Dialogue Kosovo-Serbie : vu de Pristina, pourquoi cela ne fonctionne pas ?

Où en est le dialogue entre le Kosovo et la Serbie ? Est-on sur la voie d’un accord de normalisation entre les deux États ? Sébastien Gricourt, directeur de l’Observatoire des Balkans de la Fondation Jean-Jaurès, revient sur le processus de ce dialogue depuis son origine et dont les négociations sont fort complexes pour l’ensemble des acteurs en présence, notamment l’Union européenne.

Au cours de l’année passée, le dialogue entre la Serbie et le Kosovo arbitré par l’Union européenne a semblé être engagé sur une voie qui déboucherait sur un accord de normalisation de relations entre les deux États. En ce début d’année 2019, l’issue de ces négociations semble toujours aussi peu évidente, et ses chances d’aboutir paraissent s’éloigner. L’objet de cette note est donc de revenir sur le processus de ce dialogue depuis son origine en se concentrant sur le regard du Kosovo. Les limites de ce pays à exercer une pleine souveraineté, les dépendances extérieures mêlées aux rivalités politiques internes minent la légitimité des acteurs à négocier et nuisent aussi à la crédibilité de l’Union européenne.

Dialogue : on en parle beaucoup mais qui se parle ? 

Il fallait bien commencer…

Ce dialogue se déroula d’abord sous les auspices du Service européen d’action extérieure à un niveau technique de représentants seniors entre mars 2011 et mars 2012. À maints égards, il prolongeait les activités que le Pilier IV sous autorité européenne (reconstruction et développement) de la mission onusienne (MINUK) assumait auparavant. Il advenait après qu’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies (13 octobre 2010) prit note de l’avis de la Cour internationale de justice saisie à la demande de la Serbie en 2008 et qui avait conclu le 22 juillet 2010 que la déclaration unilatérale d’indépendance des institutions provisoires du Kosovo le 17 février 2008 était conforme au droit international. Nous aurions pu alors nous attendre à ce que ce processus visant à normaliser les relations entre les deux pays n’abordât plus la question du statut du Kosovo mais permît plutôt à ce dernier de renforcer sa gouvernance et sa souveraineté sur tout le territoire. Comme nous allons le voir, c’est bien une voie inverse qui fut empruntée et les acteurs politiques ont leur part de responsabilité.

D’abord, les accords techniques – douanes, liberté de circulation, reconnaissance mutuelle des diplômes universitaires, cadastres, participation du Kosovo aux forums régionaux – atteignirent rapidement leurs limites d’application, ce qui nécessita une implication politique de haut niveau. De plus, septembre 2012 marquait symboliquement la fin de la supervision internationale du Kosovo assumée par un représentant civil international qui conservait en outre son autre casquette, celle de représentant spécial de l’Union européenne. Dès le mois suivant et jusqu’en octobre 2014, la Haute représentante et vice-présidente de la Commission (HR/VP), Catherine Ashton, rehaussa alors le dialogue au niveau des dirigeants politiques. Elle réunit ainsi à plusieurs reprises les Premiers ministres d’alors de Serbie et du Kosovo, respectivement Ivica Dačić et Hashim Thaçi. 

Ce dernier était à cette époque mandaté par l’Assemblée du Kosovo pour mener les négociations à la tête de son gouvernement, appuyé par son Parti démocratique du Kosovo (PDK) alors majoritaire après un scrutin législatif frauduleux qui « a même constitué un recul » démocratique. Le pouvoir exécutif négligea alors volontairement d’apporter sur ces discussions une information circonstanciée et régulière à l’Assemblée, rendant ainsi caduque la résolution parlementaire qui visait à contraindre la primature à plus de transparence. Cette attitude devint véritablement une source de tensions politiques après la signature de l’accord de Bruxelles du 19 avril 2013, présenté comme « historique » car il posait les principes de la normalisation. Les débats qui s’ensuivirent à l’Assemblée permirent certes un vote de soutien au-delà des deux tiers de voix requis (89 sur 120), mais au prix de tensions vives au sein même du PDK, y compris de la part du président de l’Assemblée, et d’une opposition dure incarnée par le Mouvement autodétermination (LVV) dont le poids n’allait dès lors cesser de croître.

… puis vint la question : Association ou Communauté pour les Serbes du Kosovo ?

De cet accord d’avril 2013, ce sont les six premiers points sur les quinze qui cristallisent les critiques et font converger les oppositions, notamment au sein même de la majorité. Un consensus dominant, et soutenu par une large partie de la société civile négligée par les institutions et Bruxelles, s’opposait à la perspective de créer une entité rassemblant les municipalités serbes du Kosovo. Appelée « Association » pour la majorité albanaise ou « Communauté » pour la minorité serbe et la Serbie, le double langage imposé par Bruxelles est fidèle à l’art éprouvé de cette ambiguïté constructive et créative. 

Au Kosovo, l’opposition n’eut aucun mal à rappeler ce que fut la Communauté qui rassembla en 1991 quatorze localités serbes de Bosnie avant qu’elle ne proclamât une Republika Srpska entérinée en 1995 par les accords de Dayton. Le Premier ministre Hashim Thaçi répétait à l’envi que l’intégrité territoriale du Kosovo et l’autorité de l’État ne seraient pas altérées par cet accord qui traçait la voie de l’intégration « euro-atlantique » du pays. Pourtant, les compétences et le droit de former une Assemblée consultative font bien de cette entité une strate institutionnelle supplémentaire entre le gouvernement central et les municipalités serbes, et non pas l’équivalent d’une ONG. 

Les autres points de cet accord, lesquels reprenaient en partie ce qui avait déjà été engagé dans le cadre du dialogue politico-technique (police et justice communes, énergie, télécommunications), ne pesaient pas lourd face à la menace de l’Association/Communauté, laquelle se cristallisait par des incidents répétés ou des situations gelées autour de la traversée du pont de Mitrovica. Le point 14 était le plus mis en avant par l’Union européenne, car il stipule que nul des deux parties ne pourrait nuire le moment venu au processus d’intégration de l’autre. Cela ne suffisait pas pour apaiser les tensions. Cet article qui se voulait contraignant et garantissant pour le Kosovo une perspective européenne non entravée par la Serbie fut plutôt interprété comme un renoncement politique de Pristina. Il entamait aussi la confiance envers l’Union européenne. Car c’est grâce à l’accord de Bruxelles que la Serbie obtenait en juin 2013 l’ouverture des négociations de son adhésion (12 chapitres communautaires ouverts depuis sur 35). Tandis que si le Kosovo obtenait le droit de négocier cette étape initiale d’un accord de stabilisation et d’association, en vigueur depuis 2016, il ne bénéficie toujours pas à ce jour de la libéralisation des visas temporaires à la différence de tous les pays de la région.

Les appréhensions au Kosovo ne firent que croître après que la Liste serbe (LS), une formation politique créée par le Premier ministre Aleksandar Vučić, rafla neuf sièges sur les dix réservés aux Serbes lors des élections législatives anticipées de juin 2014. Il venait précisément de fonder la LS dans la perspective de contrôler l’Association/Communauté. Le but non dissimulé étant de positionner la LS comme une formation sous contrôle belgradois incontournable pour l’exécutif kosovar, au nom des postes réservés à la minorité serbe, et comme une force de blocage à l’Assemblée où tout amendement constitutionnel nécessite un double vote qui inclue celui des vingt sièges réservés aux minorités. Cette volonté de créer un « cheval de Troie » découlait du constat fait à Belgrade que, en dépit des pressions du pouvoir serbe sur les Serbes du Kosovo, et comparativement aux élections municipales de 2009, ces derniers avaient quand même plus voté à celles de 2013, même si cette participation restait relativement basse. 

Le 25 août 2015, profitant de la trêve estivale, c’est le Premier ministre Isa Mustafa – ancien maire de Pristina battu par le LVV et dirigeant depuis 2010 la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) – qui prolongea l’accord de Bruxelles en signant avec son homologue serbe, sous médiation européenne, un accord définissant les principes généraux de l’Association/Communauté (et des autres chapitres liés à l’énergie, les télécommunications et la liberté de circuler sur le pont de Mitrovica). 

