« England United » : quand les Anglais soutiennent leur équipe nationale pour oublier le Brexit

Sur fond de Brexit, la Coupe du monde 2018 aura symbolisé l’amour retrouvé entre l’Angleterre et son équipe nationale. Le football, une fois encore, aura été un vecteur d’unité et de fraternité dans une nation déchirée et bousculée dans son identité. Mais cette ferveur unanime, brève, n’est-elle pas finalement un leurre ? Les directeurs de l’Observatoire du sport de la Fondation, Richard Bouigue et Pierre Rondeau, livrent leur analyse.

Éliminée en demi-finales de la Coupe du monde 2018 par la Croatie après prolongations, défaite par la Belgique dans la petite finale, l’équipe d’Angleterre pourrait se voir reprocher de rentrer bredouille de sa campagne de Russie. Or, pas du tout. 

En déjouant les pronostics les plus catastrophiques, en imposant le respect et non plus l’ironie et, surtout, en créant autour d’elle un élan et une ferveur unanime dans un pays déchiré depuis deux ans par le Brexit, l’équipe des Three Lions est « rentrée à la maison, mais avec la tête haute », comme on pouvait le lire à la une du Daily Express, au lendemain de la demi-finale perdue. Pour nombre de sujets de Sa Majesté, l’Angleterre ressort plus unie de ce Mondial. Son équipe de football aura réalisé un miracle en cicatrisant les plaies d’une société en proie au doute depuis sa décision de quitter l’Union européenne. Mais cette présentation ne serait-elle pas un peu trop idéalisée, comme pour tenter de dissimuler la crise politique et sociale qui couve dans le pays ? Cette parenthèse enchantée sur fond de Brexit apparaît en fait comme ce qui a permis aux Anglais de retrouver le goût de partager un destin commun. Et c’est déjà énorme.

Un Brexit qui déchire…

Rien n’était écrit à l’avance. Depuis le vote du Brexit, l’Angleterre traverse une profonde crise politique. La sortie de l’Union européenne divise les familles et fait tourner au vinaigre les repas de famille. L’été dernier, David Davis, secrétaire d’État à la Sortie de l’Union européenne, a ouvert le bal des départs du gouvernement de Theresa May en annonçant sa démission le 8 juillet 2018, suivi le lendemain par Boris Johnson, ministre des Affaires étrangères. Mais les Anglais prêtaient-il encore attention à ce psychodrame politique ? On peut en douter. Toute leur attention était tournée vers la Russie. 

Pour mémoire, le Brexit, abréviation de British Exit, désigne la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE). Le 23 juin 2016, lors d’un référendum, 51,9% des Britanniques ont choisi de quitter l’Union européenne. Le Royaume-Uni et les vingt-sept autres pays membres de l’Union européenne préparent, depuis, la sortie effective du pays de l’Union le 29 mars 2019.

Dans ce climat politique, l’aventure des Three Lions en Russie a été ressentie comme une vraie bouffée d’oxygène pour toute une nation. « Évidemment, ça ne résout pas nos problèmes, mais ça fait du bien de retrouver le sourire. Ces deux dernières années ont été difficiles pour le pays », assurait Peter, un jeune supporter, sur Sud Radio. 

Les Three Lions, de la traversée du désert à la fin d’une malédiction

L’équipe d’Angleterre entame pourtant son Mondial dans un scepticisme généralisé. Invitée de la dernière heure, on n’attend pas grand-chose de cette équipe qui n’impressionne personne. Ses derniers matchs de qualification sont laborieux au point de jeter le doute sur son niveau réel de jeu et sur l’implication des joueurs. 

