La nouvelle citoyenneté : la déclaration de politique générale du 8 juillet 1981

1981 fut une date essentielle pour plusieurs générations de militants socialistes et pour une majorité de Français. Depuis de longues années, la gauche était absente du pouvoir, et pour beaucoup, un espoir de changements profonds les animait.

En 2001, vingt ans après, il est nécessaire de se rappeler l’émotion qu’ils ont ressenti le 10 mai 1981, lors de la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle, entraînant des élections législatives victorieuses pour le Parti socialiste, et l’installation d’un gouvernement d’Union de la Gauche. ??Dans cet objectif, une Note a été publiée en mai 2001, consacrée au discours de politique générale de Pierre Mauroy. Deux historiens, Eric Perraudeau et Fabrice d’Almeida, et Thierry Pfister, collaborateur de Pierre Mauroy en 1981, ont rédigé des textes permettant de revivre ces jours de mai à juillet 1981, de retrouver des images d’archives, de se replonger dans les commentaires de l’époque et de nous souvenir du programme de la gauche victorieuse.

 

Quand le social-démocrate affleure…
Introduction, Gilles Finchelstein

Vingt ans, ou le temps de la mémoire. Le temps des souvenirs et des générations. La mienne – celle qui, en 1981, venait d’avoir dix-huit ans…  –  est la dernière à avoir grandi avec la crainte d’une alternance impossible, ou toujours repoussée, avec l’espoir de la rupture, avec la présence, l’omniprésence même, d’une droite sûre de sa puissance, de sa légitimité, de son invincibilité. Pour toutes celles et tous ceux nés après – et qui représentent, mesurons-le, plus du quart de la population française –, le rapport de la gauche au pouvoir ne saurait plus jamais être pareil.

Vingt ans, ou le temps de l’histoire. Pour commémorer le vingtième anniversaire du 10 mai, nous n’avons pas choisi le retour sur le 10 mai déjà si chargé, si saturé, si raturé. Nous n’avons pas opté pour la fresque générale – elle sera, n’en doutons pas, abondamment dessinée, retouchée, fignolée. Nous avons préféré partir d’un texte : la déclaration de politique générale du 8 juillet 1981 prononcée par Pierre Mauroy devant l’Assemblée nationale. Pourquoi ce texte ? Parce qu’il constitue une butte témoin. Parce qu’il symbolise un style et un programme. Parce qu’il marque une césure entre deux moments et deux époques.

Il y a déjà eu, sur cette Déclaration de politique générale, de nombreuses analyses. Politiques, bien sûr, avec l’inventaire des promesses formulées et des promesses tenues. Juridiques, aussi, avec le choix – différent par rapport à la pratique du précédent gouvernement  – de faire procéder à un vote, en vertu de l’article 49-1 de la Constitution, pour sceller le nouveau pacte majoritaire et redonner sa place à l’Assemblée nationale. Lexicologiques, encore, avec cette étude comparée des discours de Raymond Barre et de Pierre Mauroy qui montre, notamment, la richesse et la complexité relative du vocabulaire du Premier ministre de l’Union de la gauche, la faible personnalisation de son discours mais aussi, plus surprenant, « les constantes, jusque dans la formulation des idées ».

Aussi, avec cette Note de la Fondation Jean-Jaurès, nous avons voulu faire autre chose. D’abord, revenir aux textes. Lire, relire, le message de François Mitterrand. Lire, relire, le discours de Pierre Mauroy. Retrouver des documents oubliés – des photos, des dessins de la presse de l’époque – ou inédits – des notes préparatoires, des annotations du Premier ministre. Susciter des témoignages d’acteurs, et notamment de celui, Thierry Pfister, qui a tenu la plume du discours. Effectuer un travail d’analyse historique, avec les contributions d’Eric Perraudeau et Fabrice d’Almeida. Et puis, enfin, revenir sur tous ces textes en interrogeant, vingt ans après, Pierre Mauroy.

