Des dimensions politique, socioculturelle et territoriale du kebab en France

En juillet 2019, en marge de l’affaire de Rugy, le sandwich turc alias kebab allait être l’objet d’une violente joute politique. Les propos tenus par la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye (« Nous sommes tous conscients que tout le monde ne mange pas du homard tous les jours. Bien souvent on mange plutôt des kebabs ») suscitèrent une avalanche de réactions. Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach ont alors sillonné la France pour mesurer réellement la présence du kebab en France, qui apparaît comme l’un des derniers sandwiches populaires, mais aussi le révélateur de la crise des centres-villes.

La nouvelle passe d’armes est venue allonger la longue liste des affrontements et des cas d’instrumentalisation du kebab dans le débat politique français. Ainsi, à peine deux mois auparavant, Benoît Hamon, alors en campagne pour les élections européennes, avait posté une vidéo de lui en train de manger un kebab dans un restaurant de Béziers, vidéo accompagnée du message suivant : « Spéciale dédicace, en direct du meilleur kebab de Béziers, à Robert Ménard, Marine Le Pen, Jordan Bardella, Éric Zemmour. Vive la diversité culinaire. Vive la diversité culturelle. Vive la diversité. » Robert Ménard lui répondit du tac au tac : « Pour Benoît Hamon, être rebelle c’est manger un kebab à Béziers. Qu’il s’offre un saucisson pinard à Raqqa, et après on en reparle. »

© Shutterstock / Gaia Conventi

Le kebab, un sandwich (et un commerce) communautaire ?

Les questions d’alimentation ne sauraient être prises à la légère. Elles sont liées à la cohésion sociale, puisqu’on s’alimente souvent dans un cadre collectif, qu’il soit professionnel, familial, scolaire, amical, etc. La spécialisation des préférences alimentaires n’est pas limitée aux prescriptions religieuses (casher, halal) : de plus en plus, des mouvements politiques et écologiques (végétarisme) ou sanitaires (le sans gluten) les inspirent. Plus globalement, dans un pays comme la France où la nourriture occupe une place de choix dans la vie quotidienne et où la cuisine est érigée au rang d’art de vivre et de pilier de la culture nationale, l’alimentation revêt une forte dimension politique et identitaire. On voit ainsi, par exemple, que c’est principalement sur des arguments de sécurité alimentaire que l’opposition au traité de libre-échange avec le Canada, le Ceta, s’est développée. De la même façon, le démontage du McDonald’s de Millau par des agriculteurs de la Confédération paysanne, dont José Bové, survenu il y a tout juste vingt ans, le 12 août 1999, est considéré comme une date clé de l’altermondialisme et de la politisation des questions d’alimentation en France. Par ailleurs, la nature des réactions et le degré de rejet face au développement de restaurants servant des cuisines étrangères sont très révélateurs des difficultés variables auxquelles se sont heurtées les différentes immigrations récentes. Ainsi, alors que les restaurants asiatiques (essentiellement vietnamiens et chinois) ont facilement obtenu droit de cité à la fin des années 1970 et dans les années 1980, l’apparition des kebabs a provoqué une levée de boucliers et ce sandwich rencontre aujourd’hui encore une certaine hostilité.

Se plonger, par exemple, dans les archives du journal Le Monde permet à la fois de retracer l’histoire de l’arrivée du kebab dans la société française mais aussi de capter les représentations collectives qui l’ont accompagnée et qui ont évolué au fil du temps. Tout au long des années 1970 et 1980, les rares mentions d’un « chiche-kebab » ou d’un « döner kebab » dans les pages du grand quotidien du soir n’apparaissent que dans des articles fournissant de bonnes adresses aux touristes qui visitent la Grèce ou la Turquie. Ce plat est alors clairement l’apanage de ces pays. Il est associé à une dimension touristique et n’a aucune existence sur le marché domestique. À partir du début des années 1990, il subit plusieurs évolutions. Premièrement, on commence de plus en plus à employer la simple mention « kebab » et non plus « chiche kebab » ou « döner kebab ». Deuxième évolution, et non des moindres, le kebab apparaît désormais dans les pages « France », « Société », voire « Politique », du quotidien, symptôme de son acclimatation progressive dans les villes françaises. Enfin, le terme de « kebab » tout court commence à désigner non seulement un sandwich consommé sur le territoire français mais également, par métonymie, l’établissement qui le sert.

À partir du moment où le kebab s’insère dans les pages consacrées à l’actualité intérieure, on le retrouve principalement associé aux problématiques de l’intégration et du communautarisme. Dans le contexte français, c’est moins la communauté turque, importatrice du sandwich comme on va le voir, qui est mise en avant que la population d’origine maghrébine, que ce soit comme principale clientèle des kebabs ou comme vivier d’entrepreneurs locaux qui montent leur propre affaire de restauration rapide.

La pop culture a repris et véhiculé cette association entre un sandwich et une population. Ainsi, par exemple, dans Leurs enfants après eux, le roman de Nicolas Mathieu couronné par le prix Goncourt 2018, qui décrit la vie de jeunes d’une vallée industrielle de l’Est de la France au début des années 1990, le groupe de jeunes d’origine maghrébine passant leur temps au pied des tours et barres de la « ZUP » locale sont décrits de la manière suivante :
« Quoi qu’il en soit, dans l’après-midi, on comptait en permanence cinq ou six garçons qui patientaient interminablement sous le préau, adossés au mur, assis sur un muret, crachant par terre et fumant des joints.
Il y avait aussi les grands qui venaient taper la discute. Une poignée de main, la main sur le cœur, quelques mots vite fait, la famille, ça va ça va, bien ou quoi. La plupart s’étaient rangés. Ils faisaient désormais de l’intérim, avaient un petit CDI chez Carglass ou Darty. Sami venait d’ouvrir son kebab près de la gare. On lui demandait comment ça va les affaires. Même s’il faisait bonne figure, on devinait l’anxiété, cette continuelle hantise de la banqueroute. Lui qui avait été le plus important grossiste de la vallée, il roulait désormais en 205. »

Si, dans les représentations collectives, les kebabs ont été associés à l’immigration maghrébine, c’est la communauté turque qui a joué un rôle déterminant dans l’essor des kebabs en France. Inventé à Berlin par un immigré turc au début des années 1970 selon la légende historique, ce type de restauration a progressivement essaimé en France, d’abord en Alsace, région frontalière de l’Allemagne et abritant une importante communauté turque, puis sur l’ensemble du territoire national. Le nombre d’établissements a connu une forte croissance dans les années 1990, période correspondant à l’arrivée en France de flux de populations importantes en provenance de Turquie. L’analyse anthroponymique éclaire bien ce phénomène démographique avec une augmentation sensible du nombre de nouveau-nées portant un prénom d’origine turc ou kurde.

