Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle

Redécouvrir un des événements les plus connus de l’histoire des gauches, en différencier les approches et les échelles, tel est l’objectif de l’historien Quentin Deluermoz dans son dernier ouvrage Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle (Seuil, 2020). Il en débat pour la Fondation avec Emmanuel Jousse, docteur en histoire, auteur notamment de Les hommes révoltés (Fayard, 2017).

Depuis les analyses célèbres de Karl Marx, l’histoire de la Commune de Paris a été placée au centre de notre compréhension de l’événement révolutionnaire. Et l’espérance de « faire commune » fait aujourd’hui retour dans notre imaginaire politique.
Cet ouvrage se propose de mener l’archéologie de cette puissance d’actualisation, mais en revenant d’abord sur la force de l’événement lui-même. Le récit prend appui sur une enquête archivistique minutieuse qui permet de reconstituer, par le bas, les stratégies des acteurs, leurs luttes comme l’ouverture des possibles qui marque ces journées. L’événement dépasse dès ses débuts le cadre parisien. De la rue Julien-Lacroix aux concessions de Shanghai en passant par l’insurrection kabyle, la Croix-Rousse à Lyon ou la république des cultivateurs aux Caraïbes, le livre propose une histoire à différentes échelles, du local au global, en décrivant des interconnections multiples.
Cet entretien nous fait découvrir un essai vif et original sur l’histoire transnationale des échos entre l’espérance révolutionnaire française et les trajectoires insurrectionnelles mondiales, doublé d’une réflexion renouvelée sur les rapports entre ordre social et révolution.

Commune(s) 1870-1871 : l’entretien en podcast

Retrouvez la synthèse de l’échange :

L’histoire de la Commune de Paris est certainement un des épisodes historiques les plus célèbres et les plus étudiés en France, d’autant plus qu’elle a servi de catalyseur de passions dans tous les camps politiques. L’historien Quentin Deluermoz propose dans cet ouvrage de redécouvrir la Commune sous de nouveaux angles encore inexplorés. Travail d’enquête, de synthèse et de réflexion tiré de son habilitation à diriger des recherches (HDR), ce livre ouvre de nouveaux horizons historiographiques.

Réinterroger la Commune en opérant un double déplacement, dans l’espace et le temps, c’est un des desseins de ce livre. La Commune a longtemps été enfermée dans de grands récits (le récit marxiste-léniniste entre autres). Ceux-ci tombés en désuétude historiographique, on ne sait plus la placer. Le déplacement dans le temps permet d’inscrire la Commune dans le temps moyen, voire long. Quentin Deluermoz nous apprend par exemple que les communards reprennent des pratiques inspirées des communes médiévales. Le livre nous éclaire ainsi sur la temporalité longue dans laquelle s’inscrit la Commune. Ce décalage de regard temporel rend également possible l’étude des suites mémorielles de la Commune. Le déplacement dans l’espace décentre quant à lui un regard trop souvent franco-français, et même parisien, sur les événements du printemps 1871. L’idée est d’inscrire la Commune dans une perspective globale. S’y croisent donc une approche transnationale, fondée par exemple sur l’étude des soldats étrangers arrivés en France en septembre 1870, une approche impériale qui appréhende le regard de colonisés sur la Commune, ainsi qu’une approche globale qui prend en compte les interdépendances de très longue durée, ce qui rejoint in fine le déplacement spatial.

Plusieurs enquêtes variées sont menées et finissent par se recouper les unes avec les autres. L’on retrouve par exemple une enquête sur les acteurs transnationaux et impériaux ou encore une étude sur la médiatisation de la Commune de Paris dans le monde entier. Elles s’appuient sur un solide travail sur archives, dont beaucoup sont peu voire pas étudiées par les historiens de la Commune : archives diplomatiques des capitales des grandes puissances mondiales, journaux étrangers, etc. Un travail de synthèse historiographique accompagne les enquêtes inédites de l’auteur.