De cette lecture, on peut ne retenir que quelques mots, quelques épisodes, quelques anecdotes, quelques formules. C’est François Mitterrand qui  – peut-être pour la seule et unique fois, mais dans ce message-là, dont on ne peut imaginer qu’il ne l’ait écrit avec une minutieuse attention – laisse comme échapper ce mot : le « pouvoir » judiciaire. C’est Thierry Pfister qui raconte les conditions étonnantes de préparation de ce discours : un entonnoir sans mode d’emploi ; un passage, parfois aléatoire, parfois même arbitraire, de ces cinq cents pages produites par les ministres aux soixante-quinze feuillets prononcés par le Premier ministre. C’est Eric Perraudeau qui constate que « Pierre Mauroy donna à la politique un contenu, au pouvoir un sens et aux socialistes la durée ». C’est…

On peut retenir ces quelques mots, ces quelques épisodes, ces quelques anecdotes, ces quelques formules. Mais, à la lecture de ces différents textes, il y a comme un doute qui s’insinue, comme une interrogation qui perce. Avons-nous réellement, totalement, véritablement, compris la nature de ce qui se jouait en ce début de septennat ? Ne percevons-nous pas, aujourd’hui, autre chose ? Un interstice. Un hiatus. Un décalage.

Oui, c’est cela, un décalage : entre une image simple, presque caricaturale, de cette période et de ce discours – tels qu’ils ont été reconstruits par le travail de la mémoire mais aussi, peut-être, telle qu’ils ont commencé d’être construits par le travail de l’histoire – et une réalité plus ambivalente. 1981 marquerait un triple symbole : celui de la fusion entre l’Elysée et Matignon ; celui de l’union de la gauche ; celui d’une certaine forme de radicalité. Or, sur chacun de ces sujets, la réalité apparaît plus complexe.

La pratique institutionnelle

On a retenu l’idée d’une pratique très traditionnelle – très gaullienne – des institutions et notamment des rapports entre l’Elysée et Matignon. On a retenu l’idée, explicitée par François Mitterrand dans son message, d’un président de la République dont « les engagements » constituent « la charte de l’action gouvernementale et législative ». On a retenu l’idée, pour faire bref, d’une sorte de fusion entre les deux têtes de l’exécutif – c’est Libération d’alors qui titre « Mauroy copie sur Mitterrand » (voir page 110). Tout cela, évidemment, est incontestable et Eric Perraudeau a raison d’y insister : Pierre Mauroy a été un Premier ministre d’une fidélité absolue envers François Mitterrand et cette fidélité s’explique par un cocktail subtil où se mêlent des sentiments personnels – de respect et d’amitié – et une situation politique – les conditions de la victoire du 10 mai mais aussi les souvenirs du congrès de Metz…

Tout cela, pourtant, est insuffisant. Car, y compris en cette période exceptionnelle, une autre réalité doit être prise en compte : il y a l’Elysée et il y a Matignon. Avec, ici et là, des logiques, des méthodes, des agendas qui ne sauraient être identiques. Avec un jeu obscur où coexistent la contrainte sur la partition et la liberté sur l’interprétation de la partition. Et c’est ainsi que nous découvrons que ce discours n’a non seulement pas été écrit en liaison entre l’Elysée et Matignon, mais, mieux encore, que le président de la République ne semble l’avoir découvert que devant sa télévision. D’où cette petite phrase de Pierre Mauroy révélant avoir « appris, dans l’exercice du pouvoir, comment Matignon était une passerelle de commandement ». D’où, petit signe à valeur scientifique faible mais à valeur illustrative forte, la surprise de ce que l’on trouve à la date du 8 juillet 1981 dans le C’est ici le chemin de Pierre Mauroy et dans le Verbatim de Jacques Attali. D’un côté, un moment déterminant qui mobilise totalement le Premier ministre. D’un autre côté, un événement parmi tant d’autres qui, au milieu de quelques pages consacrées au compte-rendu du Conseil des ministres ou de rendez-vous – celui de François Mitterrand, avec l’état-major général de l’armée ; ceux de Jacques Attali avec Jacques Chérèque, de la CFDT, ou avec Mark Leland, sous-secrétaire au Trésor américain – occupe une ligne lapidaire : « Pierre Mauroy présente le programme de son gouvernement à l’Assemblée ».

