France-Brésil : malentendus conjoncturels ou pas de côté prévisible ?

Suite aux récentes tensions politico-diplomatiques entre les deux présidents brésilien et français, le directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jacques Kourliandsky rappelle l’évolution de la nature des relations – bonnes mais aussi tendues – nouées au fil de l’histoire entre les deux pays.

Récemment, les présidents du Brésil, Jair Bolsonaro, et de la France, Emmanuel Macron, ont échangé des propos peu diplomatiques. Danger public écologique pour l’un, colonialiste pour l’autre, les commentaires mutuels sont sans nuances et ont mis volontairement de côté les modes d’expression, calculés, policés et feutrés, qui sont habituellement ceux des relations entre États.

Les raisons de cette mésentente publique sont-elles conjoncturelles ? Ont-elles une dimension qui a quelque chose à voir avec le profil de chacun des chefs d’État ? Ou ont-elles une origine plus lointaine ? Et donc plus profonde ? Voire structurelle ? La réponse à ces questions n’a rien d’anecdotique et conditionne les sorties de crise, pour ceux bien sûr qui privilégient les solutions négociées et le dialogue, et non les options unilatérales, sans doute plus rassurantes pour chacun, mais porteuses d’incompréhension croissante et d’incertitude.

Affinités et répulsions présidentielles

Les deux hommes ont un tempérament parallèle, en dépit des apparences. Tempéraments « populistes », faisant appel « aux profondeurs » de la nation plus qu’aux corps intermédiaires et aux médiations démocratiques. « Nous voulons [dit Jair Bolsonaro] un Brésil de toutes ses couleurs : vert, jaune, bleu et blanc ». Emmanuel Macron, le 27 août 2019, a fait référence à « l’âme profonde de notre pays ». Ce logiciel qui place le Brésil ou la France au-dessus de tout a légitimé des comportements, certes de radicalité différente, mais d’inspiration parallèle, répondant à un objectif de personnalisation du pouvoir, de dialogue direct avec « le peuple ». Tout cela bien entendu sous réserve de prendre en compte des messages politiques au contenu différent. Le populisme de l’un, celui du Français, s’affiche libéral en économie, mais aussi dans le sociétal. Tandis que celui du Brésilien, qui se dit libéral en économie, est sécuritaire, chrétien et antimarxiste.

Pour autant, l’un et l’autre savent aussi se comporter de façon civilisée dans le concert des nations. La parole présidentielle française a su exprimer ses réserves, de façon élégante et modérée, avec l’Arabie, la Chine, les États-Unis et Israël. Celle de son homologue brésilien a sur le même mode mesuré les réponses adressées à certains partenaires du Brésil, comme l’Argentine. « Le seul problème que nous ayons avec l’Argentine », a dit Jair Bolsonaro à un journaliste du quotidien argentin Clarín, « c’est le football. Il y a eu auparavant certains antagonismes, qui ont cessé d’exister ces dernières années ».

Ceci n’a pas empêché les rapports mutuels franco-brésiliens de déraper de façon peu diplomatique. Dérapage d’autant plus spectaculaire que les prédécesseurs de l’un et de l’autre, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande, et Fernando Henrique Cardoso, Inacio Lula da Silva, Dilma Rousseff, entretenaient des relations non seulement sans vagues, mais aussi amicales et parfois effusives. Ce qui n’est manifestement plus le cas aujourd’hui. Dès le G20 de Buenos Aires, le 1er décembre 2018, quelques semaines avant la prise de fonction de Jair Bolsonaro, les échanges publics ont été d’une rude franchise. Le président français a indiqué que la France prendrait en compte dans la négociation du traité Union européenne-Mercosul les annonces environnementales négatives données par le vainqueur de l’élection présidentielle brésilienne du 27 octobre 2018, Jair Bolsonaro, qui, dans un tweet a répondu que « le Brésil ne se soumettrait pas aux intérêts d’autres nations ». Quelques jours plus tard, dans un autre tweet, Jair Bolsonaro a signalé « le caractère insupportable de la vie des Français », perturbée par les migrants. La réponse est venue le 19 décembre 2018 de l’ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud : « 63 880 homicides au Brésil en 2017, 825 en France. Sans commentaire ». Le 1er janvier 2019, le gouvernement français n’a pas envoyé de représentant ministériel à la prise de fonction de Jair Bolsonaro. Le ton était ainsi donné dès avant l’entrée en fonction du président brésilien. La polémique croisée n’a pas cessé, avec quelques moments forts comme le rendez-vous volontairement manqué imposé publiquement au ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, par Jair Bolsonaro le 29 juillet 2019.

