La Cour pénale internationale : (que) faire avec ?

Pourquoi la Cour pénale internationale fait-elle depuis plusieurs années l’objet de nombreuses critiques de la part de responsables politiques et d’autres personnalités d’Afrique – avec le retrait ou la menace de retrait de certains États ? L’ancien ministre de la Justice malien Mamadou Ismaïla Konate livre son analyse et s’interroge sur la pertinence d’une véritable autorité judiciaire africaine. Son émergence risquant de prendre du temps, comment affermir la justice pénale sur le continent africain ?

De récents articles de presse en Afrique et dans le monde ont écorné, une fois de plus, la Cour pénale internationale (CPI), tant dans son fonctionnement que dans les actions de son ancien procureur1Fin septembre 2017, plusieurs articles s’en prennent à l’action de Luis Moreno-Ocampo, premier procureur de la CPI de 2003 à 2012, notamment dans El Mundo, L’Espresso, Le Soir, Der Spiegel, Médiapart et The Sunday Times.. Cette séquence a remis sur le devant de la scène les traditionnelles critiques africaines la concernant. Dans le continent, nombre de voix continuent de s’élever avec plus ou moins de bonheur pour avancer des arguments plus ou moins étayés contre l’institution judiciaire de répression du crime « mondial » perçue comme une justice de « blancs » et des seuls « puissants » du monde.

L’Union africaine (UA) elle-même, par la voix d’Alpha Condé, son président en exercice, estime qu’« il faut que les Africains soient jugés en Afrique par [leur] propre cour pénale, dont les statuts doivent être ratifiés par les membres de l’Union africaine »2Alpha Condé, « Les problèmes africains doivent se régler en Afrique », Jeune Afrique, 22 octobre 2017, p. 48. « C’est une question de logique : si nous sommes opposés aux ingérences étrangères, nous devons rendre opérationnelle la Cour africaine de justice », ajoute-t-il.. On ne peut être plus clair. Nous-mêmes, en octobre 2017, lors d’un sommet à Niamey, avions fait état d’une certaine forme de ras-le-bol douloureusement ressenti en réaffirmant la conviction partagée par nombre de ministres de la Justice d’Afrique francophone que la CPI devait également déployer son action sur d’autres continents3Organisé du 25 au 27 octobre 2017, le symposium de Niamey regroupait sept ministres de la Justice (Niger, RD-Congo, Gabon, Guinée, Burkina Faso, RCA et Mali), six délégations d’Afrique de l’Ouest et centrale, des responsables de la CPI et des représentants d’organisations régionales, intergouvernementales et non-gouvernementales. Notons au passage que la critique de la CPI n’est pas l’apanage des seuls pays africains, cf. Steven W. Becker, « The objections of larger nations to the international criminal court », Revue internationale de droit pénal, 2010/1 (vol. 81), p. 47-64. L’auteur s’intéresse aux critiques de la Chine, de l’Inde et de l’Iran, ainsi qu’à celles des États-Unis et de la Russie..

Qu’en est-il de la CPI aujourd’hui ? Peut-on imaginer une institution de répression du crime qui soit plus efficace ? Si oui, à quelles conditions ? Si non, l’Afrique peut-elle se passer d’une justice internationale, universelle, et a-t-elle la volonté et les moyens de se doter d’une Cour africaine de justice dotée de réels pouvoirs ? Quelques questions qui alimentent les débats, un peu techniques il est vrai, du microcosme judiciaire ou les polémiques, un peu rapides, du monde politique sur lesquelles nous voudrions revenir en essayant d’aller au-delà des arguments routiniers des « pros » et des « antis » CPI.

Une CPI en manque(s)

Rappelons brièvement les domaines de compétences de la Cour : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et, depuis la conférence de Kampala en 2010, crimes d’agression.

