En immersion numérique avec les « gilets jaunes »

Comment une pétition en ligne et un appel Facebook, semblables aux milliers d’autres qui naissent et meurent chaque jour dans l’anonymat des réseaux sociaux et l’indifférence des médias, ont-ils pu aboutir en quelques semaines à la constitution d’un mouvement en fonction duquel l’ensemble des acteurs du jeu démocratique sont désormais contraints de définir leur ligne politique et éditoriale ? Le journaliste Roman Bornstein se livre à une analyse inédite.

Introduction : Facebook, le QG numérique des « gilets jaunes »

Le 17 novembre 2018, au plus fort d’une mobilisation qui depuis n’a fait que décroître, 287 700 personnes sont descendues dans les rues et sur les ronds-points pour rallier les « gilets jaunes ». Parallèlement à ce mouvement social notable, sans néanmoins figurer au classement des quinze plus grosses manifestations françaises depuis dix ans, 2,7 millions d’internautes s’inscrivaient sur le groupe Facebook « Compteur officiel de gilets jaunes », dont la fonction était de recenser les forces en présence. Commençons donc par souligner une évidence : avant d’être un mouvement d’occupation physique des ronds-points provinciaux et des grandes avenues parisiennes, les « gilets jaunes » sont d’abord un phénomène numérique. Pour comprendre les racines et le fonctionnement de ce mouvement dépourvu de corpus intellectuel, il faut donc se plonger dans son corps numérique : les groupes Facebook des « gilets jaunes ».

Depuis sa naissance médiatique au cours de la première moitié du mois d’octobre 2018, ce mouvement a été présenté comme une éruption sociale à la fois inédite et spontanée : un collectif citoyen dont l’absence revendiquée de dirigeants, le refus ostensible de toute coordination partisane et l’évolution constante des revendications rendraient par nature impossible ou biaisée toute tentative d’en identifier la coloration politique.

Si cette vision a pu prévaloir dans la confusion des premières semaines, le recul et un examen attentif des dynamiques à l’œuvre dans les groupes Facebook des « gilets jaunes » permettent à présent de porter un regard plus nuancé sur ce mouvement, que l’on s’intéresse à la façon dont il s’est constitué, à son processus de structuration ou à la réalité de ses ambitions.

Pour tenter d’appréhender ce phénomène, nous proposons de revenir sur les origines et le déroulement de la mobilisation en ligne, de dresser le profil des leaders qui se distinguent au sein du mouvement et de rendre compte de ce que l’on peut apprendre de leur sensibilité politique en les lisant et en les écoutant lorsqu’ils s’expriment entre eux sur leurs groupes Facebook. Enfin, une attention particulière sera portée au rôle crucial joué par les nouveaux algorithmes de hiérarchisation de l’information mis en place par la plateforme américaine en janvier 2018, et dont la mobilisation des « gilets jaunes » pourrait être le premier effet collatéral en France.

L’acte de naissance numérique et médiatique des « gilets jaunes »

Quel est le parcours numérique et médiatique des « gilets jaunes » ? Tout commence le 29 mai 2018 quand Priscillia Ludosky, une ancienne employée de banque devenue autoentrepreneuse dans la vente de produits cosmétiques, crée sur la plateforme change.org une pétition en ligne qu’elle intitule : « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! » Comme pour la quasi-totalité des pétitions de ce type, elle ne reçoit dans un premier temps qu’un nombre insignifiant de signatures. En plus de démarches effectuées auprès de la mairie de sa ville de Seine-et-Marne pour faire connaître son initiative, Priscillia Ludosky passe l’été à publier la pétition sur son compte Facebook afin d’appeler ses proches à la signer, avec un succès là encore mitigé, même si la hausse des prix du carburant constatée à l’arrivée de l’automne l’aide à gagner quelques centaines de signatures.

Le 10 octobre, elle annonce sous forme de défi à ceux qui suivent son compte Facebook qu’une radio locale lui a promis d’évoquer sa pétition à l’antenne si elle parvient à rassembler 1 500 signataires. Le seuil est atteint en moins de 24 heures, ce qui vaut donc à Priscillia Ludosky une invitation à venir s’exprimer à la radio le 12 octobre. Le même jour, un site d’information locale de Seine-et-Marne reprend la nouvelle dans un article qu’il poste sur sa propre page Facebook, suivie par 50 000 personnes. C’est à ce moment-là que l’histoire s’accélère.

L’article est partagé 450 fois et parvient le jour même, via sa femme, à Éric Drouet. Convaincu, ce chauffeur routier résidant dans le même département que Priscillia Ludosky crée alors un événement Facebook : « TOUS ENSEMBLE LE 17 NOVEMBRE 2018 pour le blocage national face à la hausse du carburant ! » Les dix groupes Facebook des « gilets jaunes » comptant aujourd’hui le plus de membres ont tous été créés cette semaine du 12 octobre. Le 22 octobre, la pétition de Priscillia Ludosky est évoquée dans un article du Parisien. Ce premier coup de projecteur de la presse nationale est décisif : les signataires passent de 10 000 à 225 000, captant alors l’attention du reste des médias hexagonaux qui à leur tour se saisissent de l’histoire, pour ne plus la lâcher. Leur tâche sera facilitée par l’apparition de Jacline Mouraud, une hypnothérapeute de 51 ans dont la vidéo dans laquelle elle s’insurgeait contre la hausse des prix du carburant, postée mi-octobre sur son compte Facebook, sera vue plus de 6 millions de fois. Sollicitée par tous les médias avides d’évoquer le mouvement naissant, Jacline Mouraud en devient alors la première incarnation.