Ambivalence de l’héritage bilatéral

Les sentiments électifs hérités auraient-ils une part de responsabilité ? A priori, non. La France jouit, au Brésil ,d’une image positive, qui s’est manifestée en de nombreuses circonstances. Le Brésil avait choisi des lettrés et artistes français pour opérer sa mise à jour intellectuelle et artistique en 1816. De nombreux membres de cette Mission française sont restés et ont inspiré en particulier la symbolique positiviste du Brésil indépendant, qui fait explicitement référence à Auguste Comte. Les années d’entre deux guerres, au XXe siècle, ont vu se répéter cet appel d’air venu de France. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Quai d’Orsay a envoyé pour représenter la France Paul Claudel et Darius Milhaud. La fondation de l’université de São Paulo en 1934 a été accompagnée par un corps de professeurs venus de France. Côté Hexagone, le Brésil a également bénéficié d’une sympathie forgée au fil de ces échanges. Au point de construire un imaginaire français du Brésil, allant jusqu’à « l’amour ». En témoigne le discours prononcé à Brasilia le 14 octobre 1985 par François Mitterrand, premier chef d’État à visiter la Nouvelle République brésilienne : « à quoi est-donc due, de quoi est faite cette sorte de connivence entre Brésiliens et Français ? ». Une école de « brésilianistes » et d’amis du Brésil s’est constituée au fil des années. Elle a fait connaître la culture brésilienne, le cinéma, la littérature, la musique, le football, les vertus revendiquées du métissage et les particularités des mondes afro-brésiliens et indiens. Plusieurs éditeurs français – Anacaona, Chandeigne, Metailié – mettent à disposition du lecteur français des traductions d’auteurs classiques, et font aussi un travail d’exploration de nouveaux talents traduits en français. Oscar Niemeyer a réalisé en France un certain nombre de ses constructions architecturales emblématiques. Des ponts politiques, sociaux et humains de forte intensité ont été tissés pendant quelques années, de 2000 à 2010, autour des rendez-vous des sociétés civiles des deux pays à Porto Alegre.

Ces penchants croisés ont servi de toile de fond à de grands moments politiques gouvernementaux partagés. L’empereur du Brésil, Pedro II, avait une grande passion pour la France. Il y est mort exilé. Deux responsables de la IIIe République française, Georges Clemenceau et Jean Jaurès, ont visité le Brésil en 1910 et 1911. Le Brésil a choisi le camp des Alliés, pendant la Première comme pendant la Seconde Guerre mondiale, et a accueilli des réfugiés français, fuyant les persécutions, en particulier Georges Bernanos. Le Brésil s’est associé en 1954 à la création de l’Union latine, aujourd’hui quasiment disparue, dont le siège était à Paris. Plus tard, la visite effectuée en 1964 par le Général de Gaulle a consolidé ces affinités qui ont été prolongées par les visites croisées des présidents Ernesto Geisel, Fernando Enrique Cardoso, Inacio Lula da Silva, Dilma Rousseff, côté brésilien, et François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, côté français. Frontaliers avec la Guyane sur plus de 700 kilomètres, les deux pays participent à l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA) et ont accompagné une coopération décentralisée entre la Guyane et l’État brésilien d’Amapa. Les deux pays ont scellé un rapprochement diplomatique voulu en son temps par le Général de Gaulle, et réactivé par la résurgence au Brésil d’une politique extérieure indépendante, en 2003. Les deux pays ont en 2003 condamné ensemble l’option militaire pour résoudre la crise irakienne. Le 29 février 2008, ils ont cristallisé cette convergence par la signature d’un traité de coopération militaire assorti de la vente de sous-marins classiques et nucléaire. « La convergence […] sur l’Irak a fortement contribué à cimenter la coopération stratégique entre le Brésil et la France », a écrit quelques années plus tard Celso Amorim, alors ministre des Affaires étrangères du président Lula.

Mais il y a eu aussi des moments marqués par de graves incompréhensions. Français et Portugais se sont ainsi affrontés aux XVIe et XVIIe siècles. Le roi du Portugal, alors réfugié au Brésil en raison de l’occupation de son pays par les troupes de Napoléon 1er, a fait occuper la Guyane pendant plusieurs années, de 1809 à 1817. Le différend guyanais a resurgi quelques années plus tard. Un aventurier français a en effet essayé de créer un État tampon francophone, la République du Cunani, au sud du territoire contrôlé par la France. Le Brésil et la France avaient dû s’en remettre à un arbitrage suisse pour régler le différend concernant « le territoire contesté ».

Les eaux territoriales limitrophes entre les deux pays les avaient placés au bord d’un grave incident naval en 1963. Cet épisode conflictuel est resté dans les mémoires comme « la guerre de la langouste », conflit immortalisé par une samba populaire de Moreira da Silva, « A langosta e nossa ».

La relation avec le Brésil des présidents Lula da Silva et Dilma Rousseff a certes été celle d’un rapport sans nuages publics. Pourtant, l’appui verbal apporté par Paris au souhait de Brasilia d’entrer dans le cercle des « Grands » a très vite trouvé ses limites. La France, certes, soutenait l’entrée du Brésil comme membre permanent au Conseil de sécurité. Pourtant, « en juillet 2003, elle a envoyé des agents armés en territoire brésilien, sans autorisation, dans une tentative de récupération de la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt, otage des Farc. […] Nous avons eu à cette occasion », relate le ministre des Affaires étrangères brésilien en poste à ce moment-là, « des échanges durs avec le gouvernement français, assortis d’une demande d’excuses formelles ».