Le 5 octobre 2018, face à la Slovénie, dans un match qui doit lui permettre de valider définitivement son billet pour la Russie, la piètre prestation du onze anglais lui vaut les sifflets du public dans un stade de Wembley à moitié vide. Les Anglais se sont pourtant qualifiés pour une sixième Coupe du monde consécutive, ils restent invaincus lors de leurs trente-huit derniers matchs de qualification, soit depuis octobre 2009. Mais cela ne semble pas suffisant…

Il faut dire que rien n’est évident dans un pays qui a l’habitude de voir briller ses clubs davantage que son équipe nationale dans les compétitions européennes et internationales. Les individualités prises une à une ont beau être talentueuses (de Kevin Keagan à Wayne Rooney, en passant par Gary Lineker, Alan Shearer, David Beckham…), elles peinent à forger un collectif en équipe nationale. Une équipe régulièrement qualifiée, mais collectivement disqualifiée pour aller au bout d’une compétition comme le Mondial.  

La nation qui a inventé le football n’a gagné qu’une seule fois la Coupe du monde, en 1966, sur ses terres, au terme d’une finale épique contre l’Allemagne, aux prolongations, et grâce à un but litigieux de Geoffroy Hurst. Depuis, rien. Par deux fois, l’histoire a même semblé se venger. En 1990, en Italie, l’équipe anglaise est éliminée par l’Allemagne aux tirs au but. En 1996, lors du Championnat d’Europe qui se déroule sur ses terres, l’équipe emmenée par Bobby Robson est éliminée en demi-finale, aux tirs au but, et toujours par les Allemands. Au début de la compétition, voilà donc vingt-huit ans que les Anglais n’ont pas atteint les demi-finales. 

Mais, le 3 juillet 2018, vers 23 heures, un verrou saute : pour la première fois en Coupe du monde, les Three Lions remportent un match à l’issue d’une série de tirs au but. Elle avait jusque-là échoué à chaque fois (contre l’Allemagne en 1990, l’Argentine en 1998 et le Portugal en 2006). Mais le scénario cauchemardesque ne s’est pas reproduit face aux Cafeteros colombiens. Les mains de Jordan Pickford, le portier anglais, n’ont pas tremblé. L’histoire a basculé, l’écho en Angleterre est considérable.

Une parenthèse estivale enchantée 

Ce 3 juillet 2018, le tir au but victorieux d’Eric Dier, le joueur de Tottenham, en huitièmes de finale, déclenche une liesse indescriptible dans tout le pays, de Londres aux Cornouailles et jusque dans le Northumberland. Cette équipe a « brisé bien des barrières », comme le rappelle justement le sélectionneur anglais, Gareth Southgate, après la défaite en demi-finales. Et la plus importante est sans doute d’avoir su renouer avec son public. 

Un signe qui ne trompe pas : les supporters anglais n’ont pas tenu rigueur à leur équipe d’avoir chuté en demi-finales face à la Croatie. Ceux qui étaient présents le 11 juillet 2018 au stade Loujniki sont même restés dans les tribunes jusqu’à 1 heure du matin pour célébrer Southgate et ses joueurs et entonner le tube d’Oasis Don’t Look Back in Anger (« Ne regarde pas en arrière avec colère »). On est loin du match face à la Slovénie… 

Gareth Southgate, lui-même, à la mi-temps de la rencontre face à la Suède – l’Angleterre mène alors 1-0 – ne s’est pas rendu directement dans les vestiaires. Il est allé saluer les supporters anglais dans les tribunes ! Une séquence inédite, diffusée en direct et qui a été largement appréciée outre-Manche – d’autant que l’Angleterre participe alors à son premier quart de finale en Coupe du monde douze ans après le Mondial en Allemagne en 2006.

Après la défaite de son équipe contre la Croatie, le sélectionneur ne cache pas sa tristesse. « Mais on a progressé, quand on voit la réaction des supporters par rapport à celle qu’il y a eu il y a deux ans [après l’Euro-2016 raté, ndlr], on voit qu’il y aura du positif à retenir », ajoute-t-il en pointant, à juste titre, la relation étroite renouée par l’équipe avec son public. À l’été 2018, le peuple anglais a aimé son équipe. Dans une période de doute, d’instabilité politique, de déchirures, cette épopée estivale a été des plus appréciables.