Début janvier 2019, la pétition de Priscillia Ludosky s’apprête à franchir le cap des 1,2 million de signatures, et le groupe Facebook d’Éric Drouet, désormais rebaptisé « La France en colère !!! », compte plus de 340 000 membres. Le deuxième groupe le plus actif, « Fly Rider infos blocage », géré par Maxime Nicolle, rassemble plus de 160 000 personnes. L’administrateur du « Compteur officiel de gilets jaunes » espère atteindre les 3 millions de membres (elle en compte aujourd’hui 2,7  millions) quand, à titre de comparaison, la page Facebook d’Emmanuel Macron plafonne à 2,4 millions, celle de Marine le Pen à 1,6 million, celle de Jean-Luc Mélenchon à 1 million, celle de Benoît Hamon à 200 000 et celle de Laurent Wauquiez à 85 000. L’alliance du militantisme viral et de la presse a permis de construire la première force politique de Facebook en moins de trois mois.

L’élaboration participative du message des « gilets jaunes »

Voilà pour la mise en place du mouvement et la création de son QG numérique. Et maintenant, voyons comment le message des « gilets jaunes » s’y est formé pour devenir, au fil des semaines, une doctrine.

Les groupes Facebook des « gilets jaunes » sont ouverts à tous et chacun est libre d’y partager des messages et de commenter ceux des autres, qu’ils soient sous la forme de texte, d’image ou de vidéo. Si ces groupes Facebook se créent initialement autour de la question de la hausse des taxes sur le carburant, les arrivées continues de nouveaux membres entraînent rapidement une accumulation et une diversification des revendications. On parle donc d’abord des taxes sur le carburant, puis de l’ensemble des taxes, puis des réglementations environnementales, puis de l’ensemble des réglementations imposées par les autorités, qu’il s’agisse de la sécurité routière ou de l’obligation vaccinale. Les questions de la pauvreté, de la justice fiscale et de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) s’invitent naturellement, avant que la conversation ne commence à dessiner clairement une ambition politique et institutionnelle. Ce tournant est rendu visible par l’écho médiatique rencontré par la proposition d’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne apparue le 22 novembre, mais est en réalité déjà présent dès les premiers jours du mois de novembre.

À l’approche de l’« acte I », le 17 novembre, la question du carburant n’est donc plus depuis déjà plusieurs semaines le sujet principal de la contestation des « gilets jaunes ». Au-delà des motifs socioéconomiques réels et légitimes mis en avant par certains, le moteur de la mobilisation sur les groupes Facebook est ailleurs et le discours se radicalise très vite, aidé en cela à la fois par l’absence initiale de modérateurs et par la diffusion massive de fake news qui font monter l’émotion et la tension. On donne des exemples à suivre avec une fausse histoire affirmant qu’un million d’automobilistes allemands avaient abandonné leur véhicule sur l’autoroute pour protester contre les prix de l’essence, illustrée par une photo de 2012 montrant un embouteillage en Chine. On suscite de l’espoir révolutionnaire avec des messages qui circulent pour faire croire que la police compte se retourner contre le gouvernement et rejoindre les défilés du 17 novembre. On indigne les foules avec, à l’inverse, la mise en circulation de la photo d’une lettre prétendument signée de la main d’Emmanuel Macron, ordonnant à la police d’ouvrir le feu contre les manifestants.

À ce moment-là où aucun leader désigné ou manifeste n’est encore apparu, la ligne politique est moins décidée par quiconque que dessinée à l’applaudimètre par les publications et les commentaires qui rencontrent le plus de succès sur les groupes Facebook. Il est ici intéressant de s’arrêter sur la manière dont s’affichent et se hiérarchisent les publications et les commentaires sur ces groupes. Ces paramètres peuvent être modifiés. Cependant, par défaut, la plateforme ne met pas en avant les publications les plus récentes, mais celles ayant suscité le plus de réactions, que celles-ci soient positives ou négatives. Parce que ce sont eux qui attirent le plus l’attention et attisent les émotions, ce sont les messages les plus virulents, les articles aux titres les plus spectaculaires, les commentaires les plus indignés, qui suscitent le plus de réactions. C’est donc ce type de contenu qui va s’afficher en premier lorsqu’un « gilet jaune » se connecte sur un groupe pour suivre son actualité. Mécaniquement, les membres les plus extrémistes des groupes Facebook parviennent ainsi à imposer leurs thèmes et à définir les termes d’un débat qu’ils finissent donc par contrôler.

Le mécanisme de radicalisation entraîné par cette hiérarchisation de l’information au sein des groupes Facebook est encore accentué par le rapport défiant, voire haineux qu’entretiennent leurs membres avec les médias traditionnels. C’est d’ailleurs l’un des marqueurs de ces groupes : à l’exception des productions de Russia Today et de Brut, et à moins qu’il ne s’agisse d’un reportage qui expose une violence policière ou d’un article qui révèle un scandale politique, aucun lien renvoyant vers un média traditionnel n’y est diffusé. L’information s’y construit et y circule de façon participative et horizontale. Un clip de 30 secondes tourné au smartphone a plus de crédit pour rendre compte du déroulé d’une manifestation qu’un journal télévisé, un montage photo amateur et anonyme est considéré une meilleure jauge de la taille d’un rassemblement qu’un comptage de la rubrique « Les Décodeurs » du Monde, un graphique non sourcé indiquant « les vrais chiffres » d’un quelconque indicateur économique inspirera plus confiance qu’un site spécialisé.