La trahison du dirigeant de la LDK, qui avait mis fin en 2014 à un semestre de chaos politique post-électoral en brisant l’unité de l’opposition laquelle misait sur le renvoi du PDK dans l’opposition, augurait déjà d’un mandat difficile pour le Premier ministre. Mais l’absence de consultations et de transparence de la part de l’équipe de négociations gouvernementale heurta l’opinion publique et accéléra la convergence des oppositions pour empêcher la rédaction des statuts de cette entité. La Cour constitutionnelle leur donnait même raison en décembre 2015 en concluant que cette entité voulue par l’Union européenne (et par les États-Unis) à la demande de Belgrade violait vingt-trois articles de cette Constitution du Kosovo, pourtant rédigée et validée par la « communauté internationale ».

Le dialogue perturbé au Kosovo par d’autres contraintes 

Mais la gestion du Kosovo n’est pas à un paradoxe près et sa cohérence est moins à chercher dans les textes que dans les objectifs fixés en premier lieu par Washington et Bruxelles. La flexibilité s’impose, notamment à l’égard du document fondamental de la jeune République. Après tout, en tant que principaux corédacteurs, Américains et Européens s’en sentent aussi copropriétaires. 

Ainsi en va-t-il de la loi du 3 août 2015 soumise par le gouvernement à l’Assemblée sous la pression internationale. Elle proposait l’amendement constitutionnel (article 162) qui instaurait les Chambres spécialisées et le Bureau du procureur spécialisé. Après le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), le Pilier Justice de la MINUK puis la mission européenne d’État de droit EULEX, voilà que le Kosovo doit accueillir une quatrième juridiction internationale de justice pour juger les crimes de guerre. Ce nouveau tribunal est financé par l’Union européenne, et il a la particularité d’intégrer tous les niveaux de recours du système judiciaire du Kosovo, mais avec des juges européens et un procureur américain basés hors du pays, en l’occurrence à La Haye. Innovation hybride originale intégrant le droit du Kosovo et le droit pénal international, il est censé parer aux failles du TPIY dont il fallait anticiper la fermeture en décembre 2017. 

Il doit son existence aux allégations de 2008 jamais étayées de l’ex-procureure du TPIY, Carla del Ponte, mais qui furent suivies d’un rapport en 2010 de l’ex-procureur et sénateur suisse, Dick Marty, mandaté par le Conseil de l’Europe. Les accusations visent des crimes de guerre présumés commis par l’ex-Armée de libération du Kosovo (UÇK), et en particulier un trafic d’organes. Ce rapport incita la création d’une Task Force au sein d’EULEX, qui ne fit pas mieux que la justice du Pilier Justice de la MINUK pour répondre à ces allégations. Au final, le Kosovo connaît une nouvelle expérimentation, alors même que trente-cinq Albanais et vingt-sept Serbes ont été condamnés pour un conflit qui a causé la mort de plus de 13 000 personnes, dont 81% sont des Albanais. Nonobstant, la disproportion de ces chiffres nourrit un sentiment d’injustice au Kosovo, ceux-ci révèlent surtout les échecs répétés de la justice internationale.

Mais la question du tribunal spécial percute le dialogue à ses deux extrémités. D’abord, car c’est sous la pression des suites données au rapport du Conseil de l’Europe que le Premier ministre Hashim Thaçi, visé notamment par les allégations, finit par assumer le dialogue. Il parie qu’en jouant l’acteur constructif et incontournable, il restera protégé et échappera à d’éventuelles poursuites. Non pas qu’il faille croire nécessairement à la véracité des allégations de trafic d’organes. Mais des crimes imputés à l’UÇK ont en effet été commis, contre environ cinq cents civils, y compris des crimes politiques intra-albanais pendant et après la guerre. La LDK en fut essentiellement victime, ce qui explique pourquoi il est le seul parti qui affiche un soutien ouvert à ce tribunal. La période de compétences des jugements du tribunal – de janvier 1998 à décembre 2000, donc au-delà du conflit – suscite en réalité dans la société des espoirs que seront punis des crimes perpétrés par un groupe d’individus au nom de la mainmise qu’ils ont orchestrée sur les leviers politiques et économiques. Il ne s’agit donc pas pour eux de juger spécifiquement l’UÇK. Alors que le Kosovo entre dans une prétendue phase finale du dialogue et que le tribunal spécial a convoqué ses premières auditions en janvier 2019 (après un retard dû au départ en retraite du procureur américain), les deux processus devraient cette année se percuter et occasionner une savante gestion de crise à laquelle le Kosovo est coutumier.

Le second élément qui perturba la poursuite du dialogue et affaiblit l’exécutif fut la signature le 26 août 2015, toujours en ce même mois de pause estivale, d’un accord sur le tracé de la frontière entre le Monténégro et le Kosovo. Réunissant les vice-Premiers ministres et les ministres de l’Intérieur des deux pays, Pristina était représenté par Hashim Thaçi (alors également ministre des Affaires étrangères) et Skënder Hyseni (LDK). Cette signature advint étrangement au lendemain de l’accord sur l’Association/Communauté, mais ces deux accords répondaient aussi à une séquence diplomatique où il y avait si peu à valoriser : le sommet annuel Union européenne-Balkans (processus de Berlin) qui avait lieu cette fois-là à Vienne le 27 août. Nous pouvons y voir une volonté simultanée de forcer les événements, de semer la confusion et de pousser l’opposition à bout afin de mieux la caricaturer lorsqu’elle en vient à faire de l’obstruction par la violence (entendons par là l’usage de gaz lacrymogène à l’Assemblée).

Les mois qui suivirent furent effectivement houleux à l’Assemblée kosovare. Aux côtés du LVV, se trouvaient alors ceux qui gouvernent aujourd’hui, l’Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK, Ramush Haradinaj) et les dissidents du PDK qui avaient fondé en 2014 l’Initiative pour le Kosovo (NISMA, Fatmir Limaj et Jakup Krasniqi). La virulence de l’opposition était entretenue par l’image que rendaient ces discussions à huis clos à Bruxelles ou par l’opacité de l’accord sur la démarcation de la frontière et les arguments techniques contestés qui avaient motivé sa signature. De surcroît, l’opposition disposa aussi rapidement des éléments prouvant une perte de territoire pour le Kosovo, estimée à 82,29 kilomètres carrés. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le Monténégro ratifia sans problème cet accord dès 2015. 

Plus globalement, il est intéressant de relever que c’est véritablement sous la contrainte et sans le respect des critères jusque-là appliqués au temps de la Yougoslavie et lors du démantèlement de cette Fédération que le Kosovo finira par ratifier l’accord, en mars 2018. Pristina se trouvait sous une double pression. D’un côté, il y a l’OTAN et sa relation avec le Monténégro, lequel – cible à la fin de l’année 2016 d’un prétendu coup d’État déjoué, orchestré par Moscou – se préparait à devenir le 29membre de l’Alliance (juin 2017). Bien que présente et en charge de la sécurité du Kosovo à travers la KFOR, il était hors de question pour l’Alliance qu’existât dans sa frontière extérieure un espace indéterminé. De l’autre côté, il y a l’Union européenne depuis qu’en 2012 un dialogue pour la libéralisation des visas avait été instauré entre le Kosovo et la Commission européenne. Dans sa feuille de route composée de 95 critères, la Commission avait inclus la question d’un accord frontalier avec le Monténégro afin d’instaurer le système intégré de gestion frontalière (Immigration and Border Management). Mais c’est avec force que la demande apparut comme une précondition obligatoire en décembre 2015 .

À cette requête spécifique, les Kosovars ont légitimement le droit de se demander pourquoi ce critère doit s’appliquer à eux quand ce ne fut pas le cas pour la libéralisation des visas octroyée aux Géorgiens et aux Moldaves en 2014 ou aux Ukrainiens en 2017, alors même que ces pays subissent de la part de la Russie des occupations et annexions d’une partie de leursterritoires respectifs. Cette différence de traitement reste incompréhensible pour les Kosovars albanais, tandis que les Kosovars serbes ont la possibilité de se munir du passeport de la Serbie et de bénéficier du régime d’exemption de visas. L’Union européenne ne s’est pas donné la peine d’expliquer cet état de fait et laisse les responsables politiques à leurs promesses répétitives d’une libéralisation prochaine des visas, ce qui contribue au désaveu qui mine la confiance à l’égard de l’Union européenne.

Cette question des visas est aujourd’hui le seul sujet concret qui lie les attentes du citoyen du Kosovo à l’Union européenne. L’entrée en vigueur en avril 2016 de l’accord de stabilisation et d’association qui entame le long processus d’adhésion ne répond pas aux attentes immédiates de libre circulation. Cette question nourrit des sentiments d’injustice par rapport aux autres pays candidats. Ensuite, les autres conditionnalités liées à la lutte contre la corruption leur apparaissent injustes aussi car ils estiment que ce sont précisément les plus corrompus qui voyagent à leur gré. 

