Immersion dans la France confinée : épisode 6

La Fondation a lancé depuis le début du confinement avec Le Point et l’Ifop un dispositif inédit pour suivre un groupe de trente Français – hommes et femmes, âgés de 20 à 75 ans, répartis sur l’ensemble du territoire national – dans leur vie quotidienne, les faire réagir à l’actualité et à l’évolution de la pandémie, et voir comment ils s’organisent dans les multiples aspects de leur vie. Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo livrent ici le sixième épisode de ce journal de confinement.

« J’ai envie de tout envoyer valser »

Fatigue, apathie, angoisses nocturnes, perte d’appétit, montée de stress, plus d’un mois et demi après le début du confinement, les signes d’un épuisement psychologique commencent à se faire sentir. « Je me sens fatiguée et sans envie. Je ne sors pas trop de ma chambre, le confinement commence à être lourd », débute Anaïs, étudiante, confinée à Grigny. « Je n’ai même pas faim, tellement je suis amorphe… », ajoute Malika, Parisienne de 65 ans. « Je sens un ras-le-bol qui commence à prendre le dessus. Un grand besoin de changer d’air, de sortir, de vivre », conclut Khaled, directeur d’agence dans la grande distribution à Roubaix, qui se faisait plutôt bien au confinement les premiers temps. Au-delà de la lassitude, les déceptions s’accumulent face à tous les projets reportés ou annulés : mariage, vacances, déménagement, fêtes de famille, etc. De projets d’ailleurs, beaucoup n’osent plus en faire. L’incertitude est grande et la tension monte. L’horizon du 11 mai prochain n’apparaît plus comme un objectif clair auquel se rattacher pour tenir et anticiper la suite. Le terme « progressif » résonne comme un leitmotiv peu enthousiasmant. Il entretient un flou, de plus en plus difficile à supporter. D’après un sondage Ifop, réalisé les 21 et 22 avril 2020, 37% des Français déclarent mal vivre le fait d’être confinés à leur domicile, soit une augmentation de neuf points en deux semaines. Dans le détail, ce sont surtout les catégories pauvres (63%) et modestes (39%) qui vivent le plus mal le confinement, tandis que la proportion est plus faible dans la classe moyenne supérieure (26%) et les catégories aisées (21%).

L’acceptation du confinement reposait en grande partie sur la perspective d’une sortie de crise nette, précise et définitive, « une libération sans condition ». Mais, dans cette crise, il n’y a rien de net, ni de précis. Après s’être imaginé qu’une fois « le pic de l’épidémie » atteint, une décrue significative et victorieuse s’amorcerait, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Le pic s’est transformé en plateau, et l’espoir a perdu de son audace. Tout cela, sans que l’on sache vraiment où nous en sommes aujourd’hui, tant le nombre de morts journaliers tarde à diminuer. Le déconfinement, tel qu’il se dessine, annonce, lui aussi, son lot de déconvenues et de rebondissements. Certains se veulent résolument optimistes, attendant avec impatience de retourner travailler, de revoir leurs enfants et petits-enfants, de reprendre un semblant de vie normale. D’autres rappellent l’urgence de sortir d’un confinement qui risque « de tuer plus de personnes que le corona ». « Si on continue comme ça, attendons-nous à remplir les hôpitaux psychiatriques », s’inquiète Claudie, retraitée à Saturargues. « Faisons comme en Hollande, continuons à vivre », poursuit-elle. Ils sont plusieurs comme elle à vouloir prendre le risque de s’exposer davantage pour retrouver leur liberté d’action et de choix. Catherine, qui pensait justement profiter de son passage en retraite, n’hésite pas à dire que « si [elle] doit l’attraper, [elle] l’attrapera, la liberté n’a pas de prix ! ».

Mais, pour beaucoup, l’inquiétude continue de l’emporter. « L’annonce du déconfinement n’a rien de rassurant. On a un peu l’impression de se jeter dans la fosse aux lions. Le pays est toujours touché et même plus encore par le coronavirus. Il n’existe toujours aucun traitement reconnu ni vaccin », rappelle Khaled. La crainte d’un reconfinement si l’épidémie venait à repartir est réelle. Pour Tristan, Montpelliérain de 20 ans, il est clair que « la stratégie envisagée par le gouvernement est celle du ‘stop and go’ ». « Je pense que l’on va être déconfiné deux ou trois semaines puis hop reconfiné tout l’été… », s’alarme-t-il. Car, s’il fallait en arriver là, il faudrait alors redoubler de patience et d’abnégation. Or, en l’état actuel des forces, cela paraît insurmontable.

« J’ai sorti du tissu et je vais nous confectionner des masques avec un tuto »