De ce double enfermement idéologique et informatif découle naturellement un éloignement progressif avec la réalité. À la manière d’un Donald Trump maintenant contre toute évidence avoir attiré la plus grande foule jamais réunie pour une inauguration présidentielle américaine, les « gilets jaunes » se nourrissent de « faits alternatifs » qui renforcent leur détermination. Bien que n’ayant jamais dépassé le seuil des 300 000 manifestants, les « gilets jaunes » sont convaincus d’être 3 millions chaque samedi et croient sincèrement que leur mobilisation, qui a certes connu un léger rebond lors de l’« acte VIII » mais n’avait fait que décroître de l’« acte I » à l’« acte VII », n’a jamais cessé de gagner en importance. Symbole de cette intoxication, Jacline Mouraud a relayé le 18 novembre un article du célèbre site conspirationniste Wikistrike.com affirmant que « la participation (…) atteindrait aux alentours de 10,5 millions de personnes ».

Tous les « gilets jaunes » sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres

À présent que nous avons observé la mise en place de leurs groupes Facebook et la formation de leur message, une meilleure compréhension du mouvement des « gilets jaunes » passe par l’identification de leurs leaders et l’analyse de leurs propos et prises de parole. Nous sommes ici en présence d’un mouvement qui se revendique sans chef, qui affirme qu’il n’en veut pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Qui sont-ils ?

On a vu et on continue de voir sur tous les plateaux Jacline Mouraud, dont la vidéo Facebook aux 6 millions de vues a contribué à populariser le mouvement. La disponibilité face aux médias de la quinquagénaire a permis de donner un visage à celui-ci. Les chaînes d’information continuent de solliciter ses commentaires et réactions avant et après chaque défilé. En réalité, elle ne représente plus qu’elle-même. Les messages qui mentionnent son nom sur les groupes des « gilets jaunes » visent désormais à l’insulter, à dénoncer ses ambitions personnelles, à s’insurger contre sa volonté de calmer les esprits après les violences observées dans les défilés et à critiquer sa mise en avant dans les médias, à présent considérée comme la preuve que ces derniers cherchent à diviser et à circonscrire le mouvement. Sa parole semble ne plus avoir aucune valeur en interne, et il ne faut donc plus lui en accorder en externe. Il en va de même pour l’ensemble des initiateurs de son collectif « Gilets jaunes libres », qui affiche certes l’ambition de présenter une liste aux élections européennes mais qui ne rassemble que 2 444 personnes sur sa page Facebook : un chiffre qui devrait inciter les programmateurs de débats télévisés à reconsidérer le poids réel de la parole de Jacline Mouraud ou de celle de Benjamin Cauchy, autre « Gilet jaune libre » plébiscité par les médias.

Même s’ils disent en refuser l’étiquette et s’ils sont manifestement aidés dans leur tâche par une petite équipe de modérateurs et de conseillers, il est évident qu’il y a désormais deux chefs des « gilets jaunes » : Éric Drouet et Maxime Nicolle, alias Fly Rider. Ils enchaînent les médias, administrent les pages Facebook les plus populaires et les plus actives, animent les vidéos Facebook Live les plus suivies, parfois par des centaines de milliers de personnes. Ils donnent les mots d’ordre et nomment les porte-parole autorisés à s’exprimer au nom du mouvement. Chaque semaine, les messages des membres se multiplient à leur intention depuis toute la France pour savoir s’ils donnent la consigne d’aller manifester le samedi suivant, où, quand, comment, avec quel slogan. Ils font la tournée des ronds-points pour remobiliser les troupes et ce sont eux qui, chaque samedi, se chargent de lire face aux caméras des lettres ouvertes au gouvernement. S’ils préfèrent se définir comme de simples « messagers des revendications du peuple », ils présentent en réalité tous les attributs des leaders 2.0 : débarrassés d’intermédiaires, non élus, jamais officiellement intronisés, mais légitimés par l’audience engendrée par leurs vidéos. À cet égard, leurs appels répétés à ne pas désigner de chefs sonnent de plus en plus comme une volonté d’empêcher un nom qui ne serait pas le leur d’émerger.

D’où Éric Drouet et Maxime Nicolle parlent-ils ? Alors que se profile l’« acte IX » des « gilets jaunes », il est symptomatique que personne ne soit encore en mesure de répondre à cette question avec certitude. À ce jour, aucune enquête journalistique poussée n’a été publiée sur le passé militant et l’univers idéologique de ces deux individus. Dans la précipitation du direct, plateaux télé et stations radio ont ainsi tendu leurs micros à des invités dont ils ne savaient rien. Ce faisant, ils ont exposé la fragilité de tout un système médiatique qui, dépassé par les réseaux sociaux, a collectivement renoncé à jouer son rôle de filtre journalistique et montré la facilité et la rapidité avec laquelle un petit groupe de parfaits inconnus pouvait désormais s’imposer à l’agenda politique national.