D’un point de vue technocratique, remplir les critères sur la consolidation de l’État de droit justifie la fermeté, sans considération de l’image d’un traitement inégal de l’Union européenne d’un pays à un autre. Ces critères fournissent aux États membres de quoi forger leurs positions. Mais comme vu plus haut dans le cas de pays non-candidats mais « associés », octroyer la libéralisation des visas peut aussi être un acte politique à destination de la puissance menaçante voisine. Dans le cas du Kosovo, l’Union européenne semble temporiser à dessein. Faisons le pari que ce droit à la liberté de mouvement dans l’espace Schengen lui sera accordé à l’approche ou à l’issue de l’accord qui prétendra conclure le dialogue avec la Serbie… Ce sera alors la soupape de sécurité pour une opinion publique qui aura plus d’intérêt à voir ailleurs qu’à s’occuper des compromis du dialogue, dont le président Hashim Thaçi n’a eu de cesse de prévenir que ce sera « douloureux »… On ne sut longtemps ce qu’il voulait dire par là, jusqu’à ce qu’à l’été 2018 réapparaissent les options de la partition et de l’échange de territoires avec la Serbie, nous y reviendrons. 

Dialogue : alors de quoi parle-t-on aujourd’hui ?

Sur fond de crise politique, le dialogue stagna…

Habile dans l’art d’échapper à toute responsabilité (avant et) après l’accord d’avril 2013, comme il le fit d’abord comme un vice-Premier ministre consacré surtout à l’amélioration de son image à l’extérieur sous sa double casquette de ministre des Affaires étrangères, Hashim Thaçi orchestra dans un second temps, le 26 février 2016, une parodie de vote à l’Assemblée pour devenir président face à un candidat fantoche de son propre parti. Oubliés la pratique de nomination d’un président consensuel et les engagements pris en 2011 après la crise de nomination et de destitution du candidat controversé d’alors. La réforme électorale et constitutionnelle avancée par l’ambassade américaine pour débloquer cette crise-là n’a jamais eu lieu. La raison en est que l’intéressé lui-même ne passerait pas même le premier tour d’un vote direct et universel, comme le démontrent à chacun des scrutins ses propres apports de voix aux élections législatives.

Cette mascarade de vote présidentiel put être réalisée grâce à une remise en cause de l’avis de la Cour constitutionnelle qui avait pourtant prévalu en 2011 pour invalider l’élection du richissime magnat du bâtiment et président de l’Alliance du nouveau Kosovo (AKR), Behgjet Pacolli. En 2011, l’élection de ce dernier fut annulée car, à cause du boycott de l’opposition, il n’avait pas obtenu les voix des deux tiers des 120 députés. Mais en 2016, en lice dans une fausse compétition avec le candidat de son propre parti, le futur président Hashim Thaçi se contenta de la présence abstentionniste des députés serbes de la LS pour atteindre un quorum de deux tiers de l’ensemble des députés. Puis ce ne fut qu’au bout d’un faux suspense à trois tours qu’il obtint progressivement 50, 64 puis 71 voix en sa faveur (incluant la voix de son « adversaire »). Leur seule présence ayant un prix, les députés de la LS profitèrent de cette occasion pour réaffirmer leurs conditions, portant notamment sur l’Association/Communauté. 

Ce vote qui avait été naturellement boycotté par l’opposition parut resserrer les rangs de celle-ci. Le LVV, l’AAK et NISMA nourrissaient l’espoir d’élections anticipées, car l’élection du président Hashim Thaçi était analysée comme un éloignement de ce dernier du PDK dont la direction fut laissée dès lors à l’ancien chef des renseignements de l’UÇK et président de l’Assemblée depuis 2014, Kadri Veseli. Ce dernier était vu comme le prochain Premier ministre, soupçonné dès lors de préparer la chute du gouvernement. L’affaiblissement de la LDK et de son Premier ministre isolé qui avait lâché le bloc de l’opposition en 2014 contre l’avis même de ses militants jouait en faveur d’un scénario d’effondrement de la coalition PDK-LDK-LS.

Ce scénario apparaissait d’autant plus probable au début de l’année 2017 que l’ex-Premier ministre et dirigeant de l’AAK Ramush Haradinaj est arrêté par les autorités françaises à l’aéroport de Bâle-Mulhouse sur la base d’un mandat d’arrêt international émis en 2004 par la Serbie pour crimes de guerre, bien que le dirigeant kosovar fût à deux reprises jugé et acquitté par le TPIY. En regardant de près, l’affaire est singulière alors que Ramush Haradinaj voyage régulièrement sans encombre y compris en France. Aussi, la séquence mérite quelques commentaires. 

D’un côté, la méfiance ancienne et réciproque entre ce dernier et Hashim Thaçi pouvait susciter des inquiétudes chez le président du Kosovo alors que le premier s’apprêtait à se rendre aux États-Unis pour y être reçu à haut niveau. Ainsi, face à la mobilisation populaire organisée notamment par les vétérans de l’UÇK contre la France pour libérer leur ancien commandant, le président instrumentalisa le seul sujet qui unit la classe politique, la population y compris les vétérans : la transformation des Forces de sécurité du Kosovo (FSK) en Forces armées du Kosovo (FAK). La manœuvre consista à suggérer cette transformation par voie d’amendements législatifs en évitant la voie constitutionnelle que le vote de la LS aurait pu empêcher. Le 14 février, une résolution de l’Assemblée invita le gouvernement à présenter une stratégie, puis le président soumit ce projet de loi le 7 mars en menaçant même de démissionner si l’Assemblée ne l’approuvait pas. Sa démarche consistait surtout à disperser les tensions et à ramener l’attention vers lui-même et non vers son rival en attente d’une décision de la justice française. Tout en redorant son image auprès des vétérans, il les instrumentalisait pour créer un rassemblement autour de lui-même. Vint le moment de l’apaisement par la parole présidentielle déclinée en deux étapes sous la pression internationale, américaine et de l’OTAN essentiellement. D’abord, après que le 9 mars l’Assemblée adopta une résolution pour suspendre le dialogue avec la Serbie tant que Ramush Haradinaj ne fut pas relâché, le président garantit le 14 mars qu’aucun acte unilatéral ne sera pris pour créer les FAK – cette phase d’atténuation des tensions s’accompagna fin mars du retour de la LS dans les institutions après cinq mois de boycott consécutif à un autre projet de loi. Puis il annonça le 7 avril qu’il retirait son texte jusqu’à ce que les institutions du Kosovo fussent en mesure d’obtenir les changements constitutionnels requis pour créer les FAK. Il redevenait un dirigeant « responsable » d’autant plus que le jour même l’extrémisme et le nationalisme s’exprimaient par la voix du député et ex-combattant Daut Haradinaj, qui menaçait d’une guerre pour un « Kosovo ethniquement pur » si son frère n’était pas libéré. Cette libération advint finalement le 27 avril, et préparait l’épisode suivant ayant pour but de relancer un dialogue avec la Serbie qui n’avait suscité depuis janvier à deux reprises entre les deux parties que des déclarations appelant à la retenue et à éviter les discours provocateurs.

Le dialogue ne restait toujours qu’un bruit de fond…

Car avant la reprise de ce dialogue, de nouvelles conditions devaient être créées au Kosovo, alors même qu’en Serbie, le pouvoir du SNS était conforté par une large majorité depuis un an, et que le Premier ministre Aleksandar Vučić était élu président de la Serbie dès le premier tour, le 2 avril 2017.

Le moment de changer de majorité s’imposait à Pristina, et en coulisses le PDK contribua à la manœuvre pour renverser son propre gouvernement. La coalition était faible et le Premier ministre Isa Mustafa (LDK) avait subi pendant ses dix-huit mois de mandat les attaques virulentes de ses anciens alliés de l’opposition. Cette dernière se partageait les rôles : au LVV de mener la fronde contre l’Association/Communauté, à l’AAK celle contre l’accord frontalier avec le Monténégro (qui affectait la Dukagjin, fief de Ramush Haradinaj). Enfin, c’est NISMA qui initia la motion de censure, alors que Isa Mustafa prévenait que si son gouvernement passait le vote, il procéderait sans délai à la ratification du projet de loi sur la démarcation de la frontière avec le Monténégro. Alors que la direction du PDK prit soin de ne donner aucune consigne, c’est grâce à l’apport de la quasi-totalité de ses députés, le 10 mai, que le vote provoqua la chute du gouvernement et entraîna le pays vers des élections anticipées. 

