Inde: les perspectives politiques, quatre ans après la victoire de Narendra Modi

Quatre ans après la nomination, en Inde, de Narendra Modi comme Premier ministre, quel bilan tirer de son action gouvernementale ? Philippe Humbert, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, dresse la liste des défis à relever – entre tensions identitaires, creusement des inégalités et fractures territoriales – qui pourraient fragiliser, à un an des élections générales, le pouvoir en place. 

La victoire du BJP lors des dernières élections en 2017

Les élections qui ont eu lieu en 2017 dans plusieurs États de l’Inde pour la désignation des membres des assemblées de ces États ont été gagnées en grande majorité par le BJP (Bharatiya Janata Party, le « Parti du peuple indien »). Ainsi, en février-mars 2017, le BJP remportait une première grande victoire dans l’État de l’Uttar Pradesh (UP) qui compte plus de 200 millions d’habitants, au cœur de l’Hindi Belt, matrice de la politique indienne. Avec 39,7% des voix, contre 22,2% pour l’opposant BSP (Bahujan Samaj Party, le « Parti de la société majoritaire ») et 21,8% pour le parti sortant SP (Samajwadi Party, le « Parti socialiste »), le BJP avait conquis, à la faveur d’une bonne répartition des voix, une majorité écrasante à l’assemblée de l’Uttar Pradesh. Le BJP a gagné au même moment la majorité des sièges dans l’État de Goa et dans celui de Manipur.

Les élections municipales de Delhi du 21 et 22 avril 2017 ont conforté encore plus la position du BJP qui a remporté 185 sièges. AAP, le « Parti de l’homme ordinaire » qui avait triomphé aux élections précédentes, obtient 44 sièges seulement et le Parti du Congrès 30 dans la ville qui avait été un de ses bastions électoraux dans le passé.

En juin, le candidat du BJP à la présidence de la République indienne, Ram Nath Kovind, triomphe dans un scrutin indirect avec les deux tiers des voix des grands électeurs contre la candidate présentée par le Parti du Congrès.

Enfin, en décembre 2017, le BJP a encore gagné au Gujarat, au terme d’un choc frontal entre Narendra Modi et Rahul Gandhi, nouveau président du Parti du Congrès, et au Himachal Pradesh où le BJP obtient 44 sièges et le Parti du Congrès 21.

Si l’on ajoute le fait qu’au Bihar, perdu par le BJP en décembre 2016, le chief minister Nitish Kumar a rallié le BJP en 2017, le BJP assoit sa domination sur la politique intérieure indienne en étant majoritaire dans 14 États sur 29 – auxquels s’ajoutent 5 États où il est en coalition. Malgré son succès au Penjab, le Congrès ne contrôle plus qu’une poignée d’États, dont seulement un grand État, le Karnataka (Bangalore), les autres étant détenus par des partis régionaux sans assise nationale.

Un BJP fort mais qui pourrait être fragilisé lors des élections générales en 2019

Pour autant, le BJP est-il sûr de gagner un nouveau mandat de cinq ans aux élections générales de 2019 ? L’analyse détaillée du scrutin du Gujarat introduit un doute car elle montre que le BJP a obtenu seulement 99 sièges, loin de ses ambitions (150 sièges) contre 77 pour le Parti du Congrès. En termes de voix, les deux grands partis sont à peu près stabilisés : le BJP obtient 49% des voix contre 48% en 2012, notamment dans les zones urbaines, et le Parti du Congrès 41% contre 39% surtout dans les campagnes.

À un an des élections du printemps 2019, l’heure est venue pour le peuple indien de faire un bilan des promesses de 2014 du point de vue du développement et la bonne gouvernance, les deux thèmes clefs d’une campagne dans laquelle l’idéologie hindouiste du BJP avait été laissée en arrière-plan.

Malgré un ralentissement en 2017, l’économie continue à croître

Passé de 5,5% en 2013 en 2014-2015 et à 7,6% en 2015-2016, le taux de croissance a marqué un fléchissement en 2017-2018 (6,5% selon les dernières estimations) imputable à la démonétisation surprise d’une partie des billets de banque, lancée le 8 novembre 2016 – qui a désorganisé l’économie informelle – et à la préparation de la mise en place de la GST (« Goods & Services Tax », équivalent à la TVA) au 1er avril 2017, une réforme fiscale de très grande ampleur porteuse de progrès à terme mais dont la mise en œuvre est complexe au niveau des entreprises et des services de l’Union.