La CPI est une institution judiciaire jeune, elle a quinze ans. Elle n’a pas encore trouvé toutes ses marques, loin de là. D’ailleurs, elle peine à se positionner véritablement sur la scène internationale. Certains diront que le ver était dans le fruit dès ses débuts. En effet, bien que n’étant pas un organisme onusien stricto sensu, la Cour reste tributaire du Conseil de sécurité de l’ONU et du droit de veto des pays qui le compose4Sur cette question, voir Jean-Baptiste Jeangene Vilmer, Pas de Paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 145 sq. et Noémie Blaise, « Les interactions entre la Cour pénale internationale et le Conseil de sécurité : justice versus politique ? », Revue internationale de droit pénal, 2011/3 (vol. 82), p. 420-444.. De là à critiquer son indépendance, il y a un pas que beaucoup franchissent allègrement.

La CPI manque de moyens financiers et ne dispose pas d’une organisation interne vraiment rationnelle, moins bureaucratique et juridictionnelle. Elle manque également de moyens humains, notamment pour mener des enquêtes sur le terrain avec ses propres personnels. Elle n’est pour certains critiques qu’un simple « joker des puissants » du monde, une sorte d’alibi facile permettant à l’Occident de se donner bonne conscience à peu de frais sur le dos de « petits pays », essentiellement africains5On pense ici à Stéphanie Maupas, Le Joker des puissants. Le grand roman de la Cour pénale internationale, Paris, Don Quichotte éditions, 2016. Voir également la thèse de la juriste ivoirienne Marie Boka, La CPI entre droit et relations internationales, Paris, Institut universitaire Varenne-LGDJ, 2014. Pour une remise en perspective, voir Sara Dezalay, « L’Afrique contre la Cour pénale internationale ? Éléments de sociogenèse sur les possibles de la justice internationale », Politique africaine, 2017/2, n°146, p. 165-182..

La CPI participe plus globalement à un processus de régionalisation et de mondialisation judiciaire qui dépasse ses domaines de compétence et pose la question de la justice exercée, de façon impartiale, dans et par les États souverains d’Afrique. En l’absence d’une telle structure de justice et d’une capacité opérationnelle, un État, fut-il en Afrique, peut-il rester à l’écart d’un mouvement d’ensemble pour la justice et contre l’impunité, présenté comme un processus universel et irréversible, au risque de se mettre au ban des nations de justice ? Telle est l’une des interrogations sous-jacentes. Dès lors, peut-on ou doit-on ignorer la CPI ?

Une justice pénale africaine en mode « work in progress »

Il est vrai qu’en Afrique, contrairement à une image répandue, les « choses » bougent et avancent en matière de justice au regard des progrès réalisés par-ci et par-là. Concernant la justice pénale, il reste à faire de plus gros efforts de construction, au-delà de la dimension nationale, pour atteindre le niveau régional. Cette démarche d’ensemble devrait être communautaire tant au plan juridique que judiciaire.

La création d’une véritable Cour africaine de justice est peut-être une solution envisageable et les prémisses existent déjà. Pour juger Hissène Habré, l’UA a imaginé la création de Chambres africaines extraordinaires, au sein d’une juridiction sénégalaise. Même si une telle invention était largement contestable en droit, elle est considérée par beaucoup comme un début de justice continentale6Voir Pierre Hazan, « Le procès Habré, un moment crucial de la justice internationale en Afrique », The Conversation, 15 juin 2016 ; Mutou Mubiala, « Chronique de droit pénal de l’Union africaine. Vers une justice pénale régionale en Afrique », Revue internationale de droit pénal, 2012/3 (vol. 83), p. 547-557 et surtout Raymond Ouigou Savadago, « Les chambres extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais : quoi de si extraordinaire ? », Études internationales, 2014/1 (vol. 45), p. 105-127.. D’autant plus que le droit pénal occidental véhiculé par la CPI pourrait être enrichi et complété par des mécaniques spécifiques, conçues et développées par certains États africains en matière de justice transitionnelle7Voir Diane Bernard, « Un (possible) apport africain à la justice internationale pénale », Études internationales, 2014/1 (vol. 45), p. 51-66..

