Fractures françaises 2020 : quels clivages pour la présidentielle ?

Au-delà des blocs que représentent les sympathisants des différentes forces politiques en France, Émeric Brehier voit dans la dernière vague de notre enquête « Fractures françaises » l’existence de blocs différents mais bien homogènes selon que l’on s’intéresse aux valeurs ou aux politiques économiques. Le directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation analyse ici ce phénomène qui pourrait avoir des incidences fortes sur les prochaines stratégies d’alliances.

La dernière vague de l’enquête annuelle « Fractures françaises » est une nouvelle fois riche d’enseignements. À tout le moins d’interrogations, tant les leçons pouvant en être tirées sont parfois paradoxales. Comme si, somme toute, l’image ainsi renvoyée était un écho aux bouleversements de la scène politique depuis la dernière élection présidentielle. On sait, à cet égard, que les dernières élections municipales n’ont en rien rendu les choses plus claires et lisibles. Certes, le Parti socialiste (PS) ainsi que Les Républicains (LR) ont globalement su préserver leurs bastions pour le premier et leurs conquêtes de 2014 pour les seconds. Chacun a également relevé la performance électorale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), même si celle-ci s’est pour l’essentiel concentrée dans les villes-centres des métropoles. Même si cela a moins été souligné, ces dernières municipales ont également vu le Parti communiste perdre une dizaine de villes de plus de 10 000 habitants, notamment en Île-de-France, plus particulièrement dans le Val-de-Marne, ultime département présidé par un membre du Parti communiste, Christian Favier. Enfin, ces élections locales ont démontré la grande difficulté de La République en marche (LREM), du Rassemblement national (RN) et de La France insoumise (LFI) (à différentes  échelles néanmoins) à trouver et faire fructifier des ancrages territoriaux. Pourtant, dans le même temps, différentes enquêtes d’opinion relevaient que ces trois partis défaits les 15 mars et 28 juin derniers continuent à rassembler plus des deux tiers des intentions de vote de l’élection présidentielle prochaine.

Premier élément à retenir : c’est bien le relatif retour en grâce du clivage gauche-droite. Retour en grâce car celui-ci n’apparaît plus comme devant être dépassé « que » par 71% des sondés contre 76% l’année précédente. Les moins convaincus par cette nécessité de dépassement se retrouvent logiquement chez les sympathisants des deux principaux partis de « l’ancien monde », le Parti socialiste (53%) et Les Républicains (58%). Il convient ici de relever que cette conviction a chuté de 10 points chez ceux se disant proches du RN (62%), mais demeure prégnante chez ceux d’EELV (71%) et surtout chez LREM (88%). Que les sympathisants des quatre organisations politiques prônant un nouveau clivage se retrouvent le plus dans ce rejet de la pertinence du clivage droite-gauche n’a ici rien d’étonnant. Mais ce qui doit être, une fois encore, relevé, c’est bien que « l’ancien monde » fait de la résistance et que les différences entre la droite et la gauche sont toujours perçues par nos concitoyens à 63% des sondés. Comme si nombreux étaient celles et ceux à en contester la validité actuelle tout en continuant, culture politique oblige, à s’y reconnaître.

Au-delà, constate-t-on l’émergence de blocs de valeurs permettant, ou autorisant, l’émergence d’offres politiques claires et pouvant être appréhendées par chacune et chacun ? Ici, les enseignements sont bien moins évidents qu’il n’y paraît ou que l’on pourrait le souhaiter ou l’espérer.

Ainsi, dans son rapport à l’autre, force est de constater que les sympathisants LREM (45%), les écologistes (30%) et les socialistes (27%) ont tendance à faire plus confiance que la moyenne des sondés (22%), et surtout bien plus que ceux de LR (16%) et du RN (13%). De même retrouve-t-on cette dichotomie en ce qui concerne l’inspiration du passé : 63% pour LREM, 64% pour EELV, 65% pour le Parti socialiste contre 80% pour LR, 83% pour LFI-PC et 90% pour le RN. On retrouve les mêmes blocs sur l’affirmation « c’était mieux en France auparavant », mais également sur le besoin « d’un vrai chef en France ». À la question de savoir si la France doit s’ouvrir davantage au monde, alors que la moyenne des réponses positives est de 35%, les écologistes (54%), les socialistes (54%) et les LREM (53%) se distinguent là aussi fortement du RN (13%) et de LR (23%), même si cette appréciation a chuté de près de 20 points chez les sympathisants du parti présidentiel en l’espace d’une année seulement. De même que sur le renforcement des institutions européennes, alors que la stabilité à 21% de l’ensemble des sondés est de mise (rappelons qu’en avril 2016 les avis positifs n’étaient qu’à 11%), les partisans de LREM (34%) et ceux d’EELV (29%) continuent à se différencier des autres sensibilités ou spécificités politiques. Et si une majorité des Français semblent considérer l’adhésion à l’Union européenne comme une bonne chose (53%), tel est le cas pour 89% des proches de LREM, de 70% du Parti socialiste et de 67% d’EELV lorsqu’ils sont juste 57% pour LR, 41% pour LFI-PC (en chute de 13 points en une année) et 22% pour le RN.

