La Chine dans les Balkans occidentaux : influence et enjeux stratégiques

Le renforcement des positions chinoises dans les Balkans occidentaux soulève un certain nombre d’interrogations : quels objectifs stratégiques la Chine poursuit-elle dans la région ? Comment s’applique-t-elle à renforcer ses positions ? Quel impact sur les pays de la région ? Comment son influence y est-elle perçue ? Et quelles conclusions l’Union européenne doit-elle en tirer ? Florent Marciacq, membre de l’Observatoire des Balkans à la Fondation, secrétaire général adjoint au Centre franco-autrichien pour le rapprochement en Europe (Vienne) et chercheur associé au Centre international de formation européenne (Nice/Berlin), livre son analyse. 

Introduction

La présence de la Chine dans les Balkans occidentaux s’est nettement accrue ces dernières années. Ce réengagement fait écho à la doctrine d’extraversion adoptée par Pékin à la fin des années 1990. En Europe de l’Est et du Sud-Est, cette doctrine a conduit en 2012 au lancement de l’initiative 17+1, à laquelle participent tous les pays des Balkans occidentaux, à l’exception du Kosovo, dont Pékin ne reconnaît pas l’indépendance.

Afin de renforcer le caractère opérationnel de sa doctrine et lui donner une portée stratégique, la Chine a lancé en 2013 son titanesque projet de nouvelle route de la soie, dont l’objectif est de connecter physiquement la Chine au reste du monde par la construction et le contrôle stratégique d’infrastructures de transport. Situés à une jonction de ce projet, les Balkans occidentaux entendent bien profiter de la manne chinoise pour moderniser leurs infrastructures désuètes et dynamiser leur économie exsangue. De nombreux projets sont en marche, ouvrant la voie à des coopérations de plus en plus étendues, et les relations avec la Chine connaissent donc dans la région un essor inédit.

Sous des oripeaux d’une discrète bienveillance mettant en avant l’établissement d’une « communauté de destin » harmonieuse, fondée sur « l’égalité et les avantages mutuels » transparaissent donc, dans les Balkans comme ailleurs, des visées géostratégiques et des enjeux géopolitiques, dont il convient de prendre la mesure. La rhétorique de la Chine s’articulant autour d’une coopération gagnant-gagnant a fait long feu. Avant même que n’éclate la pandémie, la Commission européenne soulignait que la Chine constitue aussi, et peut-être avant tout, un « rival systémique promouvant des formes alternatives de gouvernance ».

Cela est particulièrement le cas dans les Balkans occidentaux, où les mises en garde se multiplient contre le caractère « prédateur », « corrosif » et à terme nuisible de l’engagement chinois, alors même que la pandémie offre à Pékin des opportunités d’accroître son influence. Mais l’enjeu ne se limite pas à la région. Il y va de la crédibilité et de la sécurité de l’Union européenne, celle-là même qui voit en sa politique d’élargissement un « investissement géostratégique dans une Europe stable et forte fondée sur des valeurs communes ». La question de la Chine dans les Balkans occidentaux est en ce sens étroitement liée à celle de l’ancrage de la région auprès de l’Union et de l’affirmation d’une souveraineté européenne encore trop hésitante.

L’engagement stratégique de la Chine dans les Balkans reflète ses aspirations globales

Les Balkans occidentaux, en tant que tels, ne figurent guère parmi les priorités stratégiques de la Chine. L’intérêt que leur manifeste Pékin tient en premier lieu (et de manière pragmatique) à leur proximité géographique avec l’Union européenne, premier partenaire commercial de la Chine. C’est l’accès à cet important marché que vise avant toute chose la stratégie chinoise dans les Balkans occidentaux. 

Si la Chine ne dispose pas de stratégie proprement régionale pour les Balkans occidentaux, elle s’appuie néanmoins sur l’initiative 17+1 pour promouvoir la nouvelle route de la soie qui réunit l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie aux côtés de douze États-membres de l’Union européenne, dont la Chine vante « l’amitié traditionnelle » et le « passé commun » (hérités de l’époque socialiste). Ses objectifs reflètent à l’échelle régionale ceux de la stratégie globale chinoise : connectivité, commerce, investissements et, de plus en plus, coopération interpersonnelle, scientifique et technologique. Mais plus encore que cette initiative, c’est l’approche bilatérale que la Chine privilégie dans ses relations avec les pays des Balkans occidentaux, en particulier avec la Serbie (qui reçoit à elle seule près du tiers des prêts accordés dans le cadre de l’initiative 17+1). 