Cet investissement massif de la communauté turque dans cette filière de restauration s’est traduit par un changement de dénomination dans le langage courant. Ce type de sandwiches avait, en effet, tout d’abord acquis une certaine visibilité, notamment en région parisienne, grâce au rôle de restaurateurs grecs du quartier latin qui servaient une clientèle d’étudiants, de touristes et de noctambules. En France, le nom originel d’usage fut d’abord « sandwich grec » ou « grec » (cf. l’expression : « On va se faire un grec ») avant que, progressivement, sous l’effet de la montée en puissance des Turcs dans cette filière, le terme de « kebab » s’impose. Les noms des restaurants traduisent bien la très forte emprise de la communauté turque sur ce type de restauration. À la lecture des listes de kebabs sur le site Pages jaunes ou sur le site spécialisé kebab-frites.com, les noms qui reviennent les plus fréquemment renvoient explicitement à la Turquie.

Un nuage de mots réalisé à partir de 1 300 noms de restaurants comportant le terme « kebab » confirme la prééminence d’une toponymie qui fait la part belle à l’aire géographique turque : Istanbul, Bosphore, Antalya, Anatolie, Adana ou Marmara font partie des toponymes les plus fréquemment associés à leur enseigne par les restaurateurs spécialisés dans le kebab, quand ils n’optent pas pour les classiques King, Royal ou Délice kebab.

Plus les mots occupent de la place sur le graphique, plus ils sont fréquemment associés au terme « kebab » dans le nom de société. Source : fichier Sirène.

De la même façon, l’analyse anthroponymique appliquée à un listing de 1 500 kebabs répartis partout en France pour lesquels nous disposions du prénom et du nom du gérant indique que 65% d’entre eux portent des noms ou des prénoms les rattachant à la Turquie. Les prénoms maghrébins représentent près de 20% de ce corpus, signe que cette immigration s’est également lancée, sans doute plus tardivement, dans cette filière de restauration. Des noms de restaurant renvoient d’ailleurs à cette aire géographique : Le Riad, Le Tanger, Le Carthage, Le Rif burger ou bien encore L’Oasis Kebab.

Ces chiffres témoignent de la nature très communautaire de ce type d’activités et principalement du fort investissement de la communauté turque. Dans les régions où sa présence est importante, comme en Alsace, cette communauté « truste » ce commerce. Parmi les gérants de kebabs de notre listing exerçant dans le Bas-Rhin ou le Haut-Rhin, 100% portent ainsi un patronyme ou un prénom turc.

Une forte densité de kebabs dans certaines petites villes trahit souvent la présence d’une communauté turque importante. C’est le cas, par exemple, de la petite ville de Flers dans l’Orne qui compte pas moins de 9 kebabs pour à peine 15 000 habitants, soit un taux record de 6,1 kebabs pour 10 000 habitants. Flers abrite une importante communauté turque venue travailler dans l’industrie dans les années 1970, notamment dans la fonderie Queruel et dans d’autres usines locales. Même cas de figure à Oyonnax dans l’Ain, commune qui compte pas moins de 10 kebabs pour 22 600 habitants ou à Cluses en Haute-Savoie (8 kebabs pour 17 000 habitants). Quand l’industrie locale a disparu ou a réduit de manière importante ses besoins en main-d’œuvre, des membres de la communauté turque se sont lancés dans l’entrepreneuriat en privilégiant le BTP, le petit commerce et la restauration, c’est tout naturellement que certains ont opté pour les kebabs. Toutes choses étant égales par ailleurs, on peut penser que le restaurant kebab dans la communauté turque a joué et joue le même rôle que le job de chauffeur Uber dans les communautés maghrébines et africaines en Île-de-France et dans quelques grandes agglomérations. Ils offrent la possibilité de s’établir à son compte sans avoir un apport financier important, un niveau de diplôme élevé ou un réseau relationnel étoffé.

La dimension politique du kebab : «  gastronationalisme » et « grand remplacement » culinaire

Le restaurant kebab n’est pas qu’un débouché professionnel, il constitue également, notamment pour la population issue de l’immigration (et pas seulement turque), un lieu de sociabilité et de restauration très bon marché. Dans ce contexte, dès les années 1990, décennie qui correspond à l’apparition du kebab dans le paysage français, la présence de celui-ci dans l’espace urbain va être considérée comme un indice de visibilité et de présence croissante des populations d’origine immigrée. Cette association entre un sandwich et une population sera précocement politisée et dénoncée par le Front national, dont les candidats s’opposent depuis des années à ces restaurants qui signaleraient le déclin de la civilisation judéo-chrétienne et annonceraient une forme de « grand remplacement » gastronomique vécu comme particulièrement anxiogène par la puissance de son symbole. Notons au passage qu’alors que la droite conservatrice et la gauche altermondialiste avaient pu combattre, sous des mots d’ordre différents et parfois convergents, le symbole du capitalisme globalisé que représentait l’enseigne McDonald’s, la croisade anti-kebab sera cantonnée à la droite « nativiste », nationaliste et identitaire française.

Cette politisation du kebab dans un contexte de montée des préoccupations identitaires s’observe dès les années 1990. Ainsi, lors des élections cantonales de 1994 à Mulhouse, dans le canton nord de la ville où se trouvent plusieurs « quartiers ‘difficiles’ », écrit à l’époque le quotidien Le Monde, le candidat Front national (FN) Gérard Freulet déclare au correspondant du journal : « Avec sept mille Turcs de plus en trois ans et l’ouverture de vingt-six restaurants ‘döner-kebab’ supplémentaires en six mois, le Mulhousien est touché dans son identité. »

Une décennie plus tard, en 2007, dans un reportage réalisé dans le village d’Hengwiller dans le Bas-Rhin, surnommé « Heilwiller » en raison des 45% de suffrages recueillis par Jean-Marie Le Pen lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, un habitant interviewé dans le bureau de tabac déclare : « Il suffit d’ouvrir les yeux. À Saverne [sous-préfecture du Bas-Rhin], il y a un kebab tous les dix mètres. Qui sont ceux qui touchent les aides sociales ? ». Le reporter ajoutait que si ces kebabs existaient bien, « ils ne sont pas fréquentés que par des Turcs. On y trouve des jeunes, des étudiants, des ouvriers, qui mangent le kebab avec des frites et du ketchup. À 3,50 euros, le prix du repas défie toute concurrence ». Il s’agit là d’une dimension importante sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin : alors que le kebab n’a été utilisé que comme marqueur identitaire dans le débat politique, il est également un symptôme très révélateur de la crise des centres-villes et d’un processus de fragilisation économique du bas de la classe moyenne.