On retrouve les mêmes logiques à l’œuvre pour les questions de société. Ainsi, tant pour l’ouverture de la PMA aux femmes célibataires que pour les couples homosexuels, chaque fois, les niveaux d’approbation des sympathisants de ces trois forces politiques sont de 10 à 20 points supérieurs à la moyenne lorsque ceux des proches des Républicains ou du RN sont inférieurs de près de 20 points. Relevons à cet égard que les sympathisants du parti de Marine Le Pen sont un peu moins réticents que ceux de Christian Jacob. On retrouve d’ailleurs la même dichotomie concernant l’ensemble des questions sur la présence d’immigrés sur le territoire national. Chaque fois, les proches du RN et de LR se distinguent des quatre autres cultures politiques testées, LFI-PC, EELV, Parti socialiste et LREM. Et avec des écarts au minimum de 30 points ! Plus étonnant peut-être, on retrouve les partisans de LREM et d’EELV sur les questions environnementales. Ainsi, lorsque la moyenne d’approbation à la question « faut-il demander aux Français et aux entreprises des sacrifices pour l’environnement ? » est à 57%, le chiffre monte à 69% pour les premiers et à 74% pour les seconds ; contre 44% pour les sympathisants LR, et entre les deux, ceux du Parti socialiste (56%), du RN (56%) et de LFI-PC (54%).

Bien différente est la situation lorsque l’on aborde les questions économiques. Ici, au bloc EELV, Parti socialiste, LREM se substitue un bloc tout aussi, ou presque, homogène regroupant LREM et LR. Ainsi, l’idée de prendre aux riches pour réduire les inégalités est approuvée par 70% des proches du Parti socialiste, 86% de ceux de LFI-PC, 70% d’EELV contre 45% de LREM et 23% des LR. De même que l’affirmation selon laquelle « plus il y a de riches, meilleur c’est pour la société » ne recueille l’assentiment que de 32% des socialistes, de 40% d’EELV et de 27% de LFI-PC contre 65% de LREM et de 66% des LR. Des rapports de force similaires se retrouvent sur le renforcement de la protection des salariés ou sur le libre-échange.

Se dessinent ainsi non pas des blocs homogènes mais bien des blocs différenciés selon les thèmes abordés. Ce qui se retrouve au bout du compte dès les premières questions de l’enquête sur les préoccupations prioritaires des uns et des autres. Lorsque LR et RN mettent en avant les trois mêmes priorités (dans un ordre inversé pour les deux premières) : sécurité, immigration et terrorisme, EELV, le Parti socialiste et LFI-PC choisissent la protection de l’environnement, l’avenir du système social et la montée des inégalités. Mais là aussi dans des positions changeantes. Les sympathisants de LREM font, quant à eux, du « en même temps » retenant, dans l’ordre, l’enjeu de la sécurité, l’environnement et le pouvoir d’achat.

Au-delà donc des blocs que représentent les sympathisants des différentes forces politiques (RN 13,9%, LREM 12,3%, EELV 11,7%, LR 11,5% et LFI-PC 9%), ce qui interroge, c’est bien l’existence de blocs différents, certes, mais bien homogènes selon que l’on s’intéresse aux valeurs ou aux politiques économiques. En quelque sorte, que l’on se penche sur le libéralisme culturel ou bien sur le libéralisme économique et les possibles coalitions électorales seront bien différentes. Finalement, l’affaissement de la portée structurante du clivage gauche-droite, quoique n’équivalent en rien à sa disparition, n’a pas fini de rebattre les cartes du jeu politique en France et dans nombre de démocraties libérales.

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