Cependant, cette Cour africaine ne pourra se mettre réellement en place en un claquement de doigt ou parce que tel ou tel le souhaite, et ce au gré des circonstances. Il y a plusieurs décennies qu’on en parle et les avancées en la matière ne semblent malheureusement guère au niveau des enjeux.

L’établissement de telles institutions judiciaires découle forcément d’un processus demandant du temps, trop de temps. Et la justice en Afrique ne peut s’offrir le luxe de souffrir des affres du temps ! Il faut des années – euphémisme – pour que les structures soient opérationnelles, sans compter la question des moyens. Juste un exemple. Le passage à une Cour africaine de justice commencerait après la ratification par quinze États membres de l’UA du Protocole de 2008 relatif aux statuts de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme. Au mois d’août 2016, trente États membres avaient signé ce Protocole et seulement cinq l’avaient ratifié8Cf. Guide de l’Union africaine, 2017, p. 114.… À croire que les mêmes États signataires du traité de Rome ont manifesté plus d’empressement à signer dans la capitale italienne qu’à Addis-Abeba, siège de l’UA.

Cela n’est pas seulement propre à l’Afrique, il n’y a qu’à voir le temps qu’il a fallu pour mettre en place, fin 2017, un parquet européen compétent en matière financière : près de vingt ans ! Et encore, sur les 28 États de l’Union européenne, il en reste huit qui traînent pour adhérer pleinement à ce mécanisme.

L’instauration d’une Cour africaine de justice demandera une volonté politique plus forte et un réel leadership en matière de justice, ce qui manque dans le continent. Elle demandera également des ressources financières que beaucoup d’États, via l’Union africaine, ne pourront à l’évidence pas assumer ni assurer. Ceci pose une question encore plus importante concernant les moyens de l’UA. Aujourd’hui, l’institution est encore financée à près de 70% par des partenaires internationaux. À Addis-Abeba, lors du 29e sommet de l’Union africaine, en juillet 2017, Paul Kagame a rendu un rapport explorant des pistes d’autofinancement, mais le chemin risque d’être long pour y parvenir. On imagine aisément quelles peuvent en être les répercussions sur l’institution effective d’une Cour africaine de justice si l’on veut que celle-ci soit véritablement opérationnelle et indépendante.

Dès lors, on peut supposer, tout en le déplorant, que la mise en place d’une Cour africaine de justice qui soit autre chose qu’une coquille vide n’est pas pour demain. Certes, on pourrait se contenter d’une entité avec un joli logo et en rester aux effets d’annonces et aux rodomontades, ce qui arrangerait sûrement quelques-uns… Mais ce serait rendre un mauvais service à la justice sur notre continent et se moquer des Africains.

En attendant, « faire avec » ?

En attendant une justice régionale africaine qui rencontrera, à coup sûr malheureusement, une partie des critiques essuyées par la juridiction de La Haye (financement, réactivité problématique, visées politiques, justice à plusieurs vitesses, États puissants vs « petits » États, Cour préservant les intérêts des présidents en place, blanc-seing pour gouvernants, etc.), cela ne doit pas pour autant nous incliner à nous passer de la CPI.

Mais une CPI rénovée, dans son organisation et son fonctionnement, dans ses moyens et ses prérogatives, dans sa manière de communiquer également. Une CPI plus indépendante, plus déterminée dans certains cas hors Afrique. Une CPI plus orientée vers la poursuite des crimes et de tous les crimes sans distinction aucune. Une CPI qui poursuit les agressions et toutes les agressions, y compris celles d’États contre un autre qui, sous couvert de résolutions des Nations unies dévoyées de sens et de contenu, entendent juste faire plier un dirigeant politique, anéantir un peuple et plusieurs nations…

Pour l’Afrique, le risque est simple. Rester avec une CPI afro-obsédée pouvant amener à des réactions dépassant le stade épidermique de certains États, voire de l’UA, et espérer dans une Cour africaine de justice se faisant désirer et attendre. Le danger étant de végéter dans une espèce de stand-by mortifère qui ne bénéficiera à personne et dont la justice sera, une fois de plus, la grande perdante.

