualifiées se retrouvent en situation précaire, voire de pauvreté.

Pour des politiques universelles d’investissement social 

La persistance de la pauvreté nécessite bien sûr une garantie de revenu à ceux qui en ont besoin, d’un niveau plus élevé qu’actuellement, accessible dès 18 ans, et de manière automatique. Cependant, garantir un revenu ne suffit pas, il faut aussi mieux accompagner les personnes et les doter des moyens de forger leurs propres projets et de les accomplir. Les débats autour du revenu minimum universel nous éloignent d’un débat absolument nécessaire sur les services que devraient être garantis par notre système de protection sociale. Ce dont tous les citoyens ont besoin aujourd’hui, ce n’est pas de recevoir un revenu de base pour ensuite soit le reverser sous forme d’impôt, soit l’utiliser pour acheter de la protection sociale privée. Ce sont des services d’investissement social universels réellement accessibles à tous. L’analyse des nouveaux risques sociaux auxquels les individus sont confrontés montre qu’il y a de forts besoins, notamment de la part des populations les plus démunies.

Aujourd’hui, ne pas être qualifié est un risque social, c’est une certitude de précarité : les personnes non ou très peu qualifiées ont quatre fois plus de risque d’être au chômage que les personnes très qualifiées. Il convient de développer un système éducatif de la réussite pour tous. Aujourd’hui, les personnes qui n’ont pas pu bénéficier de formation pendant une grande partie de leur carrière sont menacées avec quasi-certitude de chômage si jamais elles se trouvent licenciées à 45 ou 50 ans. Tout le monde a besoin d’une formation tout au long de la vie. Aujourd’hui, les familles, et notamment les familles monoparentales, ont un fort besoin de service de prise en charge de leurs enfants. Les enfants eux-mêmes bénéficieraient d’un accueil collectif de qualité pour le développement de leurs capacités cognitives et non cognitives, mais seulement 13% des enfants de 0 à 3 ans fréquentent une crèche de manière régulière. Aujourd’hui, les individus ont besoin de pouvoir s’appuyer sur des services de prise en charge des personnes dépendantes membres de leur famille (handicapés, personnes âgées dépendantes) pour pouvoir mener des carrières complètes et continuer de travailler jusqu’au bout de leur carrière.

Un accès universel garanti 

Or les enfants issus des milieux défavorisés sont très peu nombreux à aller à la crèche. Les femmes seules avec enfants, au chômage, n’ont pas priorité, dans bien des cas, à l’accès aux crèches pour leurs enfants (pour autant qu’il y ait des places disponibles). L’école donne des diplômes et des qualifications d’abord à ceux qui sont issus des milieux les plus aisés. La formation professionnelle est d’abord accessible à ceux qui sont les plus formés. La prise en charge des personnes dépendantes est particulièrement coûteuse pour les familles en France. S’il faut parler d’universalité, c’est plutôt du côté de ce type de service « d’investissement social » qu’il faut pousser la réflexion, et proposer la mise en œuvre d’un accès universel garanti aux crèches, aux services d’accueil des personnes dépendantes, à l’éducation de la réussite pour tous et à la formation tout au long de la vie.

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