Dettes communes, vers une nouvelle étape de la construction européenne

La Commission européenne a proposé d’associer au budget européen un plan de relance constitué de 750 milliards d’euros, sous la forme d’une dette commune aux vingt-sept États membres. Ce pas important de la construction européenne reste suspendu à l’accord de l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement européens, comme l’analyse Théo Verdier, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès.

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’est appuyée sur la proposition franco-allemande pour contourner l’obstacle des négociations du prochain budget européen. Les débats sur l’enveloppe budgétaire européenne pour la période 2012-2027 sont en effet bloqués depuis l’année passée, les États membres ne souhaitant pas compenser le retrait britannique pour financer les priorités européennes. Pour répondre à la crise du coronavirus, la Commission a donc fait le choix d’associer au budget déjà négocié un fonds additionnel de 750 milliards d’euros dédié à la relance de l’économie européenne.

Concrètement, l’Union empruntera directement sur les marchés pour distribuer 500 milliards d’euros de subventions aux États qui en ont le plus besoin. L’Italie recevra ainsi 80 milliards en tant que premier pays bénéficiaire. S’y ajoutent 250 milliards de prêts consentis à des taux d’intérêts quasi négatifs, obtenus grâce au crédit de l’Union européenne (UE) sur les marchés financiers.

Un premier pas pour doter l’Union européenne de conséquentes ressources propres

L’Union européenne ne commencera à rembourser ces emprunts qu’à partir de 2028, ce qui remet à plus tard le débat sur la contribution de chaque pays membre à l’effort de financement. Deux solutions seront alors possibles. Un remboursement réalisé à partir de la contribution directe des États. Ou un financement sur la base de nouvelles sources de revenus. On peut citer la mise en place d’une taxe européenne sur les géants du numérique ou l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés comme de potentielles sources d’argent frais pour les finances publiques européennes.

Dans son discours au Parlement européen, Ursula von der Leyen a présenté son plan de relance comme un nouveau « moment décisif » de la construction européenne, comparable au traité de Rome de 1957 ou à l’élargissement vers l’Est de 2004. Car une fois la machine du financement commun lancée, on imagine mal l’Union européenne revenir en arrière : vers un système où chaque État membre négocie sa contribution au budget en fonction des financements qui reviendront sur son sol. Le « saut en avant » vers les dettes communes constitue le premier pas vers la possibilité pour l’Union européenne de lever de conséquentes ressources propres, et donc de gagner son indépendance politique.

Un tournant politique et idéologique

Face aux parlementaires européens, l’ancienne ministre de la Défense allemande, Ursula von der Leyen, illustre le volte-face d’une partie de la classe politique européenne. Si les États du Sud de l’Union pressent depuis de nombreuses années pour émettre une dette commune, la droite européenne et notamment allemande s’y est toujours opposée. Un affrontement idéologique débloqué par Angela Merkel face à l’ampleur de la crise. Une grande partie de la CDU allemande, et même l’inflexible ancien ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, soutient désormais que l’économie outre-Rhin ne peut afficher de croissance durable indépendamment du reste du marché unique. Selon un sondage commandé par Der Spiegel, près de 51% des Allemands sont favorables au plan de relance, même parmi la part de la population s’estimant proche de la CDU. 

Les tenants d’une plus grande solidarité européenne ont ainsi gagné la bataille des idées. Il leur reste néanmoins à convaincre les quatre États « frugaux » : Pays-Bas, Autriche, Finlande et Danemark. Ils défendent un scénario revu à la baisse, où l’UE n’accorderait que de simples prêts aux États les plus en difficultés. Leur front commun n’est toutefois pas parfait. Les Verts autrichiens, membres de la coalition gouvernementale qui soutient le chancelier Sebastian Kurz, se sont par exemple ralliés à la proposition franco-allemande d’un plan de relance européen.

Le Parlement européen a salué le cadre financier annoncé par la Commission européenne, et même formulé des attentes allant au-delà des ambitions annoncées par l’exécutif européen. La bataille institutionnelle et politique demeure donc principalement à mener au sein du Conseil européen, où l’unanimité des vingt-sept chefs d’État et de gouvernement est requise pour avaliser le prochain budget. Des concessions seront nécessaires pour rassurer les États les plus réticents. Un mouvement amorcé par le président du Conseil italien Giuseppe Conte, qui selon Libération a promis suite à une conversation téléphonique avec son homologue néerlandais la mise en œuvre de réformes structurelles dans son pays. L’Union doit désormais se positionner sur un chemin de crête, entre le franchissement nécessaire d’une nouvelle étape de la construction européenne et l’obtention d’un consensus entre ses membres.

Cette tribune est parue sur le site des Échos le 29 mai 2020.

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