Exactement une semaine plus tard, l’annonce d’un accord de coalition entre le PDK, l’AAK et NISMA (coalition PAN) surprit plus d’un observateur, sauf ceux qui avaient à l’esprit les paramètres suivants : le PDK ne lâche pas le pouvoir et voulait se débarrasser de la LDK ; avec une image rehaussée par sa détention en France, Ramush Haradinaj n’aspirait depuis son court mandat interrompu en mars 2005 par son inculpation au TPIY qu’à redevenir Premier ministre ; NISMA n’est qu’un parti opportuniste ; ces trois formations représentent l’UÇK, se méfient les uns des autres et veulent se protéger du tribunal spécial ; seul Ramush Haradinaj était en mesure de faire passer l’accord de la démarcation frontalière ; Américains et Européens ne pouvaient se résoudre à un gouvernement dirigé par un LVV dominant qui pourrait chambouler la « bonne » marche du dialogue.

Le scrutin du 11 juin 2017 ne dépassa pas une participation de 42%. Mais il confirma en effet la domination du LVV et la chute des autres principaux partis. Ce n’est que par son alliance que PAN (ou coalition dite « de la guerre ») l’emporta alors que la LDK payait ses erreurs. Quant à la LS, la hausse du vote des Serbes du Kosovo ne changeait rien à l’équation d’un parti téléguidé de Belgrade qui conserve les 10 sièges réservés à la communauté serbe tout en rejetant les institutions du Kosovo. Sur les 100 députés albanophones répartis sur les listes du Kosovo dont le territoire constitue une circonscription unique où les électeurs peuvent choisir leur député préféré, le LVV comprend 5 des mieux élus, la LAA en compte 3 et PAN seulement 2 : le dirigeant du PDK et président de l’Assemblée Kadri Veseli et le dirigeant de l’AAK Ramush Haradinaj respectivement en seconde et quatrième positions, derrière le plus élu et dirigeant du LVV Albin Kurti. Ce dernier et son parti qui connaissait déjà des tensions internes – nous y reviendrons – allaient désormais devenir de plus belle la cible principale de plusieurs acteurs occidentaux et des forces au pouvoir y compris celles qui lui furent alliées.

Dévoilé le 26 juin, le plan en neuf points d’Albin Kurti destiné à proposer une plateforme et une alternative au cadre du dialogue avec la Serbie insistait sur le prérequis d’un dialogue avec les Serbes du Kosovo et les autres minorités, et des exigences communes en matière de développement socioéconomique. À un dialogue « fermé et diplomatique », il oppose un dialogue inclusif et transparent. Désigné par son parti comme candidat au poste de Premier ministre sans avoir une chance de le devenir après le revirement de ses alliés et sans l’appui des ambassades, son plan alternatif ne pouvait susciter un ralliement au-delà de son parti. Mais tactiquement, il faisait un pas en avant avec un projet de programme commun qui rassemblerait la majorité des 61 votes s’il obtenait le soutien de la coalition dirigée par la LDK (LAA), et en particulier les éléments réformateurs de ce parti, donc en excluant le retour du dirigeant et ex-Premier ministre Isa Mustafa. Stratégiquement, le LVV conservait son avance en apport d’idées alors que ses analyses sur le processus du dialogue et sur les grands sujets de cette décennie étaient désormais partagées par une large partie de la société civile et avaient gagné du terrain dans toutes les formations politiques albano-kosovares. 

Ce plan fut vite oublié alors que l’actualité estivale était consacrée aux tractations pour former le gouvernement de Ramush Haradinaj, qui s’avérait fragile au vu des votes de la coalition PAN : avec ses 39 sièges et malgré l’apport de ceux de la LS et des autres minorités, il lui en manquait toujours deux pour atteindre la majorité de 61. Les manœuvres consistent dès lors à éviter soigneusement qu’une opportunité soit accordée à une coalition LVV-LAA, laquelle aurait pourtant rassemblé les 61 sièges requis, ce qui n’aurait pas rendu un tel gouvernement dépendant du parti téléguidé par Belgrade. La crainte des acteurs internationaux se justifiait par un souhait louable d’éviter la gestion d’une répétition des six mois de blocage de 2014. Mais leur préoccupation stratégique consistait surtout à ne pas donner une chance au Kosovo de pouvoir renverser les paramètres du dialogue avec la Serbie.

Puis le dialogue revint nimbé de brouillard…

La séquence commença dès le 28 juin, journée nationale et religieuse des Serbes marquant notamment la bataille du Kosovo de 1389. Le président Hashim Thaçi félicita son homologue serbe pour la victoire de ce dernier et tous deux exprimèrent une volonté commune de reprendre et poursuivre le dialogue. Observons qu’en parallèle de ces gestes de bonne volonté, la présidente du tribunal spécial Ekaterina Trendafilova choisit ce jour pour annoncer que l’adoption du règlement du tribunal ouvrait la voie dès la semaine suivante à la réception des dossiers d’accusation contre des membres de l’UÇK.

Parallèlement à ces spéculations sur qui de ces derniers sera visé et quand, la perplexité gagnait les esprits avec l’annonce réitérée formellement d’une « nouvelle phase du dialogue » lors d’une rencontre des deux présidents avec la HR/VP Federica Mogherini à Bruxelles, le 3 juillet 2017. Quelques jours plus tard, le président du Kosovo confirmera que cette nouvelle phase « ouvrira une perspective euro-atlantique sûre pour le Kosovo… mais accélérera aussi le processus d’intégration de la Serbie ». Il résumait ainsi ce que sont les objectifs stratégiques des deux pays pour justifier le dialogue auprès de leurs opinions publiques. 

Quant à affirmer le caractère « final » de cette nouvelle phase de la normalisation et de la réconciliation, il y a naturellement un leurre qui continue à ce jour à semer la confusion (y compris chez les Serbes du Kosovo). Ce que la réunion à Bruxelles a souhaité relancer, après cinq mois sans rencontre à ce niveau politique et à l’issue des séquences électorales dans les deux pays, ce sont la préparation de cette phase du dialogue et la mise en œuvre des précédents accords, en particulier l’Association/Communauté. Quant à un éventuel caractère final de cette phase, elle ne pourra être que la possibilité d’un (nouvel) accord détaillé entre les deux parties. Ce sera alors le dernier accord possible pour l’actuelle équipe à Bruxelles avant les élections européennes. 

Pour le reste, les promesses du président serbe d’une intégration accélérée dans l’Union européenne et du président kosovar d’une adhésion assurée à l’Union européenne, l’OTAN et l’ONU restent toutes soumises à des exigences et des contingences qu’une réconciliation formelle entre deux dirigeants ne suffirait pas à dépasser. Et en premier lieu au Kosovo où la mise en œuvre des engagements pris par le président, seul, incombe à un exécutif faible et recomposé avec des opposants à ces engagements. Mais à Bruxelles et à Washington, sans doute s’imagine-t-on encore que les acteurs de la « coalition de la guerre » seraient à la fois plus fiables grâce à leur autorité, et plus dociles grâce aux dossiers dont disposent les chancelleries et les services de renseignements…

Mais le dialogue induit une recomposition politique…

Ainsi, l’histoire ne nous dit pas, aujourd’hui, si les acteurs internationaux ont vraiment cru qu’ils pouvaient compter sur ce respect de la parole donnée et l’autorité qui avaient caractérisé la brève primature de Ramush Haradinaj en 2004-2005. Du moins est-ce l’image qui fut entretenue à son sujet pour condamner l’« injustice » de sa place qui lui avait été dérobée et pour justifier qu’il lui incombait de redevenir Premier ministre.

Les observateurs attentifs ont dû pourtant remarquer qu’au cours de cet été 2017, la « magie » Haradinaj n’opérait plus. Elle ne rassemblait pas ni n’apaisait le climat politique. Cela pour les simples raisons que neuf ans après la fin de la première expérience gouvernementale de l’AAK (de décembre 2004 à janvier 2008), le souvenir de travers de sa mauvaise gouvernance ne s’était pas estompé – même si ce ne fut pas comparable à ce que la gouvernance du PDK va instituer ensuite comme système de « capture d’État » – et aussi parce que les passages opportunistes de l’AAK vers le PDK avaient échaudé la confiance populaire envers le dirigeant. En se dissociant de l’opposition pour se joindre à son rival lors du scrutin de 2017, avec pour mandat de mettre en œuvre tout ce qu’il avait âprement critiqué ces dernières années, Ramush Haradinaj émoussait ce crédit qui avait fait sa force.