À l’approche des municipales de 2014, un reportage de Rue89 montrait que le sujet de la « kébabisation », néologisme introduit par l’extrême droite, était devenu un axe de campagne, en particulier dans les villes du sud de la France qui ont connu une importante immigration et où la densité de kebabs dans les centres-villes paupérisés est souvent significative. Le candidat frontiste à Perpignan, Louis Aliot, l’évoquait par exemple dans des tracts. Après les élections, la controverse du kebab a rebondi à Blois à la fin de l’année 2014, le centre-ville historique de cette commune étant particulièrement bien doté en la matière. On pouvait alors lire sur le site du FN du Loir-et-Cher : « À vrai dire, on est en droit de se demander, dans une ville située au cœur de la vallée de la Loire et classée au patrimoine mondial de l’humanité, si cette prolifération d’enseignes exotiques correspond à l’image qu’en attendent les touristes, venus découvrir notre terroir. »

Mais c’est avec Robert Ménard, le médiatique cofondateur de Reporters sans frontières, candidat victorieux soutenu par le FN à la mairie de Béziers en 2014, que la visibilité des kebabs en ville et leur densité vont s’installer comme un sujet de débat politique national. Lors d’un reportage réalisé à Béziers entre les deux tours des élections municipales de 2014, Le Monde décrit la situation du centre-ville, dans lequel les commerces communautaires font partie des rares encore ouverts : « À Béziers, les kebabs et autres boucheries halal sont pourtant l’objet de tous les fantasmes. Notamment ceux qui estiment que la vieille ville – et ses taudis – est désormais aux mains des communautés maghrébine et gitane sédentarisées, qu’on ‘ne s’y sent plus chez soi’ et que l’insécurité, pourtant faible, y règne. En un mot, les kebabs, parmi les derniers commerces encore ouverts, symbolisent le déclin. »

Une fois élu, Robert Ménard réaffirmera sa croisade contre le kebab, dont il annonce vouloir interdire toute nouvelle ouverture dans le centre historique, à l’occasion d’un reportage d’Envoyé Spécial diffusé en 2015. Les propos du maire, alors rapportés dans les colonnes des journaux, ne laissent planer aucun doute sur la signification profonde que revêt cette mesure très symbolique : « Je trouve qu’à un moment donné, trop c’est trop. Quand il y a trop d’immigrés dans un pays, c’est trop d’immigrés […]. À un moment donné, dans le domaine alimentaire, dans le domaine de la restauration, je trouve que trop de kebabs, c’est trop. »

Réagissant à un article du site politique Le Lab d’Europe 1 en octobre 2015,  Robert Ménard persistera sur Twitter, déclarant : « J’assume. Je ne veux pas que Béziers devienne la capitale du kebab. Ces commerces n’ont rien à voir avec notre culture ! ».

Des maires appartenant à la Ligue du Nord italienne tiennent depuis plusieurs années exactement le même type de discours. Ainsi en 2011, le maire de Cittadella, une petite commune proche de Padoue, déclarait : « Si quelqu’un veut manger du kebab, qu’il le fasse chez lui ou hors du centre historique. Le kebab ne fait pas partie de notre tradition. » En 2016, Flavio Tosi, membre de la Ligue et maire de Vérone, avait pris un arrêté interdisant « l’ouverture des snacks liés à la culture orientale ou moyen-orientale car l’apparition de stands comme ceux-là porte préjudice à l’apparence de notre ville ». Les élus de la cité médiévale de Lucques, près de Florence, avaient eux aussi voté l’interdiction de « toute ouverture de restaurants ethniques car ils trahissent l’héritage culinaire toscan », Silvio Berlusconi qualifiant, quant à lui, le kebab de « menace intérieure ». Il n’est pas inintéressant de constater que c’est donc en France et en Italie, deux pays de gastronomie, que l’opposition politique aux kebabs est la plus forte. En Grande-Bretagne et surtout en Allemagne, le kebab et le « döner » sont beaucoup mieux acceptés et sont perçus comme un apport appréciable permettant d’enrichir et de diversifier la gastronomie nationale qui, il est vrai, n’est pas aussi variée qu’en Italie ou qu’en France. Le magazine turc Zaman rappelait que « la chancelière allemande, Angela Merkel, a été photographiée plusieurs fois en train de trancher un döner », alors que l’ancien leader travailliste britannique Ed Miliband avait publié une lettre d’encouragement et de remerciements aux intéressés sur le site British Kebab, parlant du « dur travail » et du « dévouement » des restaurateurs et employés de la filière.

En France, les représentations collectives entourant le kebab sont tout autres et l’association entre les restaurants de spécialité turque et l’immigration n’est pas l’apanage du discours frontiste. Dans un long article sur « Les ‘barbus’ dans le 9-3 » publié en 2006, Le Monde cite la présence de kebabs parmi les indices d’islamisation de la Seine-Saint-Denis : « Certains secteurs se sont doucement islamisés. Boucheries halal, librairies islamiques, kebabs fast-foods, agences de voyages pour La Mecque, taxiphones pour appeler au bled, coiffeurs maghrébins qui manient la tondeuse. »

C’est donc plus largement l’association quartier/islam/kebab qui ressort des mentions du sandwich turc dans le débat médiatique français. Les exemples sont nombreux, citons parmi les articles du Monde que nous avons recensés :

  • Une explosion d’origine criminelle se produit à côté d’une mosquée et d’un kebab en 2015 à Villefranche-sur-Saône ;
  • Des jeunes de quartier exclus des parcours scolaires les plus valorisés se plaignent d’être cantonnés à des « stages kebab » lors de leur stage de troisième censé favoriser la découverte de l’entreprise ;
  • Le mari de la femme voilée contrôlée à Trappes en 2013 par des policiers, point de départ de plusieurs nuits d’émeutes, est vendeur dans un kebab de Grigny ;
  • Des djihadistes de Daech sont décrits comme s’étant rencontrés dans une mosquée ou dans un kebab.