Des millions de pintes de bière englouties de Londres à Sheffield, le maillot de l’équipe nationale en rupture de stock, les gilets du sélectionneur qui s’arrachent : le parcours inespéré de l’équipe d’Angleterre en Coupe du monde réjouit jusqu’aux commerçants. Mais parmi les signaux de cet engouement inédit, on en retiendra trois principaux. 

Un hymne en commun 

Alors que le pays s’interroge sur ce qu’il partage en commun, à l’été 2018, les Anglais reprennent à tue-tête un hymne non-officiel et son refrain « Football’s Coming Home, it’s Coming Home »Pourtant, au début du tournoi, ces paroles paraissent bien incongrues, voire ironiques. Mais au fil des exploits de l’équipe d’Angleterre, ce refrain devient un slogan. On le voit « écrit sur des panneaux à l’entrée de restaurants, tagué sur des murs de briques en bord de voie ferrée, ou même joué au château de Windsor lors de la relève de la garde ». Et deux jours après l’élimination des Anglais par la Croatie, la chanson se retrouve en tête du hit-parade britannique. 

Vieux de plus de vingt ans, ce tube en dit long sur l’état d’esprit qui souffle sur le pays à l’occasion de la Coupe du monde. Composé en 1996 à l’occasion de l’Euro de football organisé en Angleterre, plusieurs fois revisité depuis, cet hymne est issu de la culture britpop et lad(pour schématiser celles de jeunes mâles, amateurs de foot, de rock et de bière et politiquement incorrects). Mais en 2018, le tube séduit au-delà. C’est tout un pays, dans sa diversité, qui reprend cette chanson de fans de football. Avec l’attaquant Raheem Sterling, né en Jamaïque, le milieu Dele Alli, de père nigérian, ou son compère Jesse Lingard, dont les grands-parents ont émigré depuis l’île de Saint-Vincent, l’équipe d’Angleterre a le visage de la diversité de la jeunesse de ses centres urbains. 

Alors que le pays traverse une crise identitaire inédite, les paroles de cette chanson mêlent à la fois nostalgie des victoires passées et espoir de lendemains qui rechantent, « un mélange d’autodérision et d’optimisme prudent » pour reprendre la formule d’Alan Tomlinson, professeur de sociologie à l’université de Brighton qui ajoute que « ce morceau, c’est comme un mantra désespéré, que des jeunes hommes torse nu psalmodient tel un slogan du Brexit, au cours de l’été le plus chaud de ces trente dernières années. À titre de comparaison, l’audience record pour un match de football en Angleterre remonte à la Coupe du monde 1990 et la demi-finale perdue contre l’Allemagne aux tirs au but. Un match suivi par 26,2 millions de supporters.

Mais avec 26,5 millions de téléspectateurs devant Angleterre-Croatie sur la chaîne ITV, la demi-finale bat un nouveau record d’audience. Deux comparaisons en témoignent : ce match a rassemblé plus de Britanniques que de Français devant France-Belgique. Il s’agit du quatrième meilleur score depuis vingt-cinq ans outre-Manche, la demi-finale étant devancée par l’enterrement de la Princesse Diana en 1997 (32 millions de téléspectateurs), la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres en 2012 (27,3), et tout juste par le mariage du Prince Williams avec Kate Middleton cette année (26,6).

Les ressorts du parcours des Three Lions 

Gareth Southgate : the Special One 

À l’heure où l’Angleterre semble déplorer le déficit de leadership de Theresa May et son incapacité à gérer le Brexit, elle a trouvé les qualités inverses chez Gareth Southgate – un sélectionneur qualifié tour à tour de visionnaire, intelligent, discret, élégant. Quel contraste d’ailleurs avec son prédécesseur, le « Big » Sam Allardyce…

Là encore, rien n’était gagné. Avant la Coupe du monde, Gareth Southgate était ce joueur coupable d’avoir raté un but décisif lors de l’Euro 1996 qui priva la sélection anglaise d’une finale à domicile au profit de l’Allemagne (1-1, 5 tirs au but à 6). Après le Mondial de Russie, il est un sélectionneur encensé dans tout le pays. Du « zéro au héros », comme le titrait The Gardian. Celui que personne n’a vu venir a conduit l’Angleterre dans le dernier carré de la Coupe du monde, quand deux ans plus tôt elle était la risée de l’Europe après sa défaite face à l’Islande. Une trajectoire à rendre envieuse Theresa May.