Ainsi, au vu des difficultés à réunir les 61 votes qui le confirmeraient Premier ministre, il n’est pas surprenant que les résultats (seulement environ 780 000 votes, 41,3% de participation) mirent un mois avant d’être certifiés. Cela laissait la marge de temps nécessaire au président Hashim Thaçi pour convoquer la séance constitutive de l’Assemblée (trente jours maximum pour désigner son président, puis quinze jours pour voter le Premier ministre). Ce gain de temps avait trois avantages tactiques : pour le gouvernement toujours en exercice de couvrir des décisions et s’éviter de soumettre une révision budgétaire délicate ; pour le président de sortir de son rôle apparent confiné au dialogue et de revenir dans le jeu politique pour s’assurer notamment que le président du PDK Kadri Veseli resterait bien à la tête de l’Assemblée ; et pour le président du PDK Veseli de s’assurer indirectement que des députés seront bien débauchés en faveur de leur parti-coalition afin de garantir un vote majoritaire. 

Inaugurée le 3 août après avoir été perturbée par des consultations préparatoires boycottées soit par la coalition PAN soit par l’opposition (LVV, LDK) et par des séances qui échouaient à rassembler un nombre suffisant de votes, la séance constitutive de l’Assemblée aboutit finalement le 7 septembre à la reconduction de Kadri Veseli, puis le 9 septembre à la confirmation de Ramush Haradinaj à la tête d’un gouvernement (61 voix et une abstention) où son propre parti est minoritaire. Ce déblocage avait été rendu possible lorsque le 4 septembre le dirigeant de l’AKR Behgjet Pacolli rompait avec la coalition dominée par la LDK et offrait ses trois sièges à la coalition PAN. Dans un gouvernement pléthorique composé de 5 vice-Premiers ministres, 21ministres et une cinquantaine de vice-ministres dont le nombre passera à quatre-vingts en 2018, le candidat malheureux à la présidence en 2011 Behgjet Pacolli obtenait ainsi sa revanche en occupant la double fonction de premier vice-Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères. Bien entendu, ce vote ne fut rendu possible que parce que le parti serbe LS avait participé au vote, après consultations à Belgrade.

Le retard pris à constituer l’Assemblée et à nommer le gouvernement est dû à cette jurisprudence de la Cour constitutionnelle de 2014 suite au blocage institutionnel d’alors. La décision stipulait que la proposition du président pour désigner le président de l’Assemblée serait issue du parti ou de la coalition qui avait emporté les élections législatives. Or, en 2017, la dynamique d’un vote majoritaire se trouvait dans l’opposition avec le LVV comme premier parti élu. Ainsi, sans le ralliement de l’AKR, l’opposition avait les moyens de faire échouer le vote de confiance au gouvernement. La Constitution (article 95) prévoit en effet qu’au bout de deux échecs, le président doit convoquer de nouvelles élections législatives. Certains ont pu croire à la possibilité de ce scénario, ce qui aurait couplé un scrutin législatif avec les élections locales du 22 octobre 2017. 

Tout comme la formation de la coalition PAN, ces élections municipales vont apporter leur part à la reconfiguration du paysage politique du Kosovo. Sur les 38 municipalités du Kosovo, un deuxième tour fut nécessaire le 19 novembre dans la moitié d’entre elles. Outre un affaiblissement des partis anciens dans leurs fiefs traditionnels, deux tendances importantes sont à retenir : la confirmation de la place du LVV (3 mairies remportées dont la reconduction dans la capitale Pristina ; en ballotage dans 3 autres) ; une hausse de la participation des Serbes mais avec la domination de la LS en usant notamment d’actes d’intimidation contre toute autre formation serbe qui serait encline à coopérer avec les autorités de Pristina. 

Mais le principal phénomène de recomposition, plutôt inédit, est la scission du principal parti à qui était promis de diriger un gouvernement en cas d’élections anticipées. Les élections municipales étaient à peine achevées lorsque les tensions existantes au sein du LVV resurgirent. Nourries par des ambitions contrariées, par une diversité propre à ce jeune parti fondé en 2004 sur la base d’un mouvement de la société civile et par un mécontentement d’une partie des cadres et des militants dans la gestion interne de la vie du parti, ces tensions fournissaient suffisamment de passerelles aux adversaires politiques et aux services de renseignements (en particulier proche du PDK et d’ambassades occidentales) pour frapper ce principal rival. Alors que le député et fondateur du LVV Albin Kurti passait un mois en détention provisoire, où il se souvient de sa libération seize ans auparavant des prisons serbes, dans le cadre du procès sur le jet de gaz lacrymogène dans l’Assemblée en 2015, des militants et des cadres se déchaînaient sur les réseaux sociaux. Ce fut une rude épreuve pour le président d’alors,Visar Ymeri, qui tenta vainement la neutralité sans jamais pouvoir imposer la discipline. Il démissionna début janvier, quelques semaines avant la fin de son mandat, débuté en mars 2015, tandis qu’Albin Kurti, qui avait annoncé sa candidature dès sa sortie de détention, se trouvait seul candidat pour (re)diriger le LVV à l’issue du scrutin interne du 22 janvier 2018. Depuis lors, le parti se restructure toujours plus autour des valeurs sociales-démocrates. 

Face à des formations s’affirmant généralement et vaguement de centre-droit (seule la LDK a une relation ancienne avec le PPE), Albin Kurti a toujours eu la volonté d’un parti capable d’occuper la place d’une gauche moderne. Visar Ymeri avait aussi contribué à cette évolution et, d’une certaine manière, le maire de Pristina, Shpend Ahmeti, pouvait incarner également cet engagement. Ce dernier, proche depuis l’enfance avec Visar Ymeri, et à qui on prête des ambitions plus grandes que celle de maire, officialisa son départ le 7 mars – sa coalition locale avec l’AKR explique en partie aussi l’accélération de son départ. Le 14 mars, à l’Assemblée, la scission était consumée avec un groupe LVV qui perdit 13 de ses 32 députés ; tandis qu’une élue retrouvait les rangs de l’AAK qu’elle avait quittée, 12 autres ont créé un groupe de députés indépendants. Dans un accord déjà éprouvé dans le passé avec la présidente de l’ancien parti social-démocrate (PSD), celle-ci cède sa place pour une opération positive où un parti sans député en obtient 12 d’un coup. En mai 2018, Shpend Ahmeti en prend la tête et Visar Ymeri devient son vice-président. Depuis lors, ce PSD qui ne décolle pas dans les intentions de vote au-delà de 2,5% cherche à se distinguer du LVV, et de NISMA transformée en janvier 2018 en Initiative sociale-démocrate. Il finit par incarner la caution d’une opposition en intégrant fin 2018 l’équipe gouvernementale de négociation pour le dialogue avec la Serbie. 

Avant que le dialogue ne revienne vers une reprise balbutiante… 

À l’étroit entre un gouvernement pléthorique voté de justesse et dépendant de la LS, des promesses de résultats immédiats et des attentes internationales pressantes, le Premier ministre Ramush Haradinaj tenta d’imposer ses priorités tout en résistant au mieux pour ne pas renier complètement les positions qu’il tenait ces dernières années. Au gré de l’installation d’un chaos institutionnel ressurgit la rivalité ancienne, datant de l’UÇK, avec le président Hashim Thaçi et dont l’Union européenne fait désormais ouvertement les frais. 

Quant à la reprise du dialogue, il agit pour temporiser car s’y engager de front dans les conditions existantes le mènerait à sa perte. En octobre 2017, tout en faisant mine de s’aligner sur la position du président visiblement poussé par les États-Unis pour que ceux-ci soient impliqués dans le dialogue, le chef du gouvernement prend au mot la consigne d’une nouvelle phase qui doit s’amorcer. Dans ces circonstances, ce dernier souhaite que, cette fois-ci, l’Assemblée mandate la personne, le président ou une autre personnalité, pour représenter le Kosovo dans ce dialogue. D’emblée, il ne se compte pas pour être désigné afin de se consacrer à ses tâches exécutives. 

En prenant cette distance, il retarde à la fois l’échéance de l’Association/Communauté, mais il repose la question de la légitimité du président à représenter depuis le début le Kosovo dans un dialogue opaque pour lequel il n’a jamais été mandaté dans sa position actuelle. En appuyant la requête d’une implication américaine dans ce qui reste un dialogue arbitré par l’Union européenne, il agit bien moins par un souci pragmatique de « protection », comme celle dont bénéficie le président, que par volonté de faire pression sur l’Union européenne. C’est ainsi qu’en novembre 2017, la rencontre à Bruxelles en présence du Premier ministre et de la Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-présidente de la Commission européenne, fut tendue lorsque cette dernière dut entendre l’insistance à impliquer les États-Unis dans le dialogue.