Dans ce contexte, les prises de parole ministérielles sont souvent perçues comme imprécises, fluctuantes et contradictoires. Seuls 33% des Français jugent cette semaine que le gouvernement communique de manière claire, en baisse de sept points par rapport à une précédente enquête réalisée juste après l’annonce de la date du 11 mai prochain pour la fin du confinement. Ces prises de parole gouvernementales ne parviennent pas à rassurer. Au contraire, elles alimentent les inquiétudes. Les questions restent nombreuses et les réponses confuses. « Le premier ministre et le ministre de la Santé ont parlé deux heures pour dire ‘on ne sait pas, on verra’ », s’énerve Laurent, chef de service d’une trentaine d’années. Par bien des aspects, la date du 11 mai prochain paraît totalement arbitraire. Certains soutiennent ce qu’ils perçoivent comme un choix politique, pour relancer l’économie et parvenir à l’immunité collective. D’autres, en revanche, redoutent que le gouvernement agisse dans la précipitation. « Je pense qu’ils craignent tellement pour l’économie qu’ils sont prêts à faire des erreurs », s’inquiète Anne, femme de médecin, qui vit en région parisienne. « Retard à l’allumage » au début de la crise, précipitation aujourd’hui, ce problème de temporalité fait redouter dans un sens comme dans l’autre l’impréparation de la France. D’après un sondage Ifop, plus de six Français sur dix (65%) ne font pas confiance au gouvernement pour préparer le pays au déconfinement à partir du 11 mai. Par proximité partisane, cette défiance est plus élevée chez les sympathisants de La France insoumise (85%) et du Rassemblement national (82%), ainsi que chez les Français se sentant « gilets jaunes » (81%) ou les soutenant (79%). « Je n’ai pas du tout l’impression que le gouvernement a bien négocié ce virage puisqu’il n’est toujours pas en mesure de répondre aux questions concernant la mise à disposition de masques et de tests », rapporte Nadine, Parisienne de 69 ans. Car, pour beaucoup, s’il est bien une constante dans cette crise, c’est l’absence de moyens mis à disposition (et surtout de masques) pour faire face individuellement et collectivement à l’épidémie. Partout, les masques continuent de manquer pour soi, ses proches, ses salariés, etc. Alors, le système D s’installe. « Réveillée à 6h, j’ai sorti du tissu que j’avais et je nous ai confectionné des masques avec un tuto sur internet, comme je n’ai pas de machine à coudre, je l’ai fait à la main », raconte Catherine. Mais certains rongent leur frein. « J’ai téléchargé le patron du masque à faire sur le site de l’AFNOR parce que j’ai l’impression que ça y est, c’est officiel ! Il va falloir se fabriquer nos masques! Je tourne en boucle sur les masques mais je ne comprends pas qu’il soit toujours impossible de trouver des masques et d’équiper les personnes qui en ont besoin », s’agace Anne. Si une minorité voit dans cette situation l’occasion de responsabiliser les citoyens, beaucoup redoutent que « la population soit obligée de se substituer au rôle de l’État pour les protections en général et pour les masques en particulier ».

« L’enfer c’est les autres »

Le 19 avril 2020, Édouard Philippe insistait sur le fait que « notre vie, à partir du 11 mai, ne sera pas exactement la vie d’avant le confinement ». Certains se préparent en effet à un virage culturel important, autour de l’adoption généralisée des gestes barrières. Le port du masque (quand on pourra l’expérimenter) ne fait pas peur. La distanciation sociale, quant à elle, suscite plus d’appréhension, tant elle paraît contraire aux habitudes de nos sociétés latines. Marc, policier à Châteauneuf-Les-Martigues, redoute « une perte d’humanité ». « Le fait de garder une distanciation, les gestes barrières font que nos valeurs sociales vont changer », ajoute-t-il. Éric, gérant d’une concession automobile, a du mal à s’imaginer « ne plus serrer la main à [ses] clients ». Mais, au-delà de ces fameux gestes barrières et de leurs conséquences sur nos modes de vie, la sortie du confinement nous fait surtout passer d’une guerre de « position » où nous luttons retranchés chez nous à une période « d’occupation ». Le déconfinement annonce en effet l’avènement d’une période de cohabitation avec le virus ; cet ennemi invisible dont chacun peut être porteur sans le savoir. Le cadre est posé. Et cela suffit pour anticiper les difficultés dans le rapport aux autres et les tensions futures au sein de la société. Certains, comme Khaled, s’interrogent : « allons-nous entrer dans une société complètement sur la défensive, à tendance parano » ? Pour d’autres, la réponse est déjà toute trouvée. Sabrina, une archéologue d’une trentaine d’années, donne rapidement raison à Jean Paul Sartre : « L’enfer c’est les autres ! ». « Je pense que ce type de crise ne fait qu’exacerber les comportements. Les gens altruistes le seront encore davantage, et les égoïstes également. Le monde ne sera pas meilleur à cause du Covid-19. On aura tout le temps à l’esprit ce maudit virus, on va devoir éviter les autres, bonjour la sociabilité ! », argumente-t-elle. Ces réflexes de méfiance rappellent ceux observés suite aux attentats, sauf qu’ils risquent d’être décuplés dans la situation actuelle. « Nous allons nous méfier des autres en permanence », affirme une retraitée parisienne. L’angoisse d’être confronté aux « autres », à ceux qui ne respecteront pas les gestes barrières, est déjà palpable dans certains témoignages recueillis. « Il y aura toujours un abruti, qui voudra sortir par la porte d’entrée, provoquant un face-à-face susceptible d’être fatal », rapporte un agent administratif, qui vit dans le sud de la France. Le vivre-ensemble risque ainsi d’être mis à rude épreuve. Cela alimente un fort pessimisme sur « l’après ». Certains, comme Jean-Louis, espèrent cependant que, à rebours de cette méfiance généralisée, « les élans de solidarité et de soutiens ne seront pas oubliés trop rapidement ». Pour toutes ces raisons, le 11 mai prochain offre une perspective à mille lieux différente de celle décrite dans l’épilogue de La Peste, quand les « cris d’allégresse » résonnèrent dans la ville enfin libérée.

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