Une autre cause plus structurelle est l’atonie de l’investissement qui représente 27% du PNB en 2016-2017, contre plus 36% en 2011-2012. L’origine de cet affaiblissement est à trouver dans les actifs non performants des bilans bancaires, la sous-capitalisation des banques publiques et aussi dans le maintien de taux d’intérêt réel très élevés.

Cependant, la croissance a accéléré à la fin de 2017, laissant espérer un rythme de 7% à 7,5% pour l’exercice 2018-2019 selon les prévisions officielles.

Le gouvernement indien poursuit par petites touches sa politique de libéralisation (par exemple, l’ouverture à 100% aux investissements directs étrangers – FDI – dans les entreprises de distribution mono-marque, du type Ikea ou H&M, annoncée en janvier 2018), alors que les FDI ont augmenté de 36B$ en 2012 à 60B$ en 2017 sous l’effet d’une diplomatie économique active. Le développement rapide des énergies renouvelables a, de plus, réduit progressivement le déficit énergétique et contribué à la baisse du coût de l’électricité.

Selon des instituts étrangers, l’Inde deviendrait la cinquième puissance mondiale en termes de PNB en 2018.

En dépit de performances globales, des choix difficiles

Le déficit public qui atteint 3,2% du PNB alors que l’objectif était de 3% doit-il être contenu, ou bien glisser à 3,5% au risque de provoquer une hausse des taux d’intérêt ? Comment réduire la poussée de l’inflation des prix de détail qui dépasse 5%-6% et le déficit commercial très sensible au prix du pétrole, dans un contexte économique et social très détérioré sur les trois plans suivants ?

Le premier plan est celui du revenu agricole, dont l’augmentation n’a pas dépassé + 1% en moyenne depuis quatre ans, alors que l’agriculture occupe 50% de la population active et représente seulement 15% du PNB. Cette évolution n’est pas due uniquement à deux années de mauvaises moussons ; elle résulte de causes de fond : la croissance démographique, notamment dans les États de l’Hindi Belt (Uttar Pradesh, Bihar, Orissa…), conduit à une diminution de la taille moyenne des parcelles (souvent moins d’un hectare) ; les insuffisantes ressources en eau pour l’irrigation ; l’endettement des agriculteurs pauvres non éliminé par les remises de dettes (« waivers ») décidées par le gouvernement qui ne concernent seulement que les dettes bancaires ; l’exode des jeunes vers les villes.

Pour les agriculteurs, le gouvernement de Narendra Modi a délibérément négligé les zones rurales, au profit de son électorat de la communauté d’affaires, des couches moyennes, urbaines, jeunes, ce qui l’a même conduit à faire pression à certains moments sur les prix de vente des produits agricoles par des importations.

La stagnation de l’agriculture est une des causes de la crise de l’emploi devenue en 2017 un thème politique majeur. Mais au-delà du ralentissement économique récent, l’insuffisante création d’emplois (12 millions d’emplois supplémentaires seraient nécessaires chaque année) tient aux structures de l’économie indienne : une industrie peu développée et faiblement productrice d’emplois en raison des réserves de gains de productivité, une compétitivité insuffisante des secteurs traditionnels (textiles) grands pourvoyeurs d’emplois, la révolution numérique dans le secteur de l’« Information Technology » et des services, un énorme secteur dit informel constitué d’activités peu productives et à faibles revenus.

Loin de la promesse de croissance inclusive de 2014, les inégalités se creusent. Au-delà des inégalités de revenus, les effets de patrimoine créés par l’urbanisation porteuse de plus-values foncières pour les uns et d’exclusion pour les autres génèrent des écarts croissants au sein des classes moyennes et supérieures et par rapport au monde agricole. Des fractions importantes de la population considèrent, en outre, qu’ils sont laissées-pour-compte : la communauté musulmane, les migrants, les paysans sans terre, les retraités pauvres, les inactifs…

De même, les disparités entre les États les plus riches en termes de revenu par habitant et de pourcentage de la population au-dessus du seuil de pauvreté (Goa, Kerala, Himachal Pradesh, Punjab, Haryana, Delhi, Andhra Pradesh, Sikkim) et les plus pauvres (Jharkhand, Bihar, Odisha, Assam, Maddhya Pradesh, Uttar Pradesh) soulignent de plus en plus le croissant fertile allant du Kerala à l’Haryana, de la plaine du Gange à la côte orientale du pays. La politique de « competitive federalism » promue par l’Union crée une émulation entre les gouvernements des États, mais accentue les écarts.

Enfin, les épisodes d’intense pollution dans les grandes villes illustrent la très mauvaise position de l’Inde dans les indices de performance environnementale, une situation très mal ressentie par la population.