Mais cette tension avec Bruxelles et ce recours appuyé auprès de Washington reflètent pour la partie kosovare une exaspération croissante à l’égard de l’Union européenne. Elle est perçue comme bien trop exigeante alors que son image est celle de la faiblesse. Celle-ci se reflète autant dans le vote (de l’allié) britannique de sortie de l’Union européenne que l’incapacité de Bruxelles à exiger la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par les cinq États membres qui s’y opposent toujours. Ce sentiment va s’accentuer progressivement jusqu’à l’exacerbation que connaissent aujourd’hui les relations entre le Kosovo et l’Union européenne.

D’abord en décembre 2017, sous la pression d’une pétition des vétérans de guerre, 43 députés déposèrent une motion pour convoquer une séance extraordinaire afin de révoquer la loi sur les chambres spécialisées. Alors que ce vote n’aura jamais lieu au vu du tollé international que cette initiative provoqua, l’initiative fut surtout instrumentalisée par Hashim Thaçi et Kadri Veseli. Ils surent à la fois se montrer solidaires au nom de « l’injustice historique » du tribunal spécial et aussi redémontrer leurs capacités à rester de « bons partenaires » en y mettant un terme début février, période qui leur suffit probablement à s’assurer qu’ils étaient protégés d’éventuelles poursuites par cette juridiction qu’ils redoutent. 

Cette crise, où l’opposition la plus virulente venait naturellement de la LDK, n’a pas contribué à instaurer une union politique, que le président continuait à appeler de ses vœux pour la « phase finale » du dialogue. Il évoquait une « équipe unitaire » semblable à celle qui avait négocié le statut du Kosovo dix ans auparavant, mais le chef du gouvernement n’était ni pressé ni préparé pour s’y engager. Ce n’est ainsi qu’au niveau de conseillers politiques que le Kosovo comptait être représenté à Bruxelles pour une séance technique de reprise du dialogue, le 16 janvier 2018, lorsque fut assassiné à Mitrovica-Nord Oliver Ivanović, l’opposant serbe d’un parti modéré à tendance sociale-démocrate.Il fut longtemps un interlocuteur privilégié de la communauté internationale, ancien élu de l’après-guerre au Kosovo, controversé et en attente d’un jugement pour des crimes de guerre présumés commis contre des Albanais. Il avait ouvertement condamné la peur que faisait régner le parti LS au sein de la communauté serbe. 

Après ce meurtre, à ce jour non élucidé, toute tentative de reprise sérieuse des négociations était vaines. Néanmoins, la pression européenne n’en était pas moins fortement exprimée dans une communication de la Commission dont nous retiendrons les formulations sans ambiguïtés sur la situation déplorable de l’état de droit dans la région. Elle affichait sa détermination à ce qu’il n’y ait pas d’élargissement à moins de « solutions définitives et contraignantes » à tout différend bilatéral.

Puis apparut la résolution dite finale entre contrariétés et faux-semblants…

Ce « langage de vérité » européen qui décrit les dérives des transitions balkaniques a certainement eu pour objectif à Bruxelles de temporiser. L’état de l’Union et des opinions européennes ne permettent pas d’aborder sereinement la perspective de nouveaux élargissements, y compris à l’horizon 2025 comme ce fut évoqué pour la Serbie ou le Monténégro. Les rapports par pays publiés par la Commission le 17 avril laissaient peu d’espoirs sur les décisions du Conseil européen de juin. Le même jour, devant le Parlement européen, le président Emmanuel Macron conditionnait l’élargissement aux réformes de fonctionnement de l’Union européenne, puis le sommet de Sofia organisé exactement un mois plus tard par la présidence bulgare de l’Union européenne fut reçu comme une douche froide. 

Le président y réitéra son opposition à ouvrir tout nouveau processus d’élargissement « sans condition aucune ». Une parole de vérité aurait pu réaffirmer que les processus de stabilisation et d’association qui s’appliquent au gré des efforts de chacun des États balkaniques sont précisément les tunnels de conditions dont les peuples ne voient pas la lumière. Ce furent alors surtout l’Albanie et la Macédoine qui pâtirent des oppositions françaises et néerlandaises au Conseil européen des 28 et 29 juin 2018 lequel repoussa les décisions sur leur parcours à juin 2019. Mais il est possible que les principales décisions soient reportées à juin 2020, lorsque la Croatie qui assurera la présidence européenne souhaitera raviver les promesses faites aux Balkans lors du sommet de Thessalonique de juin 2003.

Dans ce contexte de frustrations croissantes à l’égard d’une Union européenne empêtrée dans ses propres difficultés, il n’est pas étonnant que les influences de la Russie, de la Chine ou de la Turquie croissent dans les Balkans. De plus, cette situation est favorable aux présidents de Serbie et du Kosovo qui trouvent ainsi l’occasion de perturber le dialogue en attirant un président américain persuadé qu’il peut imposer la paix là où d’autres ont échoué. Ce jeu de dupes n’a pour seul but que de servir leurs intérêts à prolonger leur maintien au pouvoir. 

Au Kosovo, bien que perturbé notamment par un nouveau boycott de la LS et une pression accrue européenne et serbe pour la formation de la Communauté/Association, le processus devint dès le printemps aussi confus qu’il fut opaque jusque-là. En dépit de provocations des deux côtés, les mois de février et mars furent consacrés à des échanges à Bruxelles réunissant des équipes techniques concentrées sur les degrés de mise en œuvre des accords techniques. Cela débouche à Pristina sur un regain d’efforts pour rédiger les statuts de la Communauté/Association, ainsi qu’à un rapport et une plateforme qui sont soumis à l’Assemblée. La présidence de l’Assemblée ne procédera jamais ces documents au débat et le gouvernement retire son projet de plateforme début juin. Et pour cause, si la mesure louable faisait la démonstration d’une transparence longtemps réclamée, elle se heurtait à la volonté du PDK d’accorder le mandat principal de négocier au président Hashim Thaçi. Ce dernier et son homologue serbe avaient eu beau réitérer à Bruxelles leur engagement pour le cadre de la nouvelle phase du dialogue, la légitimité fragile du président kosovar faisait néanmoins douter les Européens sur sa capacité à conclure un accord avec la Serbie. 

Surtout, de nombreux efforts sont consacrés à rapprocher les positions des partis, et notamment à attirer le PSD hors des rangs de l’opposition. Mais face aux montagnes de ressentiments, il était vain de convaincre une opposition déterminée à donner à l’Assemblée le rôle principal dans ladite phase finale du dialogue, au moins en fixant les lignes rouges au mandat de négocier avec la Serbie. Au sein de l’exécutif également, à l’exception du PDK naturellement, il y a quasiment unanimité pour prendre les rênes du dialogue avec un mandat délimité par l’Assemblée, et pour refuser au président de continuer à être le médiateur exclusif du dialogue dont les conséquences de ses concessions auront été jusque-là laissées aux autres acteurs sans que jamais il n’eût à en assumer la moindre responsabilité. Le mois de mars en avait encore fait la démonstration à deux reprises. 