Deux ans avant l’épopée en Russie, Gareth Southgate n’est encore que le sélectionneur de l’équipe des U21 quand il est appelé à la tête de l’équipe nationale à la suite du débarquement de son prédécesseur. Celui-ci ne sera resté que soixante-sept jours et un seul match à son poste avant de tomber pour tentative de corruption, piégé en caméra cachée par le Daily TelegraphSouthgate accepte alors d’assurer l’intérim en attendant que la Fédération anglaise trouve un successeur, lequel sera finalement… Southgate.

Le sélectionneur anglais est unanimement salué, même après la défaite contre la Croatie, notamment par le Daily Mail, qui écrit dans un édito : « C’était une torture hier soir, c’est dur ce matin mais Gareth Southgate… nous vous saluons ». « On rentre à la maison, la tête haute », poursuit le Daily Express. Ce 12 mars 2018 au matin, les Anglais ont la gueule de bois mais ont repris espoir en leur sélection.

Sous l’impulsion de Gareth Southgate, l’Angleterre a changé de visage.  Il a pioché des idées dans le basket nord-américain pour améliorer le jeu de son équipe. Il a compris l’importance de travailler les coups de pieds arrêtés et plus précisément dans le cadre d’une grande compétition internationale. Une réussite qui ne doit rien au hasard. « Il a demandé à ses joueurs de s’inspirer de Cristiano Ronaldo, réalisé une batterie de tests psychométriques pour déterminer les joueurs qui avaient les plus grandes aptitudes émotionnelles et psychologiques, organisé un tournoi de footgolf où les autres joueurs pouvaient déconcentrer le tireur et, enfin, placé les joueurs dans les conditions réelles d’une séance en leur demandant de marcher depuis le rond central.

Sous la houlette de cet entraîneur aux idées novatrices, l’Angleterre est plus axée sur sa défense. Ancien défenseur central international, le sélectionneur porte une attention particulière au jeu au sol et à un système de défense à trois. Alors que, depuis David Seaman, l’Angleterre cherche son portier, elle l’a probablement trouvé avec Jordan Pickford, décisif à de nombreuses reprises. La solidité de cette arrière-garde est étonnante. Au départ, l’Angleterre voulait s’appuyer sur ses joueurs offensifs. Mais c’est derrière que les Anglais ont surpris, avec peu d’occasions concédées dans cette Coupe du monde. Au moment où l’Angleterre se replie en Europe, elle érige un système défensif performant.

En Russie, l’Angleterre a enfin fait sa révolution. Elle a joué au football. Elle a remisé son fighting-spirit et son kick-and-rush qui n’ont souvent été que des cache-misère d’un fond de jeu affligeant. « Une sorte d’attitude aristocratique vis-à-vis des autres nations, continentales notamment, qui avaient osé transformer et affiner la pratique d’un jeu dont eux, les fiers insulaires, revendiquaient toujours la paternité. » 

Et surtout, le sélectionneur a su créer un collectif et mettre fin aux clans qui ont trop souvent créé la zizanie au sein de l’équipe nationale. « Pour nous, dans l’effectif et le staff, on y croit, on a cet esprit d’équipe, cette confiance qu’on peut aller aussi loin qu’on le veut. On veut arriver à bon port et remporter le Mondial 2018 », indiquait avant la compétition le latéral Ashley Young. « C’est comme si on passait de bonnes vacances. On ne s’ennuie pas, on apprécie chaque moment et on entre avec ça sur le terrain. Tout le monde peut voir que cette équipe s’entend bien », poursuivait-t-il. Les Anglais ne s’y sont pas trompés et ont souligné l’état d’esprit que dégage cette sélection anglaise depuis le début du tournoi. « La détermination et l’ambition du sélectionneur Gareth Southgate et de son équipe déteignent sur l’état d’esprit de chacun d’entre nous ». 