L’intérêt de la Chine pour les Balkans occidentaux repose enfin sur leurs perspectives d’adhésion à l’Union européenne, que Pékin soutient. La Chine conçoit ces perspectives d’adhésion comme gage de stabilité pour ses échanges et, à terme, comme vecteur d’influence. En renforçant ses positions dans les Balkans (et auprès d’autres États membres de l’Union européenne), la Chine tente, en effet, de prévenir la constitution d’un front occidental pro-américain dans la bataille globale qui l’oppose aux États-Unis en matière de leadership politique, commercial et technologique.

Un renforcement inédit des positions chinoises au sein du « ventre mou » de l’Europe

Le renforcement des positions économiques chinoises dans les Balkans occidentaux s’illustre par un accroissement des échanges commerciaux et des investissements, dont le niveau, jadis négligeable, reste toutefois bien en deçà des échanges UE-Balkans. La Chine est aujourd’hui le deuxième partenaire commercial de la région et elle est en passe de devenir une importante source d’investissements directs à l’étranger (IDE), du moins en Serbie. Les IDE chinois y devancent désormais ceux de la Russie et talonnent ceux de la France, premier investisseur dans le pays. La Chine s’implante désormais par le biais du rachat de parts étrangères ou par l’acquisition d’entreprises stratégiques, dont la production est (re)dirigée vers l’exportation (vers l’Union européenne), et non plus simplement par l’émission de prêts. Les exemples abondent : aciérie de Smederevo, usine Sever, complexe d’extraction et de fonte du cuivre de Bor, etc. De façon plus audacieuse encore, elle prend pied sous la forme d’investissements sur site vierge (greenfield investments), à l’instar de ceux conçus par les entreprises Linglong ou Mei Ta. Célébrés en grande pompe, ces investissements peinent toutefois à se généraliser, surtout hors Serbie. Une certaine déception y est dès lors perceptible, d’autant que la construction des larges zones industrielles initialement annoncées (à Borca, Cuprija, Smederevo, Zrenjanin, Bor, etc.) reste lettre morte. 

Dans d’écrasantes proportions, le capital chinois ne prend toutefois pas la forme d’investissements, mais de prêts bonifiés (soft loans). Ces prêts bonifiés sont la cheville ouvrière de la diplomatie économique chinoise. Garantis par l’État receveur, ils sont en général consentis par une banque contrôlée par le gouvernement chinois. Ils couvrent typiquement 85% à 90% des coûts du projet en question avec un taux d’intérêt de 2% à 3% sur quinze à trente ans et des périodes de grâce de quelques années. Leur attribution, négociée dans l’opacité entre acteurs gouvernementaux, est soumise à une série de conditions strictes, bien différentes de celles imposées par l’Union européenne ou les institutions financières internationales. Les projets financés par ces prêts doivent notamment être mis en œuvre par une entreprise contractante chinoise désignée par le gouvernement chinois. Celle-ci fournit une part importante des ressources humaines et du matériel de construction nécessaires aux travaux.

Deux secteurs sont tout particulièrement visés. Il y a tout d’abord les infrastructures de transport autoroutier et ferroviaire, dont le développement correspond en partie (mais de façon non coordonnée) à l’extension du réseau RTE-E préconisée par l’Agenda connectivité de l’Union européenne (corridors VIII, X, XI). Et puis il y a les énergies (fossiles) et les industries lourdes (polluantes), avec la construction ou la modernisation de plusieurs aciéries et centrales électriques au charbon (Kostolac, Stanari, Pljevlja, etc.).

Panacée économique ou approfondissement des vulnérabilités stratégiques ?

Les responsables politiques et économiques des pays des Balkans occidentaux ne ménagent pas leur peine pour attirer des investissements chinois ou des prêts bonifiés (qu’ils présentent volontiers comme investissements ou dons). Il faut dire que les besoins en matière d’infrastructures de transport et d’énergie sont immenses : la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) les estime à 8% à 10% de PIB régional sur cinq ans. Or, les financiers européens sont difficiles à attirer. De 2014 à 2020, les pays de la région ont certes reçu près de 12 milliards d’euros d’aide de pré-adhésion, mais seul 1 milliard a pu être consacré au développement d’infrastructures. La Chine a dès lors acquis l’image d’un partenaire prêt à investir là où personne d’autre n’ose ou ne le veut. Au risque de creuser de nouvelles vulnérabilités stratégiques. 