Il arrive enfin que le kebab quitte le terrain proprement communautaire pour se retrouver dans la rubrique des faits divers. Dans la nuit du 13 au 14 août 2019, un homme de quarante-quatre ans a été tué dans une rue de Montélimar (Drôme) devant un kebab, après que la victime a frappé son chien. Sur les réseaux sociaux, une version erronée a mis en cause le propriétaire du restaurant, qui a dû rétablir la vérité en s’exprimant dans les colonnes du Dauphiné. Il n’avait en réalité rien à voir avec l’altercation mortelle et n’était pas présent dans son restaurant au moment des faits. Le 16 août du même été, un serveur tunisien de vingt-huit ans était tué d’une balle dans un restaurant-snack de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) par un homme ayant estimé que son sandwich n’était pas servi assez rapidement. Selon Le Parisien, « aucun différend entre les deux hommes n’a été établi à ce jour. La seule hypothèse qui persiste est celle d’un kebab trop long à venir, selon le suspect. »

Le kebab, révélateur de la crise des centres-villes

Si les personnes d’origine turque et maghrébine constituent la très grande majorité des gérants et propriétaires de ce type de restaurants, les lieux de concentration des fameux kebabs sont plus divers qu’il n’y paraît. Schématiquement, on peut distinguer plusieurs terres d’élection des restaurants de kebab en France :

  • Les quartiers populaires de grands ensembles situés en banlieue des villes, où se concentre une importante population d’immigrés et de Français descendants d’immigrés, des zones marquées à partir des années 2000 par la visibilité accrue de l’islam. Dans ces quartiers, souvent peu fournis en commerces, le kebab est devenu une sorte de foyer communautaire, jouant un rôle assez comparable à celui du café traditionnel.
  • Aux abords des grandes places et artères commerçantes des grandes villes, dans lesquels les kebabs remplissent une fonction de cantine peu onéreuse pour les repas de midi et les fins de soirée, en particulier dans les villes étudiantes. L’implantation des kebabs peut dans certains cas être proche de la « rue de la soif » locale et souvent des gares, quartiers concentrant une vie nocturne.
  • Les centres commerçants des villes petites ou moyennes, et en particulier celles qui subissent un déclin de leurs petits commerces. Ce symptôme de déprise commerciale et de déclin économique est, par exemple, représenté par Nicolas Mathieu dans son livre, Leurs enfants après eux, dans lequel le personnage principal, Anthony, de retour dans sa ville après une période d’absence, constate, lors d’une virée nocturne dans sa ville natale d’Heillange au cœur de la Lorraine sidérurgique, que « les kebabs fleurissaient ».

Or, curieusement, ce dernier phénomène de déprise commerciale des centres-villes n’a été que faiblement associé au développement de la présence des kebabs dans ces quartiers, la dimension identitaire ayant souvent pris le dessus dans le débat médiatique. Pourtant, la vague d’ouverture des kebabs correspond à la période d’ouvertures frénétiques des centres commerciaux de périphérie : les années 1980 à 2000. Pourtant, une des causes de la désertification commerciale des centres de certaines villes moyennes françaises est la concurrence directe que représentent ces pôles de commerce extérieurs, très facilement accessibles en voiture (et dont les parkings sont gratuits) et regroupant sur un même site une grande variété de commerces d’abord alimentaires, puis vestimentaires et spécialisés (sport, bricolage, automobile, loisirs, maison) et étant plus récemment devenus des pôles de restauration accueillant toute la gamme des enseignes franchisées, du McDonald’s au Léon de Bruxelles.

Abordé par la grille de lecture urbanistique et commerciale plutôt qu’identitaire, le kebab se révèle être un indice de dévitalisation commerciale plus que de concurrence communautaire. Comme le souligne un bon connaisseur de la question du développement économique local avec lequel nous nous sommes entretenus : « Ce n’est pas politiquement correct de le dire, mais dans les villes moyennes le degré de dégradation du tissu commercial se mesure au nombre de kebabs, qui sont mêmes devenus la hantise des élus ! ». Outre le signal de paupérisation envoyé par la « kébabisation » rapide d’un quartier, l’une des craintes des responsables concerne la mixité hommes/femmes dans la mesure où les commerces désignés comme « communautaires » sont fréquentés par une clientèle majoritairement masculine.

La ville de Béziers est ainsi la ville moyenne dont le taux de vacance commerciale, c’est-à-dire la proportion de locaux commerciaux fermés dans son centre, était le plus élevé de France pour une ville de cette taille à l’époque où la controverse du kebab a éclaté. De 9,7% en 2001, ce taux monte dramatiquement à plus de 15% en 2012. Il atteint 24% en 2014, l’année de l’élection municipale qui voit Robert Ménard l’emporter.

Afin de vérifier si cette association était généralisée, nous avons comparé le taux de vacance commerciale de certaines villes à leur densité de kebabs (nombre de restaurants kebabs pour 10 000 habitants). Sans être linéaire, la relation va néanmoins dans le sens d’une corrélation positive, comme le montre le tableau suivant, entre un centre-ville où beaucoup de commerces sont fermés et une présence importante de kebabs. Cette corrélation ne doit pas être interprétée comme le signe que les kebabs auraient chassé les autres commerces. Le restaurant turc est plutôt ici un indice, un révélateur de crise urbaine, pour une raison simple : véritable tardigrade de la restauration, il a les moyens de résister plus longtemps grâce à son ergonomie, puisqu’il s’agit du seul format de restaurant dont la cuisine est intégrée à la salle principale, et à son business model, puisque l’univers du kebab est, contrairement au reste du secteur de la restauration rapide, très peu franchisé (les gérants de kebabs n’ont pas à payer de lourdes redevances ou des frais à des enseignes). En outre, il propose un mode de restauration peu onéreuse (à la fois pour le restaurateur et pour ses clients) qui en fait une sorte de commerce de crise.

Sources : Procos, 2015 pour les taux de vacance commerciale. Recensement réalisé par recoupement pour le nombre de kebabs (kebab-frites.com, Pages jaunes, Google Map).

En tendance, la densité de kebabs est donc plus importante dans les villes qui pâtissent le plus de la déprise commerciale et de la dévitalisation de leur centre-ville. Cette règle souffre néanmoins de certaines exceptions. Si l’implantation des kebabs est aujourd’hui nationalisée avec plus de 10 000 établissements recensés sur le territoire, les régions de l’Ouest sont un peu moins concernées par ce phénomène. Cela peut expliquer, par exemple, pourquoi la densité de kebabs est plus faible à Saint-Brieuc que dans d’autres villes affichant le même taux de vacance commerciale mais situées dans d’autres régions.

Autre paramètre entrant en ligne compte : la présence d’étudiants, la clientèle des kebabs se recrutant d’abord dans les générations les plus jeunes qui se restaurent volontiers dans la rue et ne disposent souvent que d’un petit budget pour manger. Dans les villes comptant une forte proportion d’étudiants dans sa population, la densité de kebabs est généralement plus importante. C’est le cas par exemple de Compiègne, qui, de par l’existence d’un pôle universitaire significatif organisé autour de l’UTC, abrite un fort contingent d’étudiants. Dopé par cette présence estudiantine, le taux de kebabs de cette ville de l’Oise est beaucoup plus élevé que celui prévalant dans d’autres villes appartenant à la même strate qu’elle en matière de vacance commerciale.

À la lecture du tableau, le cas de Forbach retient également l’attention avec un taux de 5 kebabs pour 10 000 habitants. Plusieurs facteurs se combinent manifestement pour aboutir à cette densité particulièrement élevée. Il s’agit d’une ville située dans l’Est de la France, à proximité qui plus est de l’Allemagne, pays qui a été le berceau de cette restauration. Forbach se caractérise par ailleurs par un taux de vacance commercial élevé et, comme beaucoup d’anciennes cités minières et industrielles, par un revenu par habitant peu élevé et par une présence immigrée conséquente.