Tout au long de la compétition, le comportement des joueurs n’a pas fait la une des tabloïds pour leurs exploits extra-sportifs. Ils ont fait montre d’humilité, de cohésion et de solidarité – des valeurs précieuses dans un État fracturé par le Brexit. « Nous sommes fiers de vous », peut indiquer le Daily Star. Le tout avec Gareth Southgate en première page.

Une équipe plus prometteuse que la « Golden Generation »

Cet été 2018, l’Angleterre s’est rendue en Russie avec dans son groupe une seule star – et encore largement sous-évaluée –  Harry Kane, le buteur prodige de Tottenham. Au cours des deux ans de préparation, Gareth Southgate a définitivement tourné des pages et amené un peu de fraîcheur dans l’équipe. « Si Alli et Sterling faisaient déjà les gros titres de la presse britannique et partie intégrantes des Three Lions de Roy Hodgson, Pickford sortait d’un prêt et avait disputé trois matchs avec les pros à Sunderland, Trippier était la doublure de Walker à Tottenham, Maguire n’était que remplaçant en D2 à Hull qui venait de fêter sa montée en Premier League, Lingard émergeait seulement à Manchester United après une saison à Derby et Kane tirait les corners à l’Euro ».

L’Angleterre possède la troisième sélection la plus jeune du Mondial avec 25,9 ans de moyenne d’âge. La plupart des joueurs n’ont pas vécu la dernière demi-finale d’un Mondial pour leur pays, en 1990 face à la RFA, perdue aux tirs au but (1-1, 3-4 tirs au but). Moins talentueuse que la « Golden Generation » de leurs aînés (Wayne Rooney, David Beckham…), l’équipe d’Angleterre n’en est pas moins plus prometteuse avec dans ses rangs dix joueurs de moins de vingt-cinq ans et des pépites qui ne sont pas encore arrivées à la maturité de leur talent : Jordan Pickford, Harry Kane, Dele Alli, John Stones… 

L’équipe anglaise n’est « pas un produit fini », comme l’a déclaré le sélectionneur Gareth Southgate. C’est exact. Sa marge de progression est considérable. 

Une équipe made in England

Le championnat anglais, porté par des clubs riches et ambitieux, a su attirer massivement à lui de nombreux joueurs étrangers. Mais ce faisant, il a durablement bloqué l’émergence au plus haut niveau de générations de joueurs anglais. Depuis quelques années toutefois, il démontre que sa jeune garde de footballeurs a du talent. L’équipe des U20 a ainsi été championne du monde en 2017 et viendra renforcer l’actuelle équipe nationale. Tout un symbole : celui d’un pays qui a décidé d’appuyer sur le levier formation plutôt que d’endurer l’affaiblissement de sa sélection nationale à cause de l’afflux de stars étrangères en Premier League. Une stratégie qui pourrait s’avérer payante à l’heure du Brexit…

Il y a deux ans, les héros d’aujourd’hui n’étaient, pour beaucoup d’entre eux, que d’illustres inconnus dans leur pays, ou presque. C’est Bruno Constant qui en parle le mieux : « On pourrait les appeler les improbables héros. Il y a Jordan, le petit gars de Washington, Harry, le monstre (du jeu aérien) venu de Sheffield, Kerian, ‘the Bury Beckham’, Jesse, né entre Liverpool et Manchester, Dele, abandonné par son père dont il ne veut plus porter le nom (Alli). Il y a aussi Raheem, le prodige mal aimé, originaire de Jamaïque où son père fut abattu quand il avait deux ans, ou encore l’autre Harry, refoulé par Arsenal à onze ans car jugé en surpoids. Ces gamins n’ont pas eu un destin tout tracé comme les Beckham, Gerrard et autre Rooney mais ils sont en passe de réussir là où la ‘Golden Generation’ a échoué. Elle s’est trouvé un grand gardien de seulement vingt-quatre ans – Jordan Pickford –, un patron défensif du même âge – John Stones – et dispose dans ses rangs de dix joueurs de moins de vingt-cinq ans, qui seront normalement arrivés à maturité dans quatre ans. Si la stabilité est privilégiée…