D’une certaine façon, il ne s’agit ni d’être pour ou contre la CPI, de barboter dans des oppositions binaires, ni de se contenter d’incantations attendues concernant une future Cour africaine ; il s’agit de faire avancer concrètement la justice et la lutte contre l’impunité pour répondre aux besoins criants de l’Afrique.

En espérant une CPI rénovée et en attendant, surtout, une Cour africaine de justice, à nous, Africains, de prendre le taureau par les cornes pour, déjà, renforcer l’efficacité des systèmes et des appareils judiciaires dans nos États afin de répondre aux attentes de nos concitoyens.

En matière de justice pénale internationale ou régionale, comme dans tous les autres domaines judiciaires, nous ne pouvons pas nous contenter de débats recuits ou de palabres incessantes. Nous devons agir.

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    Fin septembre 2017, plusieurs articles s’en prennent à l’action de Luis Moreno-Ocampo, premier procureur de la CPI de 2003 à 2012, notamment dans El Mundo, L’Espresso, Le Soir, Der Spiegel, Médiapart et The Sunday Times.
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    Alpha Condé, « Les problèmes africains doivent se régler en Afrique », Jeune Afrique, 22 octobre 2017, p. 48. « C’est une question de logique : si nous sommes opposés aux ingérences étrangères, nous devons rendre opérationnelle la Cour africaine de justice », ajoute-t-il.
  • 3
    Organisé du 25 au 27 octobre 2017, le symposium de Niamey regroupait sept ministres de la Justice (Niger, RD-Congo, Gabon, Guinée, Burkina Faso, RCA et Mali), six délégations d’Afrique de l’Ouest et centrale, des responsables de la CPI et des représentants d’organisations régionales, intergouvernementales et non-gouvernementales. Notons au passage que la critique de la CPI n’est pas l’apanage des seuls pays africains, cf. Steven W. Becker, « The objections of larger nations to the international criminal court », Revue internationale de droit pénal, 2010/1 (vol. 81), p. 47-64. L’auteur s’intéresse aux critiques de la Chine, de l’Inde et de l’Iran, ainsi qu’à celles des États-Unis et de la Russie.
  • 4
    Sur cette question, voir Jean-Baptiste Jeangene Vilmer, Pas de Paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 145 sq. et Noémie Blaise, « Les interactions entre la Cour pénale internationale et le Conseil de sécurité : justice versus politique ? », Revue internationale de droit pénal, 2011/3 (vol. 82), p. 420-444.
  • 5
    On pense ici à Stéphanie Maupas, Le Joker des puissants. Le grand roman de la Cour pénale internationale, Paris, Don Quichotte éditions, 2016. Voir également la thèse de la juriste ivoirienne Marie Boka, La CPI entre droit et relations internationales, Paris, Institut universitaire Varenne-LGDJ, 2014. Pour une remise en perspective, voir Sara Dezalay, « L’Afrique contre la Cour pénale internationale ? Éléments de sociogenèse sur les possibles de la justice internationale », Politique africaine, 2017/2, n°146, p. 165-182.
  • 6
    Voir Pierre Hazan, « Le procès Habré, un moment crucial de la justice internationale en Afrique », The Conversation, 15 juin 2016 ; Mutou Mubiala, « Chronique de droit pénal de l’Union africaine. Vers une justice pénale régionale en Afrique », Revue internationale de droit pénal, 2012/3 (vol. 83), p. 547-557 et surtout Raymond Ouigou Savadago, « Les chambres extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais : quoi de si extraordinaire ? », Études internationales, 2014/1 (vol. 45), p. 105-127.
  • 7
    Voir Diane Bernard, « Un (possible) apport africain à la justice internationale pénale », Études internationales, 2014/1 (vol. 45), p. 51-66.
  • 8
    Cf. Guide de l’Union africaine, 2017, p. 114.

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