Enfin, last but not least, compte tenu de son haut taux de vacance commerciale, la densité de kebabs à Béziers est proportionnellement moins élevée qu’ailleurs. Peu après que le nouveau maire Robert Ménard s’est plaint de la présence en trop grand nombre des kebabs dans la commune, en 2015, Le Monde a procédé à un décompte à l’issue duquel il apparaissait que cette spécialité n’était pas la mieux représentée parmi les restaurants de tradition étrangère ou les fast-foods. Surtout, Béziers a depuis investi dans la rénovation et l’embellissement de son centre historique et a mis en scène un revival identitaire aux frontières spatiotemporelles variables : occitan, français, judéo-chrétien, gaulois, gréco-romain…

Outre la valorisation du patrimoine bâti, du folklore et des traditions, cette politique se traduit par l’accent mis sur la glorification des « modes de vie » « à la française » et l’instauration de plusieurs mesures symboliques comme une « interdiction des paraboles et du linge aux fenêtres dans le centre historique », un « arrêté anti-chichas » et un autre « anti-crachats » et, bien entendu, la « lutte contre l’implantation de nouveaux kebabs et commerces communautaires ».

Extrait du magazine municipal de Béziers, n° 99, 15 juillet 2019.

Cette politique d’identité contient un volet commercial palpable lorsqu’on se promène dans le centre-ville, et qui peut être résumé par l’ambition municipale de devenir un « Béziers Chic ». En conservant des loyers deux fois plus bas que ceux de Montpellier tout en essayant d’attirer des commerces de bouche, des boutiques de mode, des restaurants et de grandes enseignes, Béziers a entamé une montée en gamme de son centre et de ses commerces et a fait retomber le taux de vacance commerciale en dessous de 17%, soit une baisse de 8 points en quatre ans. La présence de kebabs dans le centre historique est, à Béziers, discrète sinon inexistante, ces derniers étant en revanche nombreux aux abords de la gare SNCF.

Magazine Sortir en Biterrois n°11, du 11 juillet au 5 septembre 2019.

Vitrophanie posée sur un commerce vacant dans le centre historique de Béziers. Ces vitrines sont une manière de représenter le type de commerce recherché par la municipalité pour occuper les emplacements vides. Les kebabs n’en font généralement pas partie…

D’autres décisions d’aménagement urbain s’inscrivent dans cette politique identitaire affirmée, comme le choix d’inaugurer une promenade au nom du père Jacques Hamel assassiné dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, au pied de la cathédrale de Béziers, ou celle de renommer une allée en hommage au lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, à côté du monument célébrant le héros de la résistance Jean Moulin. Si de nombreuses communes ont renommé une rue en hommage au gendarme héroïque, seules deux d’entre elles, Béziers et Montfermeil, ont choisi de faire figurer la formulation discutée de « victime du terrorisme islamique » sur leur plaque commémorative. De la même façon, la rue du 19 mars 1962 (commémorant les accords d’Évian qui mirent fin à la guerre en Algérie) a été rebaptisée par Robert Ménard rue Hélie-Denoix-de-Saint-Marc, du nom d’un officier français ayant participé avec ses légionnaires au putsch d’Alger. L’espace urbain est ainsi utilisé par l’actuelle municipalité pour véhiculer et entretenir des références historiques chères à sa famille de pensée. Mais le maire est capable d’œcuménisme en mobilisant également via une fresque installée dans le centre-ville le souvenir de la révolte des vignerons du Languedoc de 1907, dont Béziers fut l’épicentre. Cet épisode historique, qui ne fait pas partie du panthéon traditionnel de la droite nationale, est néanmoins réapproprié par Robert Ménard dans sa stratégie d’exaltation d’une identité française et languedocienne, dans laquelle les kebabs et autres commerces communautaires n’ont pas leur place.

Indice d’un glissement « communautaire » de la consommation alimentaire dans les villes au cours des années 1990 et 2000, la multiplication des kebabs est également devenue le symptôme d’un appauvrissement des cœurs de ville et du déplacement de la consommation quotidienne à leur périphérie. Nous allons voir désormais que c’est dans le contexte d’une montée en gamme généralisée de la restauration française, qui a touché la restauration traditionnelle mais aussi les enseignes de fast-food, que le kebab a tiré son épingle du jeu et a progressivement repris la fonction qui était historiquement assignée aux petits bistrots, aux troquets populaires ou aux McDo des origines : nourrir le peuple.

Le kebab, dernier sandwich populaire ?

Lorsque McDonald’s s’implante en France, à la toute fin des années 1970, le choc est brutal pour les restaurateurs français traditionnels. Sur une archive de l’INA, on peut voir deux ouvriers déguster leur hamburger-frites dans un tout récent McDo expliquant au journaliste les avantages de cette formule de restauration rapide. Plus la peine de héler le serveur, puisqu’on commande en caisse et qu’on apporte son plateau à table, ni d’attendre son repas pendant une quinzaine de minutes. Le tout, pour des prix abordables et sans laisser de traditionnel pourboire…

Depuis cette première grande disruption alimentaire, qui avait été introduite par l’entrepreneur français Jacques Borel avec les restoroutes et autres Wimpy dès les années 1960, avant que les enseignes américaines ne profitent de la brèche ouverte une décennie plus tard, le fast-food est associé dans l’esprit des Français au low-cost de la restauration. Chaque année, le match entre les ventes de sandwich jambon-beurre et celles de hamburger donne une idée du rapport de force entre ces deux versions du sandwich populaire. Tous segments confondus, le second a pris l’ascendant sur le premier depuis quelques années, selon les chiffres compilés par le cabinet Gira Conseil, et la tendance se confirme à chaque nouvelle édition. La restauration populaire française s’est donc américanisée. Pour autant, ce face-à-face entre la cuisine française populaire et la culture nord-américaine du fast-food masque une évolution majeure : chacune de ces deux options coûte de plus en plus cher. Directeur du cabinet Gira Conseil qui ausculte chaque année ces ventes de sandwiches, Bernard Boutboul affirmait par exemple dans Le Figaro en 2017 : « On vit en France une disparition du fast-food, de la malbouffe, l’arrivée d’une certaine montée en gamme depuis plusieurs années, du fait-maison avec des produits bruts, à des prix assez élevés. »

Ainsi le célèbre hamburger, diminué en « burger » dans les années 2010, s’est invité dans les cartes de la restauration assise, en particulier dans les brasseries. À la faveur de cette migration des cuisines de McDo à l’assiette du restaurant traditionnel, l’image du burger s’est considérablement améliorée, voire embourgeoisée. Sa viande est de meilleure qualité, ses fromages souvent locaux, le pain est maison et le prix avoisine les 15 euros. Ce repositionnement du hamburger a fini par toucher le secteur de la restauration dite rapide lui-même, notamment son leader McDonald’s. L’enseigne américaine a opéré une très symbolique évolution stratégique en décidant de s’approvisionner auprès des éleveurs de viande française et, surtout, en contournant son image de malbouffe à travers plusieurs opérations : vente de salades, changement de couleur du logo sur fond rouge en faveur du vert qui évoque la vague de nourriture healthy et, plus récemment, service à table. En conséquence, le seuil psychologique que l’enseigne tente désormais de ne pas dépasser est plus proche des 10 que des 5 euros pour un menu.