Dans la deuxième partie du livre, nous découvrons une histoire des communes par le bas, « au ras du sol ». Quatre communes très diverses dans l’espace sont étudiées, dont celle de Paris. Cette approche par le bas se fonde sur des archives étonnement peu utilisées, comme celles de la police à Paris qui permettent de comprendre comment étaient appréhendés les événements selon les quartiers parisiens. Pourquoi peu utilisées ? Parce que pendant des décennies la Commune de Paris était appréhendée comme étant ou le crépuscule des révolutions du XIXe, ou l’aube de celles du XXe siècle. Aussi l’on étudiait les avant-gardes à travers les élus communards, les mesures politiques, etc. au lieu de s’intéresser à ce qui fait justement la spécificité de la Commune, c’est-à-dire un réel gouvernement horizontal du peuple. Ce n’est que depuis les derniers travaux de Robert Tombs ou de Jacques Rougerie que les historiens se penchent sur l’histoire de la Commune à l’échelle des quartiers.

On retrouve dans cette étude l’apport des travaux de sociologie, de science politique ou encore d’anthropologie qui viennent nourrir la réflexion de l’auteur. Cette pluridisciplinarité permet d’appréhender les dynamiques d’adhésion et de reflux tout au long du printemps de 1871, de comprendre les trajectoires biographiques, à l’aide d’archives personnelles comme des journaux de bord, d’acteurs ou de spectateurs de la Commune. Pour prendre un exemple, la notion de « rôle » chère à la science politique est utilisée pour étudier la façon dont les prêtres, opposés à la Commune, surjouent leur rôle de prêtre en priant constamment dans les prisons. L’idée est de comprendre la révolution de l’intérieur et non pas de suivre les épopées de grands personnages qui ne nous disent rien de la Commune au quotidien.

La troisième partie du livre s’intéresse à la manière dont la Commune participe de la reconfiguration d’un certain nombre d’ordres sociaux. L’analyse des textes sur la Commune après celle-ci fait ressortir une sorte de discours conjuratoire destiné à rétablir un certain ordre moral. Les adversaires résolus de la Commune la diabolisent, notamment à travers l’image de la pétroleuse, et ne cherchent pas à comprendre le projet gouvernemental de cette révolution politique et sociale. On lui oppose un rejet monolithique et systématique, alors que les textes de la Commune étaient accessibles à tous. La première construction symbolique de la Commune se fait ainsi en négatif. Cette construction symbolique de la Commune génère une angoisse chez tous les dirigeants européens, qui craignent le spectre de la révolution socialiste. La Commune va renforcer une double tendance, initiée dès le printemps européen de 1848, à savoir à la fois un tournant autoritaire mais également un tournant libéral. L’État se développe en Europe, se fait plus fort, tout en accordant de plus en plus de libertés politiques. Pensons par exemple à Bismarck qui introduit des lois sociales en Allemagne tout en développant des lois à l’encontre des socialistes. Cette extension de l’État libéral doit permettre de conjurer ce qui est considéré comme une menace civilisationnelle, symbolisée par la Commune de Paris.

Face à cette construction symbolique en négatif de la Commune, des acteurs français ou étrangers s’approprient les événements révolutionnaires. On pense évidemment à Marx qui assimile la Commune à la société socialiste dans son ouvrage Les luttes des classes en France. Mais la Commune fait aussi écho à d’autres formes de radicalisme : radicalisme républicain, fédéralisme, associationnisme, etc. Chacun de ses usages renforce l’importance historique de la Commune, chaque réappropriation locale accroît son poids. L’événement était très célèbre, mais les détails peu connus des acteurs étrangers, chacun peut se réapproprier la Révolution parisienne à son envie.

Quelle est l’image de la Commune aujourd’hui ? Jusqu’il y a quelques années, c’était un objet froid. Son cent-quarantième anniversaire n’avait pas fait beaucoup de bruit, mais on en reparle beaucoup plus alors qu’approche son cent-cinquantième anniversaire. Les nouvelles formes de luttes sociales se la sont appropriée, elles qui défendent une démocratie horizontale, qui réclament une véritable souveraineté populaire. Au demeurant, les formes organisées que sont les partis ou les syndicats sont aujourd’hui décrédibilisées pour beaucoup, et la forme « désorganisée » de la Commune, pour reprendre l’expression de Lénine, revient à la mode des luttes sociales. Ainsi, la Commune reste un passé qui ne cesse de se métamorphoser en fonction du présent.

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