Sept ans plus tard, quand le Brésil a proposé, en 2010, avec la Turquie, ses bons offices pour débloquer la crise du nucléaire iranien, la France a fait la sourde oreille, comme d’ailleurs les autres membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Le Brésil avait tout tenté pour convaincre la France, y compris une série de démarches visant à obtenir de Téhéran une mesure de clémence à l’égard d’une ressortissante française, Clotilde Reiss, accusée d’espionnage par les autorités iraniennes. Démarches couronnées de succès, mais restées sans effet côté français, a alors regretté dans l’un de ses livres de souvenirs Celso Amorim, alors ministre brésilien des Affaires étrangères : « Le matin ayant suivi l’arrivée de Lula (à Téhéran), la ressortissante française Clotilde Reiss a été embarquée dans un avion KLM en direction de Paris. « Sa libération aurait dû initier un dialogue politique (franco-iranien). Dans les faits […] la France a maintenu sa position dure. Et son président a attendu un mois après la libération de Clotilde Reiss, obtenue par la médiation brésilienne, pour appeler Ahmadinejad ».

Sens des va-et-vient bilatéraux

Ces alternances en passions croisées interpellent et imposent nécessairement leur arrière-plan aux discordes d’aujourd’hui.

Le président Emmanuel Macron, dans son discours aux ambassadrices et aux ambassadeurs, suggère une piste d’entendement, « l’asymétrie », c’est-à-dire que la France d’aujourd’hui ne devrait plus pratiquer avec les États considérés comme moins bien dotés en puissance et influence qu’elle-même. La France est une puissance ancienne, et encore relativement importante. Le Brésil, selon la formule attribuée à tort au Général de Gaulle, mais révélatrice d’un état des opinions, est « un pays qui n’est pas un pays sérieux ». En clair, il y a entre les deux pays une différence d’influence et de capacités matérielles, diplomatiques et militaires, qui permet de comprendre les moments de tension liés à des épisodes extérieurs expansifs de la France, croisant de façon asymétrique les intérêts portugais ou brésiliens. Tout comme d’ailleurs les étapes de cette relation mutuelle plus aimables qui répondent soit à une tentative française de captation diplomatique d’un allié ou d’un client de poids en Amérique, soit à une volonté brésilienne d’assimiler, à la japonaise, la/les cultures d’un pays impérial.

En dépit de cette insistance mise sur une France consciente des méfaits de l’asymétrie, les commentaires critiques faits par le chef de l’État français sur le mode de gouvernement écologique de son homologue brésilien, assortis d’une proposition d’universalisation de l’Amazonie brésilienne, relèvent d’une approche asymétrique perpétuée et vouée à être rejetée non seulement par le président brésilien, mais aussi par ses adversaires intérieurs, au nom de la souveraineté nationale. Ce qu’a d’ailleurs fait du fond de sa prison l’ex-président Inacio Lula da Silva. Ajoutons que le rejet est d’autant plus fort que le président brésilien actuel, Jair Bolsonaro, inscrit sa diplomatie dans une tradition puissante, celle de la recherche d’une alliance privilégiée avec les États-Unis. Alliance qui, sous l’autorité du baron de Rio, Branco, brillant ministre des Affaires étrangères de la première République brésilienne, à l’aube du XXe siècle, avait permis au Brésil d’annexer les terres frontalières de tous ses voisins, Guyane comprise.

Dès sa prise de fonction, le président Jair Bolsonaro a balisé de façon significative les limites de son nationalisme pointilleux. Néanmoins, ce souverainisme jaloux ne concerne pas les États-Unis. Le 11 février 2019, à Brasilia, l’amiral Craig Faller, chef du Commandement militaire sud des États-Unis, annonçait qu’un général brésilien allait être invité à exercer une responsabilité importante au sein du Commandement sud des armées des États-Unis. Le 12 février 2019, l’amiral Craig Faller a été invité par ses pairs brésiliens à visiter le chantier de la marine militaire brésilienne d’Itaguaí, près de Rio. C’est là que sont construits, sous licence française, quatre sous-marins à propulsion classique et un sous-marin à propulsion nucléaire (programme Prosub). Le 19 mars 2019, à l’occasion de sa visite officielle aux États-Unis, Jair Bolsonaro a annoncé que son pays allait accéder au statut d’allié privilégié des États-Unis hors OTAN, et que ces derniers allaient pouvoir utiliser la plateforme spatiale brésilienne d’Alcântara.

Le rappel de cet arrière-plan des relations bilatérales permet de mettre en perspective la querelle bilatérale et les profils intellectuels et affectifs des présidents actuels brésilien et français, qui sans doute ont joué un rôle dans les incidents répétés entre la France et le Brésil. Mais leur mésentente, conjoncturelle, n’a rien d’une rupture historique et imprévisible. Elle s’inscrit dans une dialectique verticale, dans le temps, et horizontale, reflet de l’asymétrie existant entre les deux pays. Il revient à tous ceux que préoccupent les dérives démocratiques et environnementales actuelles du Brésil d’intégrer cette dimension structurelle afin d’adapter au mieux les instruments diplomatiques et d’influence de nature à accompagner le retour du Brésil dans la communauté des États raisonnables.

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