Alors que les lieux qui accueillaient traditionnellement les budgets limités augmentent leurs prix, l’image même associée au sandwich évolue au tournant des années 2000 et 2010. C’est curieusement dans ces années d’après-crise que la vague de la sandwicherie haut de gamme, la street food, fait une entrée remarquée en France. Offre de niche, d’abord élitiste et parisienne, elle s’impose néanmoins rapidement dans les médias comme un nouveau standard de style de vie pour les citadins pressés à fort pouvoir d’achat. Quelques ouvertures marquent ce basculement symbolique comme Le Camion qui fume en 2011. Ce restaurant ambulant de burgers premium fondé par la cheffe d’origine américaine Kristin Frederick sera le premier spécimen français de food truck, véritable phénomène de mode gastronomique des années 2010. La même année, l’enseigne Big Fernand qui se positionne sur le made in France avec ses « hamburgés » contribue également à la montée en gamme du burger. Une formule basique (« Little formule ») chez Big Fernand coûte 16 euros. Hot dog, banh mi, tapas, bagel, pizza : peu de spécialités échapperont à la vague de montée en gamme et de raffinement culinaire. Frenchie To Go, qui propose des sandwiches de qualité d’inspiration américaine, ouvre en 2013 tout comme Grillé, premier kebab chic installé lui aussi dans cet épicentre des innovations culinaires qu’est le 2e arrondissement de Paris.

Les plats « canailles », de cuisine ménagère ou de grand-mère, sont en parallèle redécouverts, réinterprétés et « sublimés » par les membres d’une nouvelle génération de chefs, autour du mouvement de la bistronomie. C’est en fait tout l’univers de la restauration populaire qui s’est progressivement déplacé vers les goûts et les budgets des classes moyennes et supérieures. Dans ce contexte, le jambon-beurre au comptoir accompagné de sa bière à la pression migre du quotidien vers la pop culture, quand le hamburger est touché par un phénomène de gentrification. Quand l’essayiste Mathieu Bock-Côté se demande dans Le Figaro à propos de la controverse du kebab, « où [est] la France de la quiche, de la bavette et de la blanquette ? », on est tenté de lui répondre qu’elle n’a certes pas disparu, mais qu’elle a migré dans les guides consacrés à la bistronomie et le segment du « fast good ».

On peut prévoir que cette montée en gamme de la street food va se poursuivre, comme en témoignent les nombreux projets de foodcourt annoncés dans les centres commerciaux, les gares ou les quartiers centraux des grandes villes, l’offre variée et qualitative jouant un rôle de nouvelle locomotive pour attirer une clientèle de catégorie sociale plus aisée que celle des snacks et des kebabs.

Dans ce contexte, un sondage réalisé par l’Ifop révèle que les membres des catégories supérieures surconsomment tous les formats de restauration, de la brasserie traditionnelle à l’enseigne de sushis en passant par les fast-foods et même les fameux kebabs (tableau ci-dessous). Mais les résultats obtenus montrent également que le kebab est très clairement, à l’instar des fast-foods et des chaînes de pizza, un plat de jeunes. C’est dans la tranche d’âge des 18-24 ans que le taux de fréquentation de ces formats de restauration rapide explose, avec 91% de membres de cette génération qui se rendent au moins de temps en temps dans un fast-food comme McDonald’s ou Subway, contre 63% pour l’ensemble des Français, 73% qui fréquentent une chaîne de pizza (comme Pizza Hut, Domino’s) contre 55%, et enfin 78% qui se rendent dans un kebab, contre 46% des Français. Ainsi, même si le kebab est loin d’avoir atteint le taux de pénétration des fast-foods, c’est dans ce type de restaurants que l’écart entre les plus jeunes et le reste de la population est le plus marqué : +28 points entre les 18-24 ans et l’ensemble de l’échantillon pour les fast-foods contre +32 points pour le kebab !

Notons au passage que plusieurs formats de restauration populaire ont souvent suivi la même direction que l’ensemble du commerce de la fin du XXe siècle et du début du XXI: celle de la périphérie. Alors que kebabs et snacks sont plutôt situés dans les centres commerçants de la vieille ville, les autres options populaires se trouvent désormais aux abords des villes, accessibles uniquement en voiture dans les zones commerciales construites aux abords d’une nationale, d’une rocade ou d’une sortie d’autoroute. C’est le cas des grandes enseignes (McDonald’s, Burger King) qui préfèrent se placer près des flux automobiles dans les villes moyennes, ou des restaurants asiatiques de grande capacité qui ont émergé en bord de route et dans des ZAC et proposent des formules « buffet à volonté » autour de 10 euros. Dans ce contexte, le kebab reste le sandwich des assignés à la ville, de ceux qui ne disposent pas d’une voiture pour se rendre dans un centre commercial souvent éloigné du centre et mal desservi, comme le montre par exemple le cas de la répartition entre les formats de restauration dans la ville d’Arles (que nous étudions dans le détail plus bas).

Une exception à la règle de localisation centrale des kebabs français : en périphérie sud de Romans-sur-Isère, un kebab de format périphérique avec parking et service « drive », situé au bord d’un rond-point. On remarque à gauche, sur l’enseigne du bâtiment abandonné, l’écusson « Les Routiers », ancien format de restauration populaire marginalisé.

À la lumière de ces évolutions, la ligne de clivage semble moins se situer entre le homard et le kebab qu’entre le kebab et les autres formats de restauration aux tarifs plus élevés. Dans notre sondage, les sympathisants de La République en marche (LREM) dédaignent plus le kebab que ceux du Rassemblement national (RN) ; alors que 44% des Français proches politiquement du parti de Marine Le Pen fréquentent occasionnellement un kebab, ils ne sont que 40% parmi les sympathisants du parti présidentiel. C’est néanmoins beaucoup plus que chez Les Républicains (LR), dont seulement 28% des sympathisants affirment fréquenter ce type de restaurants, l’effet d’âge jouant à plein pour expliquer ce faible résultat dans la mesure où l’électorat LR est beaucoup plus âgé que la moyenne des électeurs. À titre plus anecdotique, notons que l’honneur semble sauf pour Benoît Hamon, puisque c’est parmi les candidats à la présidentielle de 2017 celui dont les électeurs fréquentent le plus les kebabs (51% contre 48% pour les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, 44% pour ceux de Marine Le Pen et seulement 22% pour ceux de François Fillon.) Il est tentant de rapprocher ce résultat de la sociologie de l’électorat Hamon de 2017 : une population jeune et diplômée (mais aussi issue de l’immigration, le candidat socialiste réalisant un score de 17% parmi les musulmans) qui voit d’un bon œil le multiculturalisme gastronomique caractéristique des grandes villes.