Il y eut d’abord la ratification le 21 mars de l’accord de démarcation de la frontière avec le Monténégro que l’exécutif a faussement tenté de corriger pour en retarder l’échéance. Cette ratification (ni les efforts avérés mais jugés insuffisants dans la lutte contre la corruption) n’est même pas compensée de la part de l’Union européenne par une libéralisation des visas maintes fois promise par le président lui-même. Mais pendant que ce dernier joue l’apaisement par une relation amicale avec son homologue omnipotent du Monténégro, le Premier ministre a vu son image rabaissée par cette ratification dont il n’a pu empêcher qu’elle cause la perte de territoire dans sa propre région natale. Mais cette libéralisation des visas était immanquablement compromise par une action des services secrets turcs commise en toute impunité au Kosovo le 29 mars quand cinq enseignants et un médecin turcs sympathisants présumés du mouvement gülenistes furent capturés et rapatriés. Ces expulsions provoquèrent une crise politique importante qui affaiblit la crédibilité de l’exécutif, dont le sérieux venait d’être mis en cause par Bruxelles le 26 mars suite à l’arrestation spectaculaire à Mitrovica-Nord puis l’expulsion en Serbie du représentant de la Serbie Marko Đurić venu sans l’accord des institutions kosovares. Ici, celles-ci étaient unies pour le respect de leur souveraineté, mais pour le cas des Turcs kidnappés, les doutes se rivèrent sur le président qui conserve une autorité officieuse sur la police, la justice et les services de renseignements kosovars et dont la proximité (y compris au nom d’intérêts économiques) avec le pouvoir turc est avérée. Cette affinité s’était déjà exprimée par ces paroles qu’il avait prononcées à Ankara le 29 décembre 2016, presque six mois après le coup d’État raté : « Celui qui est un terroriste en Turquie est aussi un terroriste au Kosovo. » 

C’est dans un contexte d’impasses politiques et institutionnelles où se trouvaient les pouvoirs exécutif et législatif et dont profitait le président kosovar, de dialogue bloqué et d’une Union européenne aussi ferme sur des principes qu’impuissante dans son action que, progressivement, les idées anciennes de partition ou d’échanges de territoires – options pourtant posées en lignes rouges lors des négociations du statut du Kosovo avant son indépendance – revinrent comme la solution d’un accord final entre les deux pays. 

Qui déboucha sur une solution pas si finale…

Ces débats, qui concernent essentiellement les territoires du Nord du Kosovo peuplés majoritairement de Serbes et du Sud de la Serbie (vallée de Preševo) peuplé majoritairement d’Albanais, avaient d’abord réapparu autour de spéculations sur des rencontres secrètes au début de l’année 2018 entre les deux présidents et leurs émissaires. Ces projets présumés avaient été formellement démentis en février par l’ambassade américaine à Pristina mais aussi par les voix européennes qui avaient unanimement réitéré leur opposition à changer les frontières dans les Balkans par crainte de l’effet domino et du retour aux conflits armés. 

Mais ces options reprirent de la vigueur à l’issue des discussions de haut niveau qui réunirent de nouveau les deux présidents autour de Federica Mogherini à Bruxelles les 24 juin et 18 juillet 2018. La première réunion venait après le rapport d’un think tank prétendument euro-atlantique basé à Belgrade et qui prônait un rattachement à la Serbie des municipalités du nord du Kosovo. Quant à la seconde rencontre, le président Hashim Thaçi admit qu’elle ne fut guère facile et fut même « la plus intense de ces six dernières années ». Les spéculations allèrent bon train sur le contenu de ces discussions et elles en suivaient d’autres sur des allégations affirmant que l’accord Serbie-Kosovo accorderait une amnistie aux crimes de guerre commis en 1998 et 1999, voire annulerait le tribunal spécial. Le président kosovar entretenait les ambiguïtés en ne niant pas que l’échange de territoires fût une des options sur la table. De son côté, la porte-parole de Federica Mogherini semait aussi le doute en rappelant son intérêt à ce que les deux parties trouvent « un terrain commun pour un consentement mutuel ». De surcroît, une déclaration flottante de l’ambassadeur américain au Kosovo Greg Delawie qu’il jugea mal interprétée laissait entendre que les États-Unis pouvaient être favorables à la partition ou l’échange des territoires. 

L’ambassadeur se trouvait d’autant plus dans l’embarras que de la rencontre entre les présidents russe et américain à Helsinki le 16 juillet 2018 avait fuité – vrai ou pas, qu’importe – qu’ils auraient aussi évoqué ces solutions. Ce qui est certain, c’est que la Serbie promeut une telle solution depuis des années et que le président serbe plaidait indirectement pour cela en Serbie en évoquant régulièrement la tenue d’un référendum prochain sur « une solution rationnelle et de compromis ». Nul n’en connaît à ce jour les termes sinon l’objectif de revoir la Constitution de 2006, laquelle stipule dès son préambule que la « province de Kosovo et Métohija est partie intégrante du territoire de la Serbie ». 

Dans cette atmosphère de confusions sur le contenu du dialogue, le président kosovar reçut les doléances des élus albanophones du sud de la Serbie (après les avoir ignorés pendant des années lorsqu’il était le Premier ministre) ; puis les dix maires des municipalités serbophones du Kosovo interpellèrent le président de Serbie pour plaider en leur faveur. De son côté, le président Hashim Thaçi était persuadé que la solution touchant aux territoires était la seule alternative pour une reconnaissance de l’État du Kosovo par la Serbie. Il se sait appuyé par la Maison Blanche qui montrera des signes toujours plus évidents en faveur d’un plan qui semble pragmatique sur le papier. Début août, il précise sa pensée, voire l’adoucit étymologiquement, en s’exprimant contre une partition ethnique mais en faveur d’une « correction des frontières », d’autant qu’une partition aurait posé la question des minorités serbes du centre et du sud du Kosovo. Le 9 août, son homologue serbe évoque aussi son souhait d’une « délimitation avec les Albanais ».

La chancelière allemande Angela Merkel fut alors la première au sein de l’Union européenne à dénoncer ouvertement tout changement de frontière. Puis, comme une réponse à Berlin dans ce climat transatlantique perturbé, il est intéressant de noter vu le contexte ukrainien que c’est de Kiev que le conseiller américain à la sécurité, John Bolton, confirme la disposition de Washington à accepter une solution d’échange de territoires. Et alors qu’en cette seconde quinzaine d’août, invités par la présidence européenne autrichienne au forum annuel européen d’Alpbach, les deux présidents balkaniques réitéraient leurs positions sans révéler de détails, les voix européennes hostiles à ouvrir la boîte de Pandore des frontières se multiplièrent. Ils craignaient avec raison qu’un accord entre Washington et Moscou ne s’imposât au détriment d’une Union européenne qui l’aurait subi, ce qui aurait décrédibilisé le processus même du dialogue. L’attitude européenne était d’autant plus illisible que Federica Mogherini ne dissimulait pas devant les États membres que la question territoriale était aussi abordée dans les discussions et n’était pas indissociable de l’objectif de l’accord juridiquement contraignant conditionné par la Commission tant qu’il n’outrepassait pas le droit international et les acquis communautaires. 

En France, ni l’Élysée ni le Quai d’Orsay ne tranchèrent explicitement sur la question, ce qui laissait deviner un accompagnement attentif des discussions. Nous aurions même pu croire qu’elle fût active à la mise en œuvre de la solution territoriale si, lors des commémorations du 11-Novembre, le placement en tribune secondaire du président serbe n’avait pas été présenté comme une bévue diplomatique dénuée de tout message politique. À moins que Paris en fût venu à comprendre que l’objet des discussions ne portait pas sur un échange mais sur une cession de territoire du (Nord du) Kosovo à la Serbie, en échange de la reconnaissance du Kosovo par Belgrade. C’est en tout cas ce que révéla une note confidentielle rédigée à l’issue d’une visite d’étude d’un diplomate britannique pour le compte du think tank l’ECFR, Robert Cooper, ancien conseiller auprès de l’ex-Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Ashton. Malgré le Brexit, le Royaume-Uni, qui réinvestit stratégiquement la région, compte bien toujours peser pour l’avenir européen des Balkans.

Finalement, dès le 7 septembre, les tensions ravivées entre les présidents Aleksandar Vučić et Hashim Thaçi offrirent les premiers signaux d’un scénario qui dérapait. Le premier refusa de rencontrer le second à Bruxelles, ce qui marqua le début d’un retrait graduel de Federica Mogherini sur la question controversée des territoires. Le lendemain, alors même qu’en Macédoine la chancelière allemande réitérait son message contre le scénario promu pendant l’été, le président serbe se rendit au Kosovo pour y tenir au nord de Mitrovica un discours d’éloges à Slobodan Milošević, puis tenta de se rendre dans un village de la Drenica, fief central de l’UÇK, avant de prononcer un discours au bord du lac artificiel de Gazivode dont le partage des eaux est une source potentielle de conflit entre les deux pays et sans doute un point d’achoppement du dialogue.

… Voire qui s’éloigne

Ce moment de nouvelles tensions fut exploité par le Premier ministre Ramush Haradinaj pour reprendre la main au détriment d’un président qui apparaissait dès lors plus affaibli. L’action du chef de l’exécutif se déploya, d’un côté, sur une série de mesures suscitant une adhésion populaire et, de l’autre, sur la réappropriation graduelle du processus du dialogue par l’exécutif et en partie par l’Assemblée.