Tony Adams, joueur d’Arsenal, lançait avec perfidie à l’entame de la Coupe du monde : « Je suis très inquiet de ces joueurs de Tottenham en sélection. Je ne pense pas qu’ils sachent comment gagner ». Raté. Quelques semaines plus tard, c’est une équipe d’Angleterre vertébrée par les Spurs qui émerge en demi-finale du Mondial. Dans l’équipe des Three Lions, trois titulaires indiscutables évoluent dans le club du Nord de Londres (Harry Kane, Dele Alli et Kerian Trippier). Il faut ajouter Danny Rose et Eric Dier, des remplaçants qui entrent régulièrement en jeu.

Rien d’étonnant. Tottenham est l’équipe la plus anglaise de Premier League. Un choix stratégique, l’équipe ne pouvant pas lutter avec Chelsea ou Arsenal sur les meilleurs étrangers ou les joueurs britanniques confirmés hors de prix. « Il fallait se distinguer et j’ai toujours cru que ce club n’aurait de succès qu’en misant sur une identité britannique forte », explique le Français Damien Comolli, recruté en 2005 pour appliquer cette politique décidée par le board et son président, Daniel Levy. C’est ainsi que Gareth Bale est déniché en 2007 alors qu’il n’a que dix-huit ans et en 2015, c’est le cas de Dele Alli à Milton Keynes Dons, alors qu’il n’a pas vingt ans.

Mais Tottenham est surtout devenue depuis quelques années l’une des meilleures académies du pays. Harry Kane, le meilleur buteur du Mondial en Russie, en est issu. Mais d’autres talents sont en train d’éclore. Une politique mise en œuvre par Mauricio Pochettino, ex-coach de Southampton, qui fut longtemps la meilleure académie du pays. « La réussite de l’Angleterre, c’est celle de Pochettino et Tottenham. Cela me fait penser à l’influence d’Arsène Wenger sur la victoire française en 1998 », assène Damien Comolli.

L’unité retrouvée

La presse anglaise, qui sait avoir la dent dure et le stylo incisif, accueille très favorablement la performance globale des Trois Lions dans ce Mondial. The Times relève que ceux-ci ont « créé un bref sentiment d’unité dans un moment de divisions ». Le Mirror Sport a décrit de son côté Kane et ses coéquipiers comme des « trésors nationaux ».

Cette unanimité transcende les clivages de la presse autour du Brexit. The Sun, qui soutient ouvertement la sortie de l’Union européenne, salue le rôle de l’entraîneur et de ses joueurs, qui ont rassemblé un pays largement divisé sur le Brexit : « Notre nation perturbée est unie… grâce à un Anglais poli et une poignée de gars ordinaires ». Le quotidien se satisfait de l’apparition d’une « England United », une Angleterre unie, qui fait oublier les Manchester United, West Ham United et autres Newcastle United, clubs évoluant en Premier League.

Partisan d’un Royaume-Uni restant dans l’Union Européenne, The Daily Mirror, grand rival de The Sun, se satisfait « du sourire de retour sur le visage d’un pays divisé » grâce aux Lions. Et The Guardian de souligner à son tour le rôle de Southgate qui « a rallumé la flamme » de cette équipe anglaise. Le « Kick in the Balkans », image fleurie mêlant l’expression « kick in the balls » (coup de pied dans les parties) et la présence de la Croatie dans les Balkans, en une de Metro n’efface donc pas la fierté des fans anglais. The Daily Telegraph est même convaincu que le pays, comme son équipe, vient d’entrer dans « une ère plus prometteuse », rappelant que « le sentiment des quatre dernières semaines peut perdurer, si les gens le permettent ». Mais la plus belle une revient certainement au Daily Mail qui, telle une lettre d’amour, écrit quelques phrases pour son équipe : « Vous nous avez rendus fiers. (…) Chacun de vous est un héros. C’était une torture la nuit dernière, ce sera bouleversant ce matin mais Gareth Southgate… Nous vous saluons ». 