Au final, la longévité du kebab et sa bonne résistance aux bouleversements sociaux, démographiques et commerciaux des dernières années peut s’expliquer par sa capacité à s’adapter au contexte de la restauration française. Dans un mémoire consacré aux kebabs du Grand Paris, Marion Le Crom indique ainsi que les entrepreneurs locaux ont développé un « kebab à la française ». C’est le cas du produit lui-même : « créé par l’influence mutuelle de plusieurs cultures, à la fois turque, allemande mais également française, le sandwich a su s’adapter au goût de la clientèle locale. Il est ainsi devenu au fil des années un produit français à part entière, la France étant un des seuls pays à manger le kebab avec des frites. »

Par ailleurs, sur le plan de l’aménagement intérieur et extérieur des restaurants, « il existe un modèle français de kebab », « la forte présence de tables dans les kebabs » étant « une particularité très française » : « Ce modèle est en particulier lié à l’organisation spatiale du restaurant. Le peuple français est considéré comme celui qui passe le plus de temps à table et à des heures qui restent plus ou moins fixes. Cette particularité se retrouve dans la conception même du kebab français et grand-parisien et dans ses lieux de vente. Dans chaque restaurant kebab ou presque on trouve au minimum deux ou trois places assises afin de permettre aux clients de s’asseoir. La capacité des kebabs grand-parisiens varie dans une moyenne de 8 à 20 tables, soit entre 16 et 40 places assises. »

Sociologie de l’implantation des kebabs sur le territoire : trois études de cas

Cas numéro 1 : Perpignan

Le cas de Perpignan est sociologiquement assez intéressant en ce qu’il illustre un certain nombre de ces tendances et de phénomènes se retrouvant dans de nombreuses autres villes. Comme le montre la première carte, l’implantation des kebabs et celles des enseignes de la restauration rapide diffèrent très nettement. Les établissements McDonald, Burger King, Quick et KFC sont tous situés dans la grande périphérie et jamais dans l’hyper-centre. Souvent implantés à proximité de zones commerciales ou sur des axes de circulation importants, ces restaurants visent une clientèle disposant d’un véhicule et d’un certain pouvoir d’achat.

À l’inverse, dans la plupart des cas, les kebabs sont situés dans l’hyper-centre ou dans les quartiers proches de l’hyper-centre (notamment celui de la gare). Ils ne s’adressent donc pas à la même population. La cible est ici davantage un public non motorisé : étudiants, noctambules mais également population modeste des quartiers centraux. En effet, Perpignan à l’instar d’autres villes du Sud de la France compte des quartiers paupérisés dans une bonne partie de son centre, quand les classes moyennes et favorisées occupent certains quartiers pavillonnaires périphériques. Cette forte densité de kebabs dans le centre-ville symbolise d’ailleurs pour une partie de la population le phénomène de paupérisation, voire de déclin de la cité perpignanaise. D’autres (et parfois les mêmes) y voient également un symptôme de communautarisation et d’une présence croissante de la population maghrébine dans le centre-ville. Or, la carte montre que, dans la majorité des cas, les restaurants kebabs ne sont pas implantés dans les quartiers à forte présence immigrée. Si, comme on l’a vu, les gérants de ces établissements sont massivement issus de l’immigration, leur logique d’implantation n’est pas d’abord communautaire mais marketing et guidée par des considérations liées à l’urbanisme commercial. Le centre-ville, offrant des emplacements relativement bon marché et bien situés pour capter une clientèle jeune et peu fortunée, est privilégié par les entrepreneurs du kebab. Comme le montre la première carte ci-dessous, ces derniers ne semblent pas opter préférentiellement pour les quartiers où la population issue de l’immigration est la plus importante. On ne compte ainsi pas de kebab dans la cité Clodion-Torcatis ni à proximité de la place Cassanyes. Cette place située dans le vieux cœur historique de Perpignan (quartier Saint-Jacques) affiche en revanche une importante concentration de boucheries halal (trois sur la place et plusieurs autres à proximité immédiate). Comme le montre la seconde carte, l’implantation des boucheries halal est bien davantage corrélée à la location de la communauté maghrébine que ne l’est celle des kebabs, qui apparaissent plutôt comme un commerce semi-communautaire.

Cas numéro 2 : le Vaucluse, entre kebabs de centre-ville, poussée identitaire et tourisme gastronomique

Le département du Vaucluse constitue un autre cas intéressant à plusieurs titres. Comme dans de nombreuses agglomérations du sud de la France, les centres de certaines de ses villes sont paupérisés et la ségrégation des populations est assez marquée, ce qui se traduit dans certaines localités par une présence de populations pauvres et immigrées dans les quartiers centraux et une périurbanisation des classes moyennes et supérieures dans les communes alentour.

Localement, les deux processus de paupérisation et d’ethnicisation sont parfois liés, et nourrissent d’ailleurs un discours récurrent de la perte et du déclin, dans un contexte d’identité provençale fortement (ré-)affirmée. Les cas de Bollène et d’Orange, gouvernées par la Ligue du Sud, déclinaison régionale du FN fondée par le maire d’Orange Jacques Bompard, sont des émanations chimiquement pures de cette rhétorique folklo-identitaire sudiste. Par ailleurs, trois de ces villes, Avignon, Cavaillon et Carpentras, bénéficient du programme gouvernemental Action Cœur de Ville, qui concerne 222 villes moyennes françaises touchées par le phénomène de déprise commerciale du centre détaillé plus haut.

Sur la carte qui suit, la répartition des kebabs se révèle être un indicateur fiable de cette fragmentation socioculturelle : la concentration des kebabs et des petits snacks s’effectue dans les communes du couloir rhodanien et de la basse vallée de la Durance, où le prix de l’immobilier est le moins élevé, là où la présence immigrée est la plus significative et où l’attrait touristique moins important.