Pour en savoir plus sur les deux leaders, il faut donc là encore se rabattre sur leur activité sur Facebook. Premier constat : ils ont effacé leurs publications antérieures au début de la mobilisation. Si l’on ne peut en tirer de conclusion définitive sur leur appartenance idéologique, on remarquera simplement que ce sont rarement les militants de la gauche républicaine qui sont gênés par leurs prises de position passées. Certains journalistes ont eu le temps de passer en revue quelques-unes de ces publications avant qu’elles ne soient effacées. Pour Éric Drouet, ils ont pu y voir un antimacronisme virulent et des vidéos antimigrants. Dans ses vidéos Facebook Live, il fait toujours attention à ne pas livrer le fond de sa pensée, se contentant de relayer des messages et de parler de la stratégie du mouvement. Le calme et la sérénité qu’il dégage sont trompeurs : il le dit d’une façon très douce, presque anodine, mais son but affiché est de renverser un gouvernement élu. Il s’est ainsi mis plusieurs fois à la faute. D’abord le 3 décembre, en relayant l’intox du Pacte de Marrakech. Puis le 5 décembre, en déclarant sur BFM « si on arrive devant l’Élysée, on rentre dedans » . Le 24 décembre, il s’attire des critiques en partageant un article qui s’en prend aux « racailles » et à « l’immigration de masse », publié à l’origine sur le site de Vincent Lapierre, un journaliste gravitant entre les sphères antisémites d’Alain Soral et de Dieudonné. Ces dérapages-là ont tous été repris et abondamment commentés. Il a tenté de revenir sur certains de ces commentaires, plaidant l’incompréhension ou l’ignorance.

Un autre dérapage d’Éric Drouet, pourtant révélateur, est cependant passé inaperçu. Le 26 novembre, le chauffeur routier organise depuis la cabine de son camion un Facebook Live dans lequel les membres de « La France en colère !!! » qui le souhaitent peuvent intervenir en vidéo pour poser des questions ou débattre de propositions. Sa retransmission dure depuis déjà deux heures quand il prend l’appel d’un certain Stéphane Colin. S’ensuivent plus de quinze minutes d’une diatribe qu’Éric Drouet, regardé à ce moment-là par 81 000 personnes, ne tentera jamais d’interrompre ni de contredire et dont voici quelques morceaux choisis :

  • « Il faut qu’on se retrouve à 2 millions devant France Télévision et qu’on attaque nos “merdias“ »
  • « C’est pas Macron notre ennemi, Macron n’est qu’un pleutre, un pion, c’est nos banques qu’il faut attaquer »
  • « C’est ce qu’on appelle la mafia Khazar, ce sont les sionistes. Ce ne sont pas des juifs ni des sémites, ce sont la mafia Khazar, les sionistes qui sont en train de nous entretuer »
  • « Dans le darknet, il est prouvé que nos maîtres avaient prévu ce que vous êtes en train de faire maintenant. Ils savaient qu’au mois de novembre il y aurait une révolution populiste pour faire une guerre civile » 
  • « Le plus marrant dans les « gilets jaunes » : il n’y a pas de mecs des cités. Il n’y a pas de Blacks. J’ai pas vu toute cette fratrie qui vend de la drogue “h24” qui ont été assimilés par cette matrice sociétale. Ils n’en ont rien à foutre »
  • « Comment même on peut parler d’un homme politique !? C’est un tique un homme politique, il ne sert à rien ! Il sert simplement à servir la cause de la mafia Khazar, les sionistes ! C’est eux qui tiennent le monde moderne depuis 500 ans »
  • « C’est pas comme ça qu’il faut agir, c’est attaquer nos “merdias”. Ça j’en démords pas. Dans chaque région de France si vous avez un bureau, une antenne d’Antenne 2, de France 2, de TF1, de BFM, il faut les attaquer. Prendre leur matériel. J’ai pas dit de les frapper, hein ! Tu leur mets des menottes comme nous traitent les CRS. Tu les mets dans une pièce, menottes, et tu leur dis “ferme ta gueule” ! »
  • « On aurait pas dû aller voter, on aurait dû brûler nos bureaux de votes »
  • « On parle “h24” de réchauffement climatique alors qu’on va vers un vrai refroidissement de notre planète ».

Hormis quand son intervenant lui explique que les blocages ne servent à rien, jamais Éric Drouet ne va tenter de l’arrêter, d’opposer une contradiction ou même de se désolidariser pendant le quart d’heure que dure sa tirade. Pour le reste, il abonde : « ouais, je sais, je sais » ; «il y a un mec qui l’avait expliqué sur cette émission, c’est les banques qui plaçaient qui elles voulaient au final ». Alors que son invité enchaîne une dernière envolée sur « la mafia sioniste » et l’attaque nécessaire contre « les merdias », Éric Drouet va plus loin que la complicité passive qu’il affichait jusqu’ici en offrant sa plateforme et sa visibilité à de tels propos. Constatant l’enthousiasme des commentaires en direct des internautes, il va l’encourager à se mettre en relation avec ses nouveaux fans : «il y a des gens qui veulent ton nom, il y a des gens qui veulent te parler. Il y en a beaucoup qui sont d’accord (…), je leur dis comment tu t’appelles, ils veulent tous te parler ».

Ces propos-là n’ont pas été prononcés sur un plateau de télévision, dans le stress du direct, la chaleur de l’éclairage et la pression de journalistes avides d’extorquer une déclaration polémique à un novice politique peu habitué des médias. Ils ont été tenus au calme, dans un contexte ou Éric Drouet était en maîtrise totale : il ne s’agit pas d’un dérapage. Ils sont a minima révélateurs d’une impressionnante absence de culture citoyenne et politique pour qui prétend représenter « le peuple ». Pris au pied de la lettre, ils révèlent le visage d’un factieux en puissance.

