Immersion dans la France confinée : épisode 3

La Fondation a lancé depuis le début du confinement avec Le Point et l’Ifop un dispositif inédit pour suivre un groupe de trente Français – hommes et femmes, âgés de 20 à 75 ans, répartis sur l’ensemble du territoire national – dans leur vie quotidienne, les faire réagir à l’actualité et à l’évolution de la pandémie, et voir comment ils s’organisent dans les multiples aspects de leur vie. Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo livrent ici le troisième épisode de ce journal de confinement.

« Mes dimanches me manquent »

Cela fait maintenant un peu plus de trois semaines que la France est confinée. Une certaine routine semble s’être installée. En semaine, les réveils continuent pour la plupart de sonner, tôt le matin, marquant le début d’une journée dont on sait qu’elle ressemblera aux précédentes. Faire un rapide effort pour se rappeler avec précision quel jour nous sommes, compter les jours sans pouvoir se projeter, le brouillage des repères temporels s’installe, surtout pour ceux qui ne travaillent pas ou plus. « J’avais complètement oublié que demain c’était déjà le week-end. Mon jour préféré de la semaine a toujours été le dimanche. J’aime beaucoup le dimanche parce que c’est le jour où je fais énormément de choses, je vais à gauche, à droite, je reviens, je repars… Mes journées de dimanche commencent à me manquer terriblement ».

Passée la sidération des premiers jours de confinement, les téléphones se font aussi plus silencieux, les notifications de messages moins nombreuses. Les contacts avec l’extérieur perdurent mais n’ont plus la frénésie des débuts et se concentrent sur les proches. Dans certains foyers, on se refuse à écouter les médias et le décompte journalier des morts, ce qui contribue à renforcer la bulle dans laquelle on se replie. « J’écoute de moins en moins les infos, j’essaie de sortir de ce coronavirus et de ce confinement qui bloque toute pensée, j’ai envie de me couper du monde », affirme Nicolas, Parisien de 23 ans.

« Le moral est en berne »

Car il est aussi beaucoup question de moral cette semaine. En même temps que la routine s’installe, une certaine lassitude s’observe, renforcée par l’impossibilité de se fixer un cap… tant la sortie du confinement semble incertaine et lointaine. Il y a ceux qui se livrent facilement sur leur baisse de moral ou leur démotivation, sur leur forte perméabilité à la météo, sur leur façon de faire moins attention à eux, « traînant plusieurs jours en sweet et caleçon ». Ceux pour lesquels le manque d’interactions sociales et l’éloignement des proches commencent à se faire cruellement sentir. Il y a aussi ceux peu enclins « aux coups de mou » dont les nuits hachées ne permettent pas de récupérer, les laissant empreints d’une fatigue dont ils savent ou dont ils ont lu qu’elle était sans doute psychique. Enfin, d’autres se montrent plus taiseux au fur et à mesure que les jours passent, leurs récits étant de plus en plus brefs, comme si les journées ne valaient plus la peine d’être racontées, sachant que tout cela va encore durer, durer…

Chacun se fixe alors ses propres règles pour ne pas se laisser absorber par ce temps distendu ou par cette forme de torpeur qui pointe son nez. « Aujourd’hui, je me suis bien préparée, bien maquillée, bien coiffée comme si je devais aller au travail. Je n’accepte pas de rester chez moi en pyjama, triste, devant la télé », raconte Justine (30 ans, Pessac). D’autres, quant à eux, commencent à élargir le périmètre ou la durée de leur ballade quotidienne, relâchant peu à peu les règles de confinement initialement fixées. Ils s’arrogent ce droit, « ce petit plaisir », convaincus de ne prendre aucun risque… surtout quand leurs voisins se « relâchent encore plus », invitant parfois des proches pour passer un moment ensemble.

« Ce soir, je me couche tôt… demain, je travaille »

En matière de travail, les situations sont multiples, bien évidemment différentes entre les étudiants, les actifs et les retraités ; entre ceux qui se sont mis en arrêt maladie pour s’occuper de leurs enfants, ceux qui sont au chômage partiel ou au chômage tout court, ceux qui télétravaillent et ceux qui « sortent ». D’après une enquête de la  Fondation Jean-Jaurès réalisée par l’Ifop auprès d’un échantillon de 1600 actifs, la France du travail est divisée aujourd’hui en trois tiers, quasiment de même importance. Cette tripartition est inédite et ne renvoie que partiellement aux structurations habituelles de l’emploi en France. On compte ainsi 34% d’actifs qui continuent de travailler actuellement sur le lieu de travail habituel malgré le confinement. On s’est focalisé à juste titre sur les « blouses blanches » mais ces actifs qui tiennent leur poste même en période d’épidémie se recrutent également massivement dans d’autres univers comme la grande distribution, la logistique et le transport, le commerce alimentaire, les pompes funèbres, les forces de sécurité, etc. À côté de ces « premières lignes », une proportion quasi-équivalente (30% des actifs) contribue également à faire fonctionner la machine économique et la société en mode certes ralenti. Mais ces « deuxièmes lignes » travaillent depuis chez elles. Si les commentaires médiatiques et autres reportages ont abondamment évoqué la situation de ces deux premiers publics, une autre catégorie regroupe pas moins de 36% des actifs selon notre enquête. Il s’agit des personnes qui ont été mises en congés ou qui sont en congés maladie (15%), des personnes en chômage partiel ou au chômage (21%). Ce groupe, déjà nombreux, est en expansion rapide.