Les rapports de force et les stratégies des forces politiques à un an des élections générales

D’ici le printemps 2019, plusieurs élections régionales (Karnataka, Rajasthan, Madhya Pradesh, Chhatisgarh) vont jalonner la vie politique en Inde et donner des indications sur l’évolution de l’opinion. D’ores et déjà, les acteurs préparent cette étape décisive : le BJP vise un deuxième mandat, le Parti du Congrès l’amorce d’une reconquête et les grands partis régionaux la consolidation de leur emprise dans leurs États respectifs.

BJP : la place à donner aux thèses identitaires hindouistes dans la campagne à venir est un point central

D’une manière significative dans la campagne du Gujarat, le BJP a peu mis en valeur le thème habituel du « development » alors que cet État a été dans le passé présenté comme la vitrine économique du BJP, au profit de sujets liés à l’idéologie hindouiste nationaliste.

La tentation d’exploiter à des fins électorales le thème de « l’hindutva », de plus en plus prégnant dans le discours politique du BJP, existe : méfiance vis-à-vis des autres communautés (musulmane en premier lieu – aucun candidat musulman n’a été présenté au Gujarat –, chrétienne, et composée de populations tribales) ; revendication d’une Inde exclusivement hindoue (un « Pakistan hindou », disent ses adversaires) ; intimidation, voire violences à l’égard des minorités. Dans certains États (Haryana, Uttar Pradesh), une démocratie ethnique, sinon illibérale est, selon certains observateurs, en train de s’installer.

Le projet de budget 2018-2019 présenté le 1er février 2018 par le gouvernement indien et qui sera soumis au Parlement en février-mars montre que l’avertissement du Gujarat a été entendu : une nette priorité est donnée au développement agricole, à la santé, à l’éducation et aux infrastructures rurales, en particulier dans sept États pauvres de l’Inde orientale. Il reste à voir si ce signal politique sera perceptible concrètement dans les couches rurales et défavorisées car les dotations budgétaires ne semblent pas être à la hauteur des énormes besoins recensés. En outre, des réformes importantes comme la couverture santé universelle avaient déjà été faites en 2014 et seraient extrêmement coûteuses.

Les défis à relever pour le Parti du Congrès

Le Parti du Congrès, sous la direction de son nouveau président Rahul Gandhi, est face à un formidable défi à relever dans un temps très limité : rajeunir le parti sans écarter la vieille garde, construire un programme et définir une stratégie d’alliance avec les grands partis régionaux.

Le Parti du Congrès doit montrer sa capacité de résister à la tentation de suivre le BJP sur le terrain identitaire et de retrouver les deux clivages qui l’avaient porté pendant des décennies : le sécularisme et une assise électorale diversifiée allant de la communauté d’affaires à l’électorat musulman, des classes défavorisées aux dalits.

La campagne du Gujarat interroge : Rahul Gandhi a multiplié les visites de temples, joué une politique de castes auprès des Patels et n’a présenté que six candidats musulmans…

Au-delà de ces jeux tactiques, le parti de Rahul Gandhi saura-t-il se hisser à la mesure des enjeux majeurs et nombreux de la société indienne, c’est-à-dire les freins à la mobilité sociale dus à la segmentation des castes, les énormes lacunes de l’éducation qui confinent une grande partie de la population dans des activités peu productives et à bas revenus, la modernisation quantitative et qualitative de l’industrie, le bond en avant des infrastructures, la diffusion des compétences au-delà des élites.

Le Parti du Congrès aura aussi à faire un choix capital : soit rechercher à constituer un front anti-BJP par des alliances avec certains grands partis régionaux renouant avec la stratégie gagnante de 2004 et 2009, soit aller seul à la bataille, laissant les partis régionaux jouer chacun leur carte sous la direction des grands leaders – Mamata Banerjee au Bengale, Naveen Patnaik dans l’Orissa, Amarinder Singh au Penjab, Siddaramaiah au Karnataka.

Cette deuxième option, qui conduirait à un émiettement en 29 campagnes différentes au lieu d’un choc frontal entre Narendra Modi et Rahul Gandhi, serait probablement la plus efficace contre le BJP, mais elle pourrait aboutir à un Parlement divisé, sans majorité claire et à un gouvernement de coalition, incapable de relever les immenses défis du pays.

Il existe également une autre perspective, celle d’élections anticipées, sans attendre le printemps 2016, qui permettrait au BJP de profiter des annonces du nouveau budget et de prendre le Parti du Congrès de vitesse, mais au risque de provoquer une réaction de principe hostile de l’opinion.

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