Après le message de « fascination » envoyé par Jean-Luc Mélenchon et son arrestation volontaire mise en scène devant l’Élysée avec la complicité des équipes de Russia Today France et de Brut, les seuls « médias libres » de France selon lui, une polémique s’est déclenchée autour de la couleur du vote d’Éric Drouet en 2017. Sur la base d’une confidence faite hors-micro, BFM croit savoir qu’il aurait voté pour Jean-Luc Mélenchon. Le vote étant secret et son historique Facebook ayant été effacé, il est impossible de vérifier cette déclaration avec certitude. À chacun de décider si un vote (non revendiqué) en dit plus sur l’orientation politique d’Éric Drouet que l’accumulation de ses actes et de ses propos publics.

La même ambiguïté sur ses inclinaisons idéologiques est entretenue, avec moins de talent, par Maxime Nicolle. Le jeune Breton se présente lui aussi comme apolitique, simple messager d’un mouvement citoyen. Malgré sa notoriété naissante et sa position officielle visant à nier toute proximité extrémiste, Maxime Nicolle a pourtant régulièrement adopté les codes complotistes que l’on retrouve habituellement dans les cercles militants gravitant autour des sites d’Alain Soral et des vidéos de Dieudonné. Il diffuse plusieurs fake news sur le pacte de Marrakech, il prétend détenir des documents secrets capables de « faire tomber le gouvernement » et de « déclencher une troisième guerre mondiale », il interprète l’attentat de Strasbourg le 11 décembre comme une manipulation du pouvoir pour faire peur aux Français, il dénonce la dette française comme « une invention de Rothschild » destinée à empêcher la redistribution des richesses, il revendique dès la première semaine de novembre vouloir en réalité « la destitution du gouvernement et une transition pour que le peuple retrouve la gestion du pays ». C’est une lubie classique de l’extrême droite complotiste, comme on avait pu le voir par exemple aux États-Unis avec la fake news du « Pizzagate » – les réseaux pro-Trump avaient accusé le directeur de campagne d’Hillary Clinton d’opérer un réseau pédophile depuis une pizzeria de Washington. Maxime Nicolle a également profité d’un Facebook Live pour dénoncer un prétendu réseau de riches pédophiles protégés par l’État et les médias : « les riches multimilliardaires qui ne sont pas condamnés pour pédophilie, leurs petits réseaux où ils achètent des enfants sur le darknet (…), c’est jugé vite fait, on en parle pas aux médias parce qu’ils payent à mort. Il y a des riches condamnés pour de la pédocriminalité, tout ça en on parle pas. (…) Et le trafic d’humains, le trafic d’organes, le trafic d’enfants, tout ça c’est des trucs qui existent, c’est pas des trucs qu’il y a dans les films. Et qui fait ça ? Qui fait ça ? Bah c’est les gouvernements qui font ça, tranquillement, ou du moins qui laissent passer, on s’en bat les couilles. Regarde, on est en train de vouloir faire des lois pour ficher les manifestants, contrôler plus les réseaux sociaux, par contre le darknet en France il n’y a pas de souci. On peut acheter un rein, acheter un gosse… ».

Ce bref aperçu des propos de Maxime Nicolle devrait suffire à se faire une idée assez précise de son positionnement idéologique. On pourrait objecter que, peu porté sur la théorie politique, il pourrait ne pas avoir conscience de la très forte connotation partisane de ses propos. Maxime Nicolle ferait-il de l’extrême droite sans le savoir ? Comme pour Éric Drouet, nous avons procédé à un examen attentif de son compte Facebook. S’il en a effacé les publications avant que les journalistes ne s’y intéressent, des outils existent pour permettre de faire apparaître certains des « likes » et des commentaires qu’il a pu laisser par le passé sur des pages Facebook ouvertes au public. Que trouve-t-on ?

  • Le 7 décembre 2015, il like une série de photos de Marine Le Pen participant à une soirée électorale à Hénin-Beaumont à l’issue du premier tour des élections régionales de 2015. 

  • Le même soir, il commente la vidéo du discours de Marine Le Pen, arrivée largement en tête de ce premier tour, d’un satisfait « Et hop ça avance ^^ ».

 

  • Entre les deux tours de la présidentielle 2017, il like une vidéo postée par le compte de Marine Le Pen dans laquelle Nicolas Dupont-Aignan annonce son ralliement à la candidate du Front national.

  • Avant la présidentielle de 2017, il like une vidéo de Marine Le Pen présentant ses « 10 mesures immédiates » qu’elle « mettra en œuvre dès son élection ».

 

  • Au lendemain du Brexit, il like une vidéo de Marine le Pen s’exprimant au nom du groupe Europe des Nations à l’occasion de la séance plénière extraordinaire consécutive au vote britannique pour la sortie de l’Union européenne.

 

  • En 2017, serviable, il commente une vidéo de Marine Le Pen du 17 mai 2016 pour signaler que le son ne fonctionne pas.

 

  • Le 5 décembre 2016, il like une publication de Marine Le Pen se réjouissant de la victoire du camp du chef de l’extrême droite italienne Matteo Salvini à l’occasion d’un référendum organisé par le Premier ministre d’alors, Matteo Renzi. 