Le stress de « ceux qui sortent » travailler

Ceux qui continuent à travailler à l’extérieur apprécient souvent d’être dans l’action, de se sentir utiles, de conserver un semblant de vie normale, de « sortir en toute légalité. » Pourtant, plus les jours passent, plus l’angoisse semble prendre le dessus. Tous ceux qui travaillent dans le secteur médical ou au contact du public sont hantés par l’idée d’être contaminés et de contaminer leurs proches, surtout quand les matériels de protection manquent, voire sont totalement absents. Marc, policier de 39 ans à Châteauneuf-les-Martigues, raconte comment il est obligé de se débrouiller seul pour se protéger : « Une amie m’a fabriqué de façon artisanale un masque en tissu que je nettoierai à chaque fin de service ». Gaëlle (30 ans, Chamonix), quant à elle, raconte cette peur quotidienne d’être porteuse, de transmettre le virus. « Je me sens malade après une journée de travail. Aujourd’hui j’ai mal à la gorge, hier je me sentais fiévreuse. Je sais que ce n’est rien, que mon corps réagit au psychique tout simplement mais bon… »

À l’inquiétude pour soi s’ajoute un problème d’effectifs qui devient de plus en plus criant sur le terrain, dans les rues, mais aussi dans les hôpitaux où la tension est inévitablement montée d’un cran. Anne, femme de médecin, raconte, agacée : « Là où travaille mon mari, le personnel soignant va entièrement être testé car il y a des services qui étaient pourtant confinés depuis quinze jours et où la majorité des patients semblent atteints par le Covid-19. Ils ont probablement été infectés par les soignants car il n’y avait pas de protection. Beaucoup d’infirmier(es) ou d’aides-soignant(e)s sont malades ».

Il y a aussi cette jeune boulangère en banlieue parisienne, sans grande protection, qui se sent totalement abandonnée, « invisible parmi les invisibles », quand les soignants eux ont « au moins la chance de se voir applaudir tous les soirs », et les personnels des grandes surfaces celle de travailler derrière des vitres en plexiglas. Même parmi les métiers de l’ombre, il existe des différences… Ce sentiment d’abandon risque de laisser des traces. À l’angoisse sanitaire s’ajoute la crainte de perdre son emploi ou du moins une partie de ses revenus, quand on constate une baisse d’activité importante.

Du côté des télétravailleurs, les situations varient fortement, principalement selon le niveau d’activité, l’organisation spatiale et familiale. Pour les parents, cela demande « une réelle discipline » et un partage des tâches plus précis que d’habitude, ce qui est loin d’être évident à mettre en place. Beaucoup se sentent quelque peu débordés par la situation, surtout quand ils ont des enfants en bas âge, alternant devoirs, jeux de société et réunions en visio avec leurs collègues, découvrant qu’ils ont souvent peu de patience pour accompagner leurs enfants dans leurs apprentissages, en même temps qu’une réelle difficulté à se concentrer sur leur travail, se trouvant harassés en fin de journée. Les parents de jeunes enfants ne sont cependant pas les seuls à rencontrer des problèmes de concentration.

Certes, pour les « confinés solitaires » ou les couples sans enfants, la poursuite de l’activité professionnelle est une aubaine, en ceci qu’elle dote le quotidien des apparences de la vie normale. Si certains découvrent les joies du télétravail et la fin des temps de transport à rallonge, se mettent à rêver d’une plus grande généralisation du télétravail, beaucoup ont du mal à s’adapter à ce nouveau contexte. Plusieurs télétravailleurs reviennent sur des temps de travail « hachés », entrecoupés de pauses, « pour préparer le repas », « écouter les infos », « prendre l’air sur le balcon », mais aussi « pour attendre que la connexion remarche », surtout l’après-midi où le réseau semble saturé et où tout ralentit. L’organisation du travail est souvent décrite comme plus complexe, les uns et les autres s’adaptant aux contraintes de leurs collègues et de leurs directions, avec pour certains une réelle baisse de motivation.

« Un effort de guerre auquel tout le monde doit contribuer »

Dans ce contexte, les mesures de soutien à l’économie mises en place par le gouvernement sont plutôt bien accueillies. À propos de la possibilité pour l’employeur d’imposer aux salariés de prendre des jours de congés, même si « le confinement ne ressemble pas vraiment à des vacances… », ils sont nombreux comme Éric, un Aixois de 41 ans, à considérer que « c’est la moindre des choses car chacun de nous doit contribuer à l’effort national ». De même, la possibilité pour l’employeur d’étendre la durée hebdomadaire du travail jusqu’à 60 heures paraît « acceptable », voire « indispensable pour assurer les besoins du pays », même si certains s’inquiètent des « cadences infernales » imposées le plus souvent à ceux qui trinquent déjà en étant exposés au virus. Cette double peine nécessitera alors de « faire les comptes » une fois le confinement levé et de récompenser ces importants contributeurs à l’effort de guerre, pour reprendre la sémantique présidentielle. Par ailleurs, si chacun doit contribuer à l’effort collectif, certains alertent sur la nécessité d’adapter ces efforts aux ressources des uns et des autres et d’imposer une forte contribution des plus riches. Car derrière la crise économique qui se dessine, une crise sociale de grande ampleur est à craindre.