La carte ne se limite cependant pas à l’identification des restaurants rapides bon marché de centre-ville, mais présente aussi les implantations des restaurants distingués par une ou deux étoiles au guide Michelin. Or, il saute aux yeux que la localisation de ces étoilés sur la carte n’est pas la même que celle des kebabs et snacks : c’est dans l’est et au sud du département, dans et autour du parc naturel régional du Luberon, que l’offre de gastronomie haut de gamme est la mieux représentée. Dans ce territoire, les villas, bastides, domaines et hôtels d’exception accueillent une clientèle touristique française et internationale particulièrement fortunée, en recherche d’un hédonisme provençal premium. Le caractère prestigieux de la destination a, par exemple, attiré cette année le chef Jean-François Piège, qui a ouvert le restaurant Clover Gordes dans le domaine de La Bastide de Gordes. Des villages comme Cucuron ou Lauris concentrent également une offre de restauration très haut de gamme.

Cette dualité pousse à raisonner par l’absurde pour se demander quels sont les lieux dans lesquels on ne trouve généralement pas de kebab : il s’agit des stations balnéaires et de montagne les plus prisées, des villages touristiques mais aussi des quartiers huppés de centre-ville et de banlieue résidentielle, comme si la croissance des revenus des résidents et la qualité paysagère dissuadaient l’implantation de ce sandwich du pauvre souvent stigmatisé.

Cas numéro 3 : Arles, entre kebabs et gentrification

Les mêmes observations peuvent être faites un peu plus au sud à propos du cas de la commune d’Arles (Bouches-du-Rhône), une ville dont le patrimoine romain et médiéval exceptionnel et la proximité avec la Camargue et les Alpilles lui valent d’accueillir de très nombreux touristes et résidents secondaires. Les Rencontres internationales de la photographie, festival qui se déroule de juillet à septembre, y drainent lors de la semaine d’inauguration une population de professionnels de la culture et des médias en grande partie originaire d’Île-de-France. Depuis quelques années, le projet de fondation Luma porté par la mécène milliardaire et collectionneuse d’art Maja Hoffmann reconfigure la ville et renforce le caractère exceptionnel de cette destination à la croisée des mondes de l’art, des médias et des people. « Au bar Le Tambourin, place du Forum, lit-on dans un reportage du magazine The Good Life, on croise Édouard Baer, Virginie Efira, Patrick de Carolis, Daniel Auteuil ou encore Jean de Loisy, l’ancien directeur du Palais de Tokyo, résidents de fraîche date qui s’échangent leurs adresses de maraîchers bio. »

Arles compte ainsi pas moins de neuf adresses recensées par le guide du Fooding – dont sept dans l’hyper-centre – pour seulement 50 000 habitants. C’est à notre connaissance le taux de restaurants Fooding le plus élevé de France. Alors que les chaînes de restauration assise et celles de fast-food (McDonald’s, Burger King, La Pataterie, Buffalo Grill…) se situent dans la zone commerciale à l’entrée sud de la ville, l’hyper-centre consiste en une curieuse co-existence de snacks-kebabs et d’adresses chics. Plus précisément, les restaurants à la mode se situent dans l’hyper-centre antique, quand les kebabs sont situés un peu en retrait, au nord autour du quartier de la gare ou sur le boulevard des Lices qui enserre la ville et où se tient un marché populaire. Dans une petite ville comme Arles, cette proximité induit une coprésence sur la ligne de gentrification de la ville : « le quartier de la Roquette, qui passait pour mal famé il y a encore dix ans, a perdu ses kebabs au profit de bistrots ‘slow food’ et de bars à huîtres. Le quartier Voltaire connaît la même métamorphose », complète le magazine The Good Life. La carte que nous avons dressée sur Google Map de quelques adresses arlésiennes reflète parfaitement cette dualité sociologique, ou plutôt cette tripartition entre adresses chics, snacks-kebabs de centre-ville et restauration périphérique franchisée.

Un kebab et un restaurant Fooding dans le quartier Voltaire à Arles.

Le partage du territoire entre les formats de restauration populaire : dans la vieille ville et le centre commerçant d’Arles, des snacks et des kebabs nombreux. Les enseignes de restauration rapide sont situées en périphérie.

Exemple de buffet asiatique bon marché situé dans la périphérie d’Arles.

Conclusion : le tacos, un nouveau kebab ?

Si le kebab a fortement polarisé le débat politique et médiatique en France, depuis une dizaine d’années, un nouveau type de fast-food a fait son apparition sur le territoire français : le tacos. Ou, plus exactement, la version francisée de cette spécialité mexicaine qui se déguste dans une galette de blé. Si de nombreux indépendants se sont lancés, l’enseigne O’Tacos a pris une avance difficilement rattrapable, avec un objectif de 300 points de vente en 2019.

Si 28% seulement des Français interrogés se sont rendus au moins une fois de temps en temps dans un restaurant de tacos, déjà 57% des moins de vingt-cinq ans l’ont fait, soit 29 points de plus ! Ce tropisme est dû notamment au contenu particulièrement calorique du taco, qui peut, pour un prix modique, contenir dans sa galette plusieurs viandes, une sauce au fromage, des frites et divers accompagnements. L’aspect nouveau de cette cuisine mais également la variété des assortiments proposés ne sont pas pour rien dans le succès croissant que rencontre le tacos en France.

Le prix de départ est proche de celui d’un kebab, en revanche l’ajout d’options facturées et le passage au menu évoquent plutôt le modèle Starbucks. Quoi qu’il en soit, on peut se demander si le taco ne remplit pas une fonction analogue à celle du kebab et n’est pas en train de suivre la même trajectoire d’implantation. O’Tacos a d’abord ouvert des franchises dans des banlieues populaires franciliennes pour des raisons économiques, séduisant une clientèle de jeunes de ces quartiers, puis son implantation s’est généralisée et a valu à l’enseigne d’être prisée de l’ensemble des jeunes lycéens et étudiants. L’association à une culture gastronomique largement méconnue en France, la cuisine mexicaine, à laquelle aucune vague d’immigration importante n’est associée contrairement au cas nord-américain, a permis une implantation beaucoup moins passionnelle de ce sandwich au sein de la société française. C’est, contrairement au kebab, souvent associé à un mode de consommation communautaire, plutôt la qualité nutritionnelle qui fait débat dans le cas du taco français.

Il est difficile de prédire si le taco sera encore consommé en France dans les dix prochaines années. Il est en revanche certain que les milliers de kebabs en activité se maintiendront, en dépit du renouvellement des modes, de la montée en gamme de la restauration populaire, de la gentrification et de l’évolution des régimes alimentaires, parce qu’ils représentent une option de plus en plus rare dans la société française, celle d’un sandwich populaire.

Il est possible que ce maintien aille de pair avec une normalisation du kebab, dont on constate qu’il est de plus en plus souvent proposé en association avec d’autres sandwiches (paninis, tacos, croque-monsieurs, naans, burgers, hot-dogs) quand il n’est pas carrément intégré à des cartes classiques, comme dans les pizzerias qui proposent parfois une pizza-kebab, ou dans des bistrots qui servent une assiette kebab aux côtés de spécialités traditionnelles.

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