 

  • Plus proche de nous, le 5 mars 2018, il like une publication de Marine Le Pen saluant « le réveil des peuples » symbolisé par l’arrivée en tête aux élections législatives italiennes de la coalition emmenée par le chef de l’extrême droite, Matteo Salvini. 

 

  • Dernière trace disponible avant son accession à la renommée, il like le 31 octobre 2018 une publication de Marine Le Pen félicitant le gouvernement d’extrême droite autrichien pour sa décision de se retirer du pacte de l’ONU sur les migrations. 

 

  • Lorsqu’il s’éloigne des pages d’extrême droite, Maxime Nicolle like une vidéo de BFMTV montrant une déclaration de Jean-Luc Mélenchon refusant de condamner la violence des salariés d’Air France lors de l’affaire de la chemise arrachée. 

 

  • Lorsqu’il s’éloigne de la politique, Maxime Nicolle commente un article de TéléStar évoquant le boycott d’une cérémonie officielle par la sœur d’une victime de l’attentat du Bataclan en demandant de façon énigmatique : « La vrai question c’est pourquoi n’ont t’il rien fait….! ».

 

  • Il enchaîne en 2017 avec un like sur une vidéo titrée « (Attentat de Nice) Grosses contradictions entre la version officielle et la réalité ! ». 

 

  • Lorsqu’il s’éloigne de la France, Maxime Nicolle like une vidéo de Vladimir Poutine menaçant et humiliant l’un de ses ministres au cours d’une réunion publique. 

 

Éric Drouet et Maxime Nicolle ne resteront peut-être pas les leaders incontestés des « gilets jaunes ». Cependant, tant qu’ils le seront, on pourra affirmer que le mouvement est de facto piloté par des sympathisants d’extrême droite.

Il serait impossible de tous les citer ici, mais il existe d’autres leaders du mouvement en province parmi les administrateurs des groupes Facebook locaux. Tous se présentent également comme des citoyens apolitiques, ce qui ne veut pas dire sans coloration idéologique. En fouillant dans leurs comptes Facebook, on trouve également, pas chez tous mais chez beaucoup d’entre eux, du contenu anti-Macron et anti-migrants, des propos racistes, une proximité avec des groupuscules d’ultra-droite, des appels à prendre les armes après le Bataclan, des commentaires homophobes sur la Gay Pride, des photos de Jeanne d’Arc, des likes sur les pages de Dieudonné. Rien de tout cela n’est neutre politiquement, mais rien de tout cela ne pose problème aux « gilets jaunes ». La seule faute impardonnable qui vaut défiance et soupçons est d’avoir exercé des responsabilités syndicales et d’avoir été candidat sur la liste d’un parti politique, quel qu’il soit, FN/RN compris.

Indépendamment des colorations idéologiques personnelles, les groupes Facebook des « gilets jaunes » ont permis de dégager une série de revendications. Les leaders de ce mouvement ont ainsi relayé une liste de propositions issue d’une consultation en ligne menée auprès de 30 000 personnes. Le 29 novembre, médias et députés ont ainsi été informés de 42 « directives du peuple ». Pour les situer politiquement, Le Monde a procédé à une comparaison de ces propositions avec les programmes des candidats à l’élection présidentielle de 2017. Les deux tiers sont compatibles avec le programme de Jean-Luc Mélenchon, et la moitié des propositions sont partagées par Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen.

Au-delà de la personnalité des leaders, de leur passé politique, de leurs activités militantes, de leurs votes antérieurs et de leurs propositions, il est frappant de constater l’ambiance générale très inquiétante qui se dégage des conversations que mènent entre eux les « gilets jaunes » sur Facebook. Si, individuellement, ils ne viennent pas tous de l’extrême droite, ils s’y dirigent collectivement. Qu’est-ce qui autorise à le craindre ? D’abord, ils en ont déjà le vocabulaire : beaucoup d’outrances, d’insultes, de comparaisons animalières, de diabolisation de l’adversaire et un refus absolu du compromis. Ensuite, et c’est essentiel, parce que mis bout à bout leurs discours cochent l’ensemble des cases du rejet de tout ce qui fait un système républicain et démocratique. Il y a d’abord la haine d’un pouvoir illégitime malgré le vote qui l’a installé. On veut entrer dans l’Élysée pour renverser un président qui a été élu, on veut marcher sur l’Assemblée nationale pour la dissoudre, on veut supprimer le Sénat, car « le peuple c’est nous ». Il faut également évoquer la haine des institutions, des contre-pouvoirs et des corps intermédiaires. On dénonce une justice de classe, aux ordres, on applaudit aux vidéos de violences contre « la police politique de Macron », on traite les syndicats de parasites vivant sur le dos des adhérents, on appelle à la suppression de partis politiques constitués d’élus forcément corrompus et menteurs qu’il faudra mettre au smic.