La stratégie politique

On a retenu de cette période une formule politique : « l’union de la gauche ». Et, en disant « union de la gauche », on a entendu principalement un gouvernement auquel participaient des ministres communistes. De fait, Pierre Mauroy a été le seul Premier ministre des deux septennats de François Mitterrand à compter des ministres communistes dans son gouvernement. Mais, pour être plus précis encore, on a parfois découpé cette période en deux séquences que le tournant de 1982-1983 délimiterait avec, en deçà, une union de la gauche resserrée et, au-delà, une union de la gauche relâchée.

Eh bien, à nouveau, ce qui apparaît à la lecture de cette Note, c’est une réalité plus complexe. Elle tient au fait que mai 1981 intervient après septembre 1977 – la rupture du programme commun –, mars 1978 – la défaite aux législatives avec une gauche majoritaire en voix –, septembre 1979– le soutien du PC à l’intervention russe en Afghanistan… sans compter la tonalité, d’abord anti-socialiste, de la campagne de Georges Marchais. Ainsi, la déclaration de politique générale de Pierre Mauroy est-elle sans complaisance aucune vis-à-vis du parti communiste. On avait noté, à l’époque, la netteté des propos du Premier ministre sur la politique internationale en général – Afghanistan, Pologne – et la politique de défense en particulier – dissuasion nucléaire, menace soviétique… C’est vrai.

Mais il y a davantage ; il y a, derechef, un de ces choix dont on ne sait s’ils ont été pensés ou s’ils relèvent d’un réflexe – mais, au fond, peu importe – et qui sont lourds de signification. Le début du discours de Pierre Mauroy – peut-être la partie la plus forte, la plus écrite, la plus lyrique – commence par l’évocation de la cérémonie du Panthéon et des trois roses déposées par le nouveau président de la République : « une rose a été pour Jean Jaurès, qui, en son temps déjà, sut rassembler les socialistes et mobiliser la gauche » ; « une rose a été pour Jean Moulin qui, en son temps, sut réunir toutes les composantes de notre peuple dans la lutte contre l’envahisseur » ; « une rose a été pour Victor Schoelcher qui, en son temps déjà, sut faire de la France l’émancipatrice des peuples ». Or, à laquelle de ces trois roses Pierre Mauroy associe-t-il le parti communiste ? A la seconde, celle de Jean Moulin et non à la première, celle de Jean Jaurès. Il faut interroger ce choix, que nul n’a relevé à l’époque. Il peut signifier quelque chose de simple : en rattachant le parti communiste à l’histoire de la France et non à l’histoire de la gauche, Pierre Mauroy semble considérer que sa légitimité profonde puise d’abord sa source dans un acte – la participation à la Résistance – et non dans une idéologie. Et puis, pour finir sur cette relecture du fonctionnement de l’Union de la gauche en 1981, un dernier signe : les passages que Pierre Mauroy a choisi de rayer de son discours – et dont nous reproduisons deux extraits concernant le parti communiste (voir fac-similés pages 14 et 24). Sans doute ce signe là est-il plus ambivalent : d’un point de vue politique, ce qui n’a volontairement pas été prononcé est significatif ; d’un point de vue historique, ce qui a été explicitement écrit est également instructif, notamment, en l’occurrence, le rappel de ce sur quoi s’est faite la scission du congrès de Tours : la question des libertés.

Dernier exemple, enfin, de ce décalage : l’orientation gouvernementale.

L’orientation gouvernementale

On a retenu du gouvernement de Pierre Mauroy un mouvement : 1981-1982 puis 1983-1984 ; les réformes puis la gestion ; les conquêtes sociales puis la rigueur économique; pour faire image, le socialisme radical puis le radical-socialisme. On ne peut qu’être frappé, bien sûr, du climat de dramatisation qui affleure à la lecture de ces débats : le 10 juillet, c’est Jacques Toubon qui évoque un « processus révolutionnaire », c’est Le Figaro, dans un éditorial intitulé « le risque » qui dénonce « le remodelage complet de la société française », c’est L’Aurore qui fustige « un discours de combat », c’est L’Est républicain qui annonce : « eh bien oui ! La France sera une République socialiste ». On ne peut qu’être frappé, également, de l’ampleur des réformes annoncées. Certaines, comme les nationalisations, semblent datées ; mais beaucoup – y compris quelques-unes qui n’ont pas été évoquées au Parlement comme la cinquième semaine de congés payés, les radios libres ou les droits des femmes – sont désormais profondément ancrées et la plupart, surtout, ont été réalisées. Il est inutile d’insister sur ce point : 1981 reste étroitement associé aux réformes.