Du coté des consultants, notamment composés d’anciens joueurs anglais, l’enthousiasme est largement partagé, à l’image de Gary Neville (ITV) : « Il y a encore trois semaines, il n’y avait aucune connexion avec la sélection, les gens la considéraient avec désespoir. Mais aujourd’hui tout le monde peut en être fier ». José Mourinho, qui œuvre pour la chaîne russe RT, imagine, quant à lui, un avenir glorieux aux joueurs de Southgate : « C’est une équipe jeune, dont la majorité des joueurs sera encore là à la prochaine Coupe du monde, avec plus d’expérience ».

Retrouver le goût de partager un destin commun

Sur fond de Brexit, la Coupe du monde 2018 aura symbolisé l’amour retrouvé entre l’Angleterre et son équipe des Three Lions. Le football, une fois encore, aura été un vecteur d’unité et de fraternité dans une nation déchirée et bousculée dans son identité. Mais cette ferveur unanime, brève, n’est-elle pas finalement un leurre ? 

Elle nous fait immédiatement penser au précédent français de 1998, à cette victoire « black-blanc-beur » célébrée aux quatre coins de l’Hexagone. On se rappelle de ce moment de communion exceptionnelle. Pendant quelques semaines, voire quelques mois, l’impression flottait que, grâce au football, se constituait une sorte d’unité un peu factice, fictive de la nation. Trois ans plus tard, le match France-Algérie a sonné le dur retour à la réalité, comme l’a rappelé Nathalie Iannetta lors d’un débat à la Fondation Jean-Jaurès le 13 février dernier. La Coupe du monde 1998 aura été une autre parenthèse enchantée après laquelle les fractures sociales, territoriales, politiques n’ont pas disparu, voire se sont aggravées. Le football peut certes beaucoup, mais il n’est pas le remède miracle aux maux profonds d’une société. 

Si la grande force du football est d’avoir une accessibilité immédiate au bonheur de la victoire, il ne faut pas donner aux événements sportifs des significations qu’ils n’ont pas. S’il est vrai « qu’ils sont aussi des acteurs de solidification, de reconstruction, de refabrication d’un sentiment national », comme l’affirme Jean Garrigues, historien et professeur à l’université d’Orléans et à Sciences Po, si une forme d’unité patriotique peut se manifester dans ces moments, « il faut tout de suite en montrer les limites » ajoute-t-il.

Dès lors, n’y a-t-il pas une illusion totale dans cette image d’une nation anglaise rassemblée, réconciliée par les résultats sportifs de l’équipe d’Angleterre alors qu’elle se fracture durement sous fond de Brexit ? Ce que les Anglais ont fait pour le football, sauront-ils le faire ensuite pour autre chose ? Pas évident, notamment sur le plan politique, où au final il y a deux camps : l’un qui gagne et l’autre qui perd…

On peut alors esquisser un autre parallèle avec ce qui s’est passé en France, au même moment. La population a célébré la victoire des Bleus mais sans se bercer d’illusions politiques comme en 1998. Il s’agissait avant tout de partager un bon moment collectivement, là aussi en dépassant les habituelles fractures internes au pays. Cette attitude semble correspondre également au rapport des Anglais à leur sélection nationale à l’heure du Brexit. L’important n’était-il pas de partager de bons moments, de communier de façon positive autour de choses simples tout en sachant que le football ne va pas révolutionner la société ? Pas d’illusion, pas de surinterprétation déplacée. Mais l’aspiration à vivre des émotions fortes en public et à les partager. 

Les Anglais n’ont-ils pas pu enfin se rassembler autour de quelque chose de positif, sans enjeu derrière ? Profiter en somme de bonheurs simples, faire la fête autour de quelque chose de consensuel, se retrouver, ressentir en définitive « ce goût de partager un destin commun » à l’heure du Brexit.

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