Les journalistes, qui ont donné sa visibilité nationale au mouvement, sont néanmoins la cible d’une haine qui ne cesse de croître contre les « chiens de garde du gouvernement » et les « vendus à l’oligarchie ». Les appels à la violence et à la censure se multiplient, en même temps que naissent des initiatives de « médias “gilets jaunes” » pour faire de la réinformation, thème classique de la fachosphère. Toute cette rhétorique antirépublicaine se double, comme l’a parfaitement analysé le chercheur en neurosciences Sebastian Dieguez, d’une perméabilité aux théories complotistes, pour ne pas dire d’une appétence : les banques et les médias décident des vainqueurs des élections, Emmanuel Macron est à la solde de la finance internationale, les Rothschild contrôlent la dette française, le gouvernement va vendre la France à l’ONU et aux migrants, les casseurs travaillent pour le ministère de l’Intérieur, le référendum d’initiative citoyenne ne résoudra pas tout car on sait bien que les votes seront truqués. Depuis le début du mouvement, quasiment pas un jour ne passe sans qu’une nouvelle intox ne connaisse du succès sur les groupes Facebook des « gilets jaunes », au point que les administrateurs commencent à s’inquiéter de la perte de crédibilité que le phénomène pourrait engendrer pour l’ensemble du mouvement, comme l’a encore montré le week-end dernier la fausse mort de « Coralie ». Enfin, un autre marqueur majeur d’extrême droite est l’apparition répétée d’appels aux militaires et aux généraux à intervenir et à s’emparer du pouvoir.

Cette liste non exhaustive ne vise pas à affirmer que tous les « gilets jaunes » pensent ainsi. Il est malgré tout indéniable que, parmi ceux qui prennent la parole sur les groupes Facebook, cette tonalité est prégnante. Malgré les mots d’ordre des organisateurs attentifs à leur image, cela finit par se ressentir dans les slogans observés sur les ronds-points et dans les violences éclatant dans les défilés parisiens.

À cet égard, le statut de héros et de martyr des « gilets jaunes » immédiatement et quasi unanimement octroyé en interne au boxeur Christophe Dettinger est le dernier symptôme en date d’une dérive antirépublicaine qui semble s’accentuer à mesure que le mouvement se rétrécit. La célébration et l’élan de solidarité orchestré autour d’un agresseur de CRS dont les médias avaient de surcroît rapidement révélé les sympathies frontistes illustre spectaculairement la métamorphose du « projet gilets jaunes » : parti d’une pétition, argumentée et chiffrée contre une hausse du carburant qui allait impacter les ménages les plus fragiles, ce mouvement a peu à peu perdu sa tonalité légitimement sociale pour ne plus se résumer, dans la communication numérique des « gilets jaunes », qu’à la mise en scène dramatisée d’un combat final contre Emmanuel Macron et les institutions républicaines.

Conclusion : la bombe à retardement des algorithmes et des données personnelles de Facebook

Terminons cette note par deux pistes de réflexion, d’abord sur le rôle joué par les algorithmes de Facebook dans le succès du mouvement des « gilets jaunes », et ensuite sur les enjeux numériques et démocratiques de cette séquence politique.

Il faut rappeler que Facebook héberge des comptes individuels, des pages officielles et des groupes. Les pages sont gérées par des acteurs institutionnels : des médias, des partis politiques, des marques, des célébrités. On peut commenter les publications postées par le gérant de la page, mais pas en créer soi-même. Les groupes sont au contraire des rassemblements d’utilisateurs qui se retrouvent autour d’un intérêt commun. Ces groupes sont créés et gérés par des utilisateurs classiques, des membres du réseau comme les autres. N’importe qui, dès lors qu’il est inscrit sur le groupe, peut poster du contenu que tous les autres membres pourront voir. Pour résumer, on suit une page mais on participe à un groupe.

L’algorithme de hiérarchisation du contenu de Facebook a longtemps fait en sorte de mettre en avant les contenus produits par les pages. Mais, au lendemain de l’élection de Donald Trump, la plateforme américaine s’est rendu compte que ce modèle avait permis à celles qui diffusaient volontairement des fake news de gagner une audience significative et d’influer sur le résultat final du vote. À titre d’illustration, deux rapports publiés en décembre 2018 par la firme de cybersécurité américaine New Knowledge et l’Université d’Oxford ont calculé que les fausses pages créées par les services russes au cours de la campagne américaine avaient à elles seules engendré 76,5 millions d’interactions sur Facebook, contribuant ainsi à pourrir de l’intérieur le débat public.

Pour assainir la circulation de l’information et apaiser le débat en ligne, la firme de Mark Zuckerberg a donc décidé en janvier 2018 de changer son algorithme afin que les utilisateurs soient moins exposés aux contenus proposés par les pages et aient au contraire plus naturellement accès aux publications de leurs amis, de leurs voisins et des groupes Facebook dont leurs proches et eux-mêmes font partie. En encourageant ainsi un recentrage de l’information autour des gens qui nous sont intimement et géographiquement proches, Facebook souhaitait rassembler des communautés locales aux intérêts similaires, par nature moins susceptibles de se déchirer autour de polémiques issues des débats nationaux.

Le premier effet de ce changement d’algorithme a été positif car il a permis de faire significativement baisser l’audience des pages gérées par des propagateurs de fake news. Mais les effets négatifs sont nombreux. Les médias traditionnels, qui opèrent depuis des pages, ont vu ainsi s’effondrer leurs chiffres de fréquentation sur Facebook. Pour les cinq médias français traditionnels les plus suivis sur la plateforme, il a par exemple été constaté une baisse moyenne de 31% des audiences entre mars 2017 et mars 2018. La conséquence logique de cette moindre visibilité des pages est également une plus grande exposition aux contenus publiés par ses amis, avec qui il est fréquent de partager les mêmes intérêts, mais aussi les mêmes opinions politiques. S’il répond à l’invitation d’un ami à rejoindre un groupe, l’algorithme fera en sorte que l’utilisateur soit prioritairement exposé aux publications qui en émanent.