Il y eut d’abord le retour de la question de créer une Armée du Kosovo. En annonçant le dépôt prochain des projets de lois destinés à contourner des changements constitutionnels qui auraient exigé le vote de la minorité serbe, le Premier ministre relançait une initiative qui avait avorté à plusieurs reprises avec ses prédécesseurs. Mais observons que l’initiative était aussi destinée à adoucir l’impact néfaste sur l’image de l’UÇK provoqué par un scandale sur des faux vétérans de guerre ayant indûment touché leurs pensions pendant des années. Révélé à la mi-août par un procureur spécial du Kosovo qui démissionna avant de fuir aux États-Unis, et que le Premier ministre avait qualifié de « voleur », le scandale déboucha un mois plus tard sur un acte d’accusation contre les membres de la commission ayant accordé à 19 000 personnes de faux statuts de vétérans de guerre. 

Comme nous l’avons vu plus haut, la transformation des Forces de sécurité du Kosovo (FSK) en des Forces armées du Kosovo (FAK) ressurgit souvent dans les moments où restaurer de la cohésion autour d’un projet devient nécessaire. Si l’adoption des lois qui ouvrent un processus de sept à dix ans pour une transformation de ce corps de protection civile en une armée a été rendue possible le 14 décembre 2018 à l’Assemblée, c’est parce que ni l’OTAN ni les États-Unis et ni les principaux États européens, y compris la France, ne s’y opposaient. Leur accord tacite était aussi un signe d’exaspération à l’égard des pressions vaines que Belgrade avait exercé toutel’année pour que les Serbes quittent les effectifs des FSK. Certes, après les échecs de ces prédécesseurs, Ramush Haradinaj peut apparaître comme le principal bénéficiaire de ce succès. Mais il est aussi évident qu’il y a en cette fin d’année 2018 un intérêt commun à gérer une échéance imminente. Il s’agit des premières auditions du Tribunal spécial qui ont convoqué à la mi-janvier plusieurs commandants de l’UÇK, tandis que les trois principaux responsables de l’État pourraient l’être également, au moins en qualité de témoins.

Mais l’atmosphère de cohésion autour de la transformation des FSK est une réponse aussi des autorités à l’exaspération croissante chez ces dernières comme parmi la population. Le 20 novembre 2018, lors de son Assemblée générale qui se tint à Dubaï, une majorité d’États membres d’Interpol rejette pour la troisième fois l’adhésion du Kosovo à cette agence internationale. C’est d’autant plus un camouflet pour la crédibilité des institutions kosovares que parmi les rejets et les abstentions se trouvent des États ayant reconnu l’indépendance. La Serbie jubile un moment et oublie presque l’incident diplomatique du 11-Novembre. Dès le lendemain, le gouvernement kosovar décide de taxer à 100% les produits importés de Serbie et de Bosnie-Herzégovine, ce second État balkanique n’ayant pas reconnu l’indépendance du Kosovo. Début novembre, Pristina avait déjà imposé une taxe de 10% aux produits bosniens comme mesure contre les barrières douanières imposées par Sarajevo.

Depuis lors, Pristina est entré dans un bras de fer avec l’Union européenne, dont la Commission n’apprécie pas cette violation de l’esprit des relations de bon voisinage et des règles de l’accord de libre-échange d’Europe centrale, le CEFTA, que présidait précisément le Kosovo en 2018. Comble pour le pays devenu le champion du protectionnisme, ce sont les États-Unis qui se sentent trahis de ne pas avoir été consultés et qui font pression aussi pour la levée des taxes. Mais cette mesure, à l’origine une revendication du LVV, est très populaire au sein de la majorité albanaise, et elle profite aux produits importés de Macédoine et d’Albanie, ce voisin avec qui un accord d’union douanière va entrer en vigueur cette année. 

L’ire de Belgrade, et de la LS, dont les maires du nord du Kosovo ont démissionné pour protester, éloigne ainsi toute perspective proche d’un accord sur le dialogue. Au Kosovo, cette tension accentue la rivalité entre le Premier ministre et le président, alors que ce dernier ainsi que le vice-Premier ministre Behgjet Pacolli appellent à suivre les conseils américains de lever les taxes. Mais le Premier ministre n’en démord pas, et il veut utiliser cette mesure coercitive pour obliger Belgrade et Sarajevo à reconnaître l’État du Kosovo et à cesser leurs obstructions diplomatiques dans les instances régionales et internationales. Nul doute que cette attitude frontale accroît sa popularité, car cette mesure symbolise aussi cette liberté de circuler des marchandises qui n’est toujours pas accordée aux citoyens du Kosovo. Par ailleurs, il ne faut pas exclure que s’il relâche un peu la pression il obtiendra au moins une réciprocité qui n’a jamais été appliquée sur les produits kosovars en Serbie et en Bosnie.

Entre-temps, alors que la légitimité du président à représenter, orienter et décider du contenu du dialogue aura été sans cesse remise en question, encore plus depuis 2017, le gouvernement donne le sentiment de reprendre la main en ce début d’année. Le 15 décembre, au lendemain du vote pour la transformation des FSK qui enthousiasmait la population albanaise, l’Assemblée adoptait la composition de l’équipe de négociation pour le dialogue avec l’appui d’une résolution du PSD. Si ce parti apporte la caution de l’opposition, la légitimité de ses douze députés élus au nom du LVV reste à démontrer. Le président du PSD et maire de Pristina, Shpend Ahmeti, co-préside ainsi le groupe avec le vice-Premier ministre Fatmir Limaj de l’Initiative social-démocrate. Quant à la galaxie des partis au gouvernement, ils sont minoritaires en l’absence d’appui des députés serbes. Quant à l’absence des deux principaux partis de l’opposition, la LDK et le LVV, elle reflète néanmoins une profonde désunion que le PSD ne peut pas combler. Ce dernier peut tout juste sauver le gouvernement si une motion de défiance venait à être déposée cette année. 

Car ce nouveau parti se cherche toujours une voie entre majorité et opposition, et son assise est fragile. Sa position est de se placer comme le garant de la transparence des discussions à Bruxelles. Il assure qu’un accord final avec la Serbie n’est possible qu’en associant toute l’opposition et que sa seule intention est que le processus du dialogue revienne au sein de l’Assemblée. Mais il pourrait y avoir l’illusion d’un changement de cap. En effet, le gouvernement bloque toujours depuis juillet le débat en séance plénière de son rapport sur les acquis et échecs du dialogue, tandis qu’une résolution pour que les partis prennent leurs distances avec les projets de solutions territoriales du président n’a jamais pu être débattue. La nouvelle délégation qui a fait le 8 janvier son premier déplacement à Bruxelles pour déterminer les étapes suivantes pour parvenir à un accord final apparaît ainsi dans la continuité des plans antérieurs. Cela signifie qu’après la fièvre territoriale, il faudra bien revenir à ce qui apparaît aujourd’hui comme un compromis minimal – pas nécessaire et lourd d’enjeux – qui va ramener l’exécutif à l’obligation forcée de mettre en place la Communauté/Association des municipalités serbes du Kosovo. 

Conclusion : inutile de se presser

Dans ce contexte tendu, il est difficile d’imaginer une issue rapide pour l’« accord juridiquement contraignant » que l’Union européenne appelle de ses vœux, laquelle va très vite être rappelée par ses échéances électorales. L’histoire pourrait conclure que Federica Mogherini, peut-être par empressement avant la fin de son mandat, a perdu du temps en donnant du crédit à la solution territoriale portée par Washington (et discrètement par Moscou), laquelle rouvrait la question du statut du Kosovo pourtant entérinée par la décision de la Cour internationale de justice en 2010. 

Dans une dernière tentative, et peut-être dans l’espoir de s’appuyer sur le momentum de ladite« armée du Kosovo », le président Donald Trump qui s’imagine faiseur de paix là où d’autres échouèrent avait adressé en décembre une lettre aux deux présidents en leur demandant instamment de parvenir à un accord qui pourrait être signé à la Maison Blanche. Mais Washington prépare aussi la perspective d’un échec en faisant porter la responsabilité sur la décision du Premier ministre Ramush Haradinaj sur les taxes douanières. Mais l’erreur de l’Union européenne aurait été de permettre que le dialogue qui doit être arbitré et garanti par l’Union européenne se retrouve, à cause de la faiblesse de Bruxelles, obligé d’associer Washington. Car si les États-Unis agissent pour contenir l’influence de la Russie dans les Balkans, un tel accord qui sortirait du champ européen devrait alors associer aussi Moscou. Cela signerait un échec définitif de l’Union européenne à résoudre les disputes de son voisinage direct destiné à l’intégrer.

Du même auteur

Sur le même thème