Au niveau macro-économique, tout d’abord, le recours aux soft loans chinois entraîne un accroissement toxique de la dette publique et une dépendance accrue envers la Chine, dont les effets les plus marquants apparaissent en cas de défaut de paiement (saisie d’infrastructures critiques, renégociation intéressée des termes de la dette, etc.). L’expérience de pays pris au piège de la dette chinoise, comme le Sri Lanka, ne fait l’objet d’aucun débat dans la région, alors même qu’apparaissent des vulnérabilités similaires. Pour la construction d’une autoroute, le Monténégro a ainsi contracté un prêt estimé à 1,1 milliard d’euros (25% de son PIB), faisant de la Chine son premier bailleur de fonds bilatéral.

Mais l’influence de la Chine est encore plus corrosive au niveau politique. Les conditions offertes par Pékin aux pays de la région sont, en effet, du pain béni pour les processus de captation de l’État, déjà fort ancrés. L’opacité des procédures d’attribution de marchés publics et l’absence d’appel d’offres, auxquels souscrivent les décideurs locaux au grand dam de l’Union européenne ou de l’OCDE, sont une source avérée de corruption. Elles permettent aux décideurs locaux de rétribuer leurs réseaux clientélistes et d’assurer la promotion trompeuse des grands travaux entrepris aux frais du contribuable.

Cette opacité, et le fait que les prêts et investissements chinois soient avant tout négociés au niveau intergouvernemental, signifie par ailleurs que la logique politique prend en règle générale le dessus sur la logique de marché dans les décisions d’investissement. Le résultat est une conception des projets peu rigoureuse, n’attachant guère d’importance aux questions de faisabilité et de rentabilité commerciale et une inflation (inconsidérée) des coûts de construction, à l’instar du projet de connexion ferroviaire entre Belgrade et Budapest. 

Enfin, parce qu’elles s’affranchissent volontiers des préoccupations environnementales, les décisions des décideurs locaux de recourir au capital chinois amenuisent à long terme leurs perspectives de transition environnementale. Elles nuisent aux efforts de convergence nécessaires au travail de pré-adhésion à l’Union européenne, notamment dans le contexte du Green New Deal, et vont à l’encontre d’obligations existantes, au titre par exemple du traité instituant la Communauté de l’énergie.

Certes, la Chine n’oblige pas les pays des Balkans à accepter ses prêts. Mais elle offre à ses dirigeants l’opportunité de « faire ce qu’ils veulent sans ingérence dans la politique intérieure ». Et ce sont donc ces dirigeants qui, en choisissant de passer outre les prescriptions de l’Union européenne et de l’OCDE en matière de bonne gouvernance, en suggérant à Pékin des projets mal conçus, et en faisant fi des questions environnementales, exposent leur pays au pouvoir corrosif des financiers chinois. 

Extension des domaines de coopération aux infrastructures numériques 

Dans la lignée de sa stratégie « Made in China 2025 », la Chine intensifie désormais son engagement dans le domaine hautement politique des infrastructures numériques stratégiques. L’enjeu est important, car il s’inscrit dans le contexte d’une compétition internationale en matière d’innovation et de technologie. La Chine, comme ailleurs, a déjà pris pied dans la région dans le domaine des télécommunications, principalement par l’entremise de Huawei. C’est particulièrement le cas en Serbie, où des coopérations sont en marche pour la modernisation des réseaux de téléphonie fixe et mobile, pour le développement de la 5G, pour la construction de centres de données et pour la mise en place de villes intelligentes (smart cities). 

L’opacité caractéristique qui entoure bon nombre de ces projets et la dépendance excessive de la Serbie envers Huawei suscitent un certain nombre de craintes, peu relayées dans le pays (protection des données sensibles, cybersécurité,etc.). Ces craintes portent notamment sur le centre de données de Kragujevac, et surtout le concept de « ville sûre » appliqué à Belgrade (Safe City Compact Solution). Associant les technologies de surveillance à l’intelligence artificielle, celui-ci a pour but d’optimiser la « stabilité sociale » (en luttant notamment contre les incivilités et la criminalité ou, au besoin, l’agitation sociale, voire les mouvements de protestation démocratiques). Il repose sur l’installation (par un équipementier chinois et sans consultation publique) d’un millier de caméras de surveillance à reconnaissance faciale et la formation d’agents locaux à l’usage de ces technologies (dispensée par la police chinoise). 