Il est possible en revanche de faire litière de cette lecture trop manichéenne qui voudrait que les réformes et la gestion se soient succédé comme deux phases distinctes. Car, ce qui frappe, pour qui se replonge dans la presse de gauche de l’époque, c’est la profondeur des divergences dans l’interprétation de ce discours. Du côté de la gauche modérée, on se souvient peut-être du jugement – extrêmement positif -mais on en a oublié les attendus. C’est Le Matin qui écrit : « le souci évident du Premier ministre était d’apparaître responsable, volontaire et rigoureux : il faut admettre qu’il a atteint son but ». C’est Le Monde qui surenchérit, dans un éditorial titré « de la nouvelle société à la nouvelle citoyenneté » : « en écoutant Pierre Mauroy, on avait l’impression d’être moins vieux, ou plus jeune, de quelque onze ans et dix mois. Les similitudes de dessein, d’analyses, et parfois d’expression étaient, en effet, nombreuses entre les propos que tenait le premier Premier Ministre de François Mitterrand et le discours que le premier Premier ministre de Georges Pompidou avait prononcé le 16 septembre 1969 ». A l’inverse, du côté de cette gauche radicale que représentait alors Libération, le jugement est apparemment différent – d’une cinglante et méprisante sévérité – mais à partir d’attendus au fond guère différents : le 9 juillet, « ce sera la réforme, mais une réforme modérée, limitée, précautionneuse » ; « cette social-démocratie a l’intelligence de la vieillesse » et, le 10 juillet, « un jour déjà et la routine qui s’installe », « c’était cela et ce n’était que cela », « les démagogues nous irritaient, les pédagogues ne nous font pas rire ». En d’autres termes, et aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est, d’un côté comme de l’autre, la modération et non la radicalité de ce texte qui est mise en avant.

Et, pour qui veut décrypter la Déclaration de politique générale, cette volonté de modération constitue, en effet, l’un des fils rouges qu’il faut aussi avoir en tête en relisant ce texte. La politique économique ? « Une démarche dans la durée qui sera conduite dans la rigueur », « la rigueur budgétaire », « la défense du franc que nous maintiendrons dans le système monétaire européen ». La politique salariale ? Pierre Mauroy met en garde contre une « répercussion, tout au long de la hiérarchie » de l’augmentation du SMIC qui n’aboutirait « qu’à un surcroît d’inflation ». L’immigration ? Il est affirmé avec force que « la France sera accueillante aux exilés et fraternelle aux immigrés » mais également, un peu plus loin, que « compte tenu de la situation de l’emploi, la France n’est pas en état d’accueillir un nombre croissant de travailleurs étrangers ». Les nationalisations ? Elles sont, évidemment, annoncées et légitimées mais, aussi, limitées dans leur champ et distinguées de « l’étatisation ». La liste n’est pas exhaustive. Mais ces exemples, chacun à leur manière, témoignent de la présence de deux objectifs qui se superposent dans ce discours : un objectif affiché, en majeur : fixer le cap des réformes ; et un objectif murmuré, en mineur : dessiner le cadre dans lequel doit évoluer la politique gouvernementale et, partant, les limites au-delà desquelles il convient de ne pas aller.

Au total, c’est en tout cas l’hypothèse de cette présentation, que voit-on ? Non pas deux phases qui se succèdent, non pas « les réformes puis la gestion », non pas 1981-1982 puis 1983-1984, mais deux volontés qui, dès le départ, s’entremêlent, constituant un écheveau complexe ; on sent, dès la déclaration de politique générale, la tension entre les réformes et la gestion, cette tension inhérente au socialisme démocratique, cette tension dont, en définitive, seul le point moyen se modifie selon les périodes…

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