« Mais où sont les masques ? »

À l’incompréhension suscitée par la pénurie de masques chirurgicaux en début de crise succèdent maintenant l’exaspération, la colère, voire même de l’indignation au regard de la lutte que se livrent les États pour sécuriser leurs approvisionnements. Bien sûr, comme nous le rappelle Nadine, une Parisienne de 69 ans « en colère », le manque de matériel ne se résume pas aux masques chirurgicaux : « après le gel hydro-alcoolique, les masques, les tests, les places en réanimation, les respirateurs… on commence à parler d’un manque de curare pour soulager les patients… Mais quelle incurie ! ». Les masques chirurgicaux semblent en effet avoir acquis au cours des derniers jours une valeur quasi symbolique aux yeux des Français tant ils sont devenus emblématiques des reproches adressés au gouvernement.

Cet objet évoque en premier lieu l’impréparation ressentie de l’exécutif face au phénomène épidémique, mais il est aussi désormais devenu synonyme de son impuissance face à des pays étrangers devenus des rivaux dans l’approvisionnement de cette ressource stratégique. En parallèle, le masque interroge également notre doctrine nationale, celle de « l’endiguement », fréquemment opposée aux stratégies « d’atténuation » mise en place par Taïwan et la Corée du Sud, où le port du masque est obligatoire. Impossible pour une France sous-équipée d’imiter ces « bons élèves », d’où la terrible question : et si la réponse gouvernementale ne consistait finalement qu’à s’adapter à un contexte de pénurie ?

Puis, derrière le problème des masques, il y a bien évidemment celui de la communication, en particulier de la communication élyséenne. Tantôt qualifiée de « maladroite », tantôt de « mensongère », elle n’a laissé personne indifférent et suscite la méfiance envers les discours officiels. Pour quelques-uns, la confiance semble rompue, pour d’autres, comme Nabil, elle reste malgré tout indispensable pour supporter cette épreuve nationale : « je me dis que l’information est transparente, je m’interdis de penser le contraire, de me mettre à douter, les temps sont suffisamment difficiles comme ça ».

« Chloroquine : qui a tort ? Qui a raison ? »

Si la peur pour soi, pour ses proches, demeure forte, accentuée par l’annonce de cas de personnes que l’on connaît atteintes du Covid-19 ou en réanimation, les échanges sur la chloroquine sont très peu nourris parmi nos participants. Le constat général est celui d’une incapacité à statuer sur l’efficacité de ce traitement. Autant les interventions de Jérôme Salomon, directeur général de la santé, semblent très suivies, autant la bataille que se livrent le professeur Raoult, ses défenseurs et ses détracteurs, retient finalement assez peu l’attention, donnant l’impression d’une « bataille médiatique » dont on attend l’issue pour savoir s’il faut ou non se réjouir d’avoir trouvé un traitement. Si au tout début du confinement, certains plaçaient beaucoup d’espoir dans la chloroquine, s’étonnant avec agacement des hésitations du gouvernement, aujourd’hui c’est l’incertitude qui semble l’emporter, surtout que dans la bataille qui se mène « on ne sait plus très bien qui dit quoi ». « Le ministre de la Santé dit qu’il faut faire une expérimentation sur les cas les plus graves, le professeur Didier Raoult dit qu’il faut le donner au début de la maladie ? Qui a tort, qui a raison ? Je trouve qu’il y a beaucoup de flou, c’est sûr que cette crise c’est l’inconnu mais quand même, beaucoup trop de questions restent en suspens », rappelle Catherine, 65 ans, qui vit à Saint-Jean-de-Luz. Si le professeur Raoult bénéficie plutôt d’une bonne image compte tenu de l’importance de ses recherches, de son investissement auprès de ses patients et de son engagement contre le Covid-19, la chloroquine se dessine comme une option possible, envisageable mais non exempte de doutes et d’incertitudes. En l’état, il n’y a pas de lecture réellement politique de cette polémique, le souci d’expérimentation et d’évaluation du gouvernement étant finalement aussi bien compris que le souhait d’agir, de tenter le tout pour le tout du professeur Raoult. Certains restent sourds à cette polémique qu’ils trouvent anxiogène. « Je ne veux pas tout savoir », nous dit Sylvie, Nantaise de 56 ans, « je veux juste un vaccin, un médicament qui nous soigne »… pour enfin commencer à voir le bout du tunnel, tunnel dont la sortie semble s’éloigner de plus en plus au fur et à mesure que les grands événements (bac, rencontres sportives, élections municipales) sont reportés, voire annulés.

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