Le lien entre ce changement d’algorithme et le succès viral des « gilets jaunes » est direct. Il suffit de s’inscrire dans deux ou trois de leurs groupes Facebook pour le constater : dès lors que l’utilisateur y est admis, 80 % de son fil d’actualité est désormais composé de publications issues de ces groupes. Plus rien d’autre ne semble exister dans le monde en dehors de l’actualité des « gilets jaunes » et des centaines de liens, de vidéos et de commentaires outrés auxquels l’internaute est exposé à chaque connexion. Celui-ci se retrouve alors prisonnier volontaire d’une bulle cognitive où tout concourt à renforcer sa détermination en l’isolant des informations discordantes et des avis opposés. Ce recentrage affectif et géographique dans la hiérarchisation de l’information sur Facebook est un tournant majeur. Que Priscillia Ludosky et Éric Drouet, les deux internautes à l’initiative de la mobilisation en ligne, soient originaires du même département ne doit rien au hasard. Ils ne se connaissaient pas : c’est le nouvel algorithme de Facebook qui, détectant des intérêts communs et une proximité spatiale, les a mis en contact. La propagation du mouvement en province a obéi à la même logique et au même mécanisme.

Pourquoi ce paramètre est-il fondamental ? Parce que la moitié des Français s’informent désormais uniquement sur Facebook. Les sites d’info en ligne sont consultés chaque jour par 16,7 millions de Français. Sur Facebook, ce sont 22 millions de Français qui se connectent chaque jour, 38 millions chaque mois. Si des bataillons numériques de journalistes, de scientifiques, d’experts et de politiques n’investissent pas en masse cette plateforme, et si Facebook ne prend pas d’initiatives ambitieuses pour favoriser la diffusion d’une information fiable et vérifiée, la vie démocratique française connaîtra le même problème qui s’est produit aux États-Unis lors de la campagne présidentielle de 2016 : un pan entier de l’électorat, accessible à toutes les manipulations, vivra sincèrement dans une réalité parallèle sur laquelle aucun fait établi, aucun chiffre contradictoire, aucun argument rationnel n’aura prise. La présidence Trump nous rappelle chaque jour depuis deux ans que le résultat d’un tel mélange est connu.

La seconde piste de réflexion pour l’avenir concerne les données collectées par Facebook sur les « gilets jaunes ». Un rapide examen des profils Facebook des simples membres de leurs groupes permet un constat : beaucoup ne parlaient pas de politique avant le déclenchement du mouvement. Si l’on remonte les historiques de publication, on trouve des photos de leurs enfants, de leurs animaux, de leurs voitures, de leurs motos. Rarement du contenu politique. Avec leur adhésion à ces groupes et au mouvement, des millions d’électeurs potentiels ont confié à la machine de collecte de données qu’est Facebook le secret de leurs colères, de leurs envies politiques et de leurs inclinaisons idéologiques.

Facebook, comme il l’a déjà fait par le passé pour d’autres cibles électorales et puisque c’est le cœur de son métier, recoupera, classera et vendra ces données à n’importe quel acteur politique souhaitant cibler les « gilets jaunes ». Cela pourrait alors constituer le principal héritage de ce mouvement : l’arrivée sur le marché des données personnelles d’une frange supplémentaire de l’électorat, accélérant encore l’avènement d’une nouvelle ère démocratique où les candidats ne s’adresseront plus à des familles politiques ou à des groupes sociaux mais, via des discours fragmentés à l’extrême pour que chacun puisse entendre ce qu’il désire, à des individus. C’est déjà ce qu’il s’est passé au cours de l’élection présidentielle américaine de 2016 : la campagne de Donald Trump a ainsi su profiter du ciblage électoral extraordinairement fin offert par Facebook pour diffuser 5,9 millions de versions différentes de ses publicités, allant jusqu’à adapter et personnaliser la couleur des boutons sur lesquels les électeurs étaient invités à cliquer en fonction des préférences graphiques que la plateforme californienne avait pu identifier.

Le contrôle et l’accès aux données des électeurs sont ainsi devenu un aspect absolument essentiel des campagnes électorales modernes. Le Mouvement 5 Étoiles et sa plateforme internet « Rousseau » en est un autre exemple éloquent. C’est avec cet outil controversé de consultation et d’organisation militante que le parti populiste italien s’est structuré. C’est en se basant sur les données qu’il récoltait sur les visiteurs du site qu’il a déterminé sa ligne politique et choisi ses candidats à l’investiture. En proposant aux « gilets jaunes » d’utiliser cette plateforme comme il vient de le faire, Luigi Di Maio, soucieux de déstabiliser Macron, ne s’y est pas trompé : il sait que, s’ils en ont l’ambition, les « gilets jaunes » pourraient avoir les moyens de s’installer dans la durée dans le paysage politique français. Le leader du Mouvement 5 Étoiles est en effet bien placé pour savoir qu’un mouvement populiste peut se mettre en ordre de marche. S’ils ont pour l’instant refusé son offre par souci de rester indépendants de toute force partisane, on notera toutefois que les « gilets jaunes » ont déjà créé leur propre site officiel, indispensable préalable à une éventuelle future structuration. Tout reste possible, et une seule chose est certaine : l’arrêt des défilés du samedi et l’évacuation des ronds-points ne devront en aucun cas être interprétés comme la fin du mouvement. L’opinion publique se lassera, les médias passeront à autre chose, mais Internet n’oubliera rien.

Du même auteur

Sur le même thème