Essor de la diplomatie publique chinoise

Si la Chine affiche une prédilection pour la coopération intergouvernementale, elle n’en est pas moins consciente de la nécessité de soigner son image auprès des acteurs sociétaux. Ses coopérations s’ouvrent donc de plus en plus aux universités, aux instituts de recherche, laboratoires d’idées, chambres de commerce, etc., même si l’approche reste très contrôlée par le gouvernement. Dans tous les pays de la région (à l’exception du Kosovo), la Chine dispose d’Instituts Confucius, vecteurs incontournables de diplomatie culturelle. Elle étend aussi son concept de « classes Confucius » visant à familiariser les enfants du primaire et du secondaire à la culture et à la langue chinoise et investit donc dans la formation d’attitudes positives dès les jeunes générations. Enfin, des accords bilatéraux d’exemption de visa ont été conclus avec la Serbie (2017), la Bosnie-Herzégovine (2018) et l’Albanie (2018) afin de renforcer les contacts interpersonnels et d’encourager le tourisme.

Le relais d’informations positives au sujet de la Chine est facilité dans la région par le contrôle exercé par le pouvoir politique sur les médias et par des accords entre agences d’information. La Chine y est donc volontiers présentée comme puissance bienveillante, parfois à la différence des États-Unis ou de l’Union européenne, avec un certain succès. De manière plus générale, il semble que l’image de la Chine est particulièrement bonne en Serbie et au Monténégro, où elle surpasse celle de l’Union européenne (de loin dans le cas de la Serbie) et talonne désormais celle de la Russie. Elle est également fort positive en Albanie.

Cette tendance générale semble s’affermir dans le contexte de la pandémie, du moins en Serbie, où s’est déroulée une campagne de communication sans précédent. Le message d’une Chine prêtant main-forte, là où d’autres hésitent ou s’y refusent, y a été amplifié à des fins de politique intérieure mais aussi à l’encontre de l’Union européenne. Alors que Bruxelles faisait montre d’indécision au tout début de la pandémie, la Chine a répondu à l’appel des responsables gouvernementaux serbes par l’envoi immédiat de matériel et d’équipes médicales et par la proclamation de messages d’indéfectible soutien. Aujourd’hui, elle fournit à la Serbie (aux côtés de la Russie) quantité de vaccins. Si la « diplomatie du masque et du vaccin » est restée plus discrète dans les autres pays des Balkans occidentaux, elle semble, au final, porter ses fruits : une étude récente indique que 40 % des Serbes croient que la Chine est le premier pays donateur (contre 17,6 % pour l’Union européenne), alors même que les dons de l’Union européenne sont près de quatre-vingts fois supérieurs à ceux de la Chine.

Conclusion

Les pays des Balkans occidentaux bénéficient d’un indéniable ancrage européen : leurs économies sont intégrées dans les chaînes de valeurs européennes, leur géographie humaine est intimement liée à celle de l’Union européenne, leur stabilité et leur sécurité sont essentielles à celle du continent et la transformation de leurs régimes légaux et de leurs institutions ces vingt dernières années s’est faite sous l’impulsion de l’Union européenne.

Mais cet ancrage recèle un certain nombre de fragilités et autant d’opportunités pour la Chine d’ancrer à son tour sa présence dans le « ventre mou » de l’Europe. Parmi elles, il y a tout d’abord l’étiolement des transformations politiques dans la plupart des pays de la région, la consolidation des dynamiques autoritaires et l’essoufflement des processus démocratiques : il est plus facile pour la Chine de prendre pied là où sont bafoués les principes de bonne gouvernance et de responsabilité politique. Il y a ensuite l’érosion de la crédibilité de l’Union européenne, dont la politique d’adhésion n’est pas parvenue à transformer politiquement les pays de la région, et dont l’aboutissement, pour diverses raisons, paraît désormais difficilement atteignable : 46 % des Serbes pensent que leur pays ne parviendra jamais à adhérer à l’Union européenne (contre 33% en 2015). Or, il est plus facile pour la Chine de s’implanter dans des pays gagnés par l’amertume ou doutant de la bonne foi de l’Union européenne en matière de perspectives d’adhésion. Il y a, enfin, le fossé économique et technologique entre les pays des Balkans occidentaux et l’Union européenne, qui ne s’est guère rétréci ces quinze dernières années. Le modèle de développement économique chinois, avec sa progression fulgurante, présente donc un attrait particulier, dont la Chine assure volontiers la promotion.

Au final, le défi pour l’Union européenne, qui engage justement une réflexion sur l’avenir de l’Europe, est donc moins de chercher à établir un rapport de force avec une Chine qu’elle espère chasser des Balkans occidentaux que de s’assurer de la solidité de leur ancrage en Europe. Cela passe par un réengagement économique et politique de l’Union européenne dans la région, auquel la nouvelle méthodologie en matière de politique d’adhésion et le nouveau plan d’investissement de l’Union européenne en matière de reprise et de convergence contribueront peut-être. Mais aussi et surtout, par la prise de conscience que les Balkans occidentaux sont d’ores et déjà « une région en Europe ».

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

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