La scène dub : récits alternatifs des réalités bosniennes

Jules Manrique, diplômé en sciences politiques, rend compte, à l’issue d’un déplacement qui l’a mené dans les Balkans, de l’état de la scène dub en Bosnie-Herzégovine. En proie à l’incertitude et à la difficulté même de perdurer dans le paysage musical, cette musique alternative porte en elle les espoirs mais aussi les inquiétudes de toute une génération pour leur avenir dans un pays à la situation politique, économique et sociale pour le moins précaire. 

Cet article et les citations qu’il comprend sont issus d’une série d’entretiens réalisés entre décembre 2018 et février 2019 auprès de représentants de la scène dub en Bosnie-Herzégovine. Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été modifiés.

Du haut de son histoire récente, la scène dub offre un récit original de l’évolution actuelle des structures sociales et politiques à l’œuvre en Bosnie-Herzégovine. Incertaine quant à son futur, mais puisant dans de forts réseaux d’entraide, elle s’attache à faire vivre ce que l’un de ses membres fondateurs aime à nommer des « plateformes de liberté ». Des processus d’uniformisation sociale, de contrôle diffus, d’enclavement du territoire à ceux d’épanouissement dans la communauté, d’auto-organisation et de coopérations internationales de la société civile, elle permet finalement de saisir l’insoutenabilité du système actuel, appréhendé à la croisée de l’absurde, de l’impuissance et de l’injustice et dessinant pour beaucoup l’angoisse de la libre contrainte du départ. Rencontre avec ses protagonistes.

« Je suis contente que tu aies survécu dans un champ de mines, d’abord car tu en es sorti vivant, mais aussi parce qu’il n’y a qu’en se perdant dans un champ de mines que l’on peut réellement ressentir ce que c’est que de vivre en Bosnie aujourd’hui », assène Lejla, artiste sarajévienne. Les mots sont durs, mais pesés avec soin. Prononcés dans une troublante banalité, s’en suit un long silence. Les mines aussi sont silencieuses la plupart du temps, mais elles structurent le paysage. Ces mots rappellent que l’on ne peut explorer un pays à partir de ses sons et ses mélodies sans se heurter à ses silences, à ses bruits et à ses habitants. C’est donc d’abord confondre musique et société, pour écouter ce qui fait la musique. 

Ce que l’on entend en arrivant à Sarajevo en hiver, c’est avant tout le son des machines : les voitures, les tramways, les bus ; puis, par intermittence, les chants des mosquées, les cloches des églises, enfin les discussions ; au détour d’une terrasse ou en entrant dans les intérieurs, des musiques : relativement variées dans les espaces privés, héritage d’une histoire yougoslave atypique laissant place à une grande diversité d’influences et d’expressions musicales, ou largement uniformisées autour du turbofolk et de la techno dans les espaces de la vie nocturne. 

En montant sur les hauteurs, c’est toujours le murmure lointain de la circulation qui domine, puis, en remontant vers Zenica, au fil des rencontres, si l’on continue un peu, après la ville, en dépassant les premières collines, c’est la musique dub qui se fait entendre. Une surprise, certes. Un hasard ? Il semble que non.

« La scène dub est certainement la dernière scène alternative réellement active et organisée en Bosnie-Herzégovine. Les autres sont mortes petit à petit. »

À l’instar des champs de mines, que disent les chants de dub ? Et, à travers l’évolution de cette scène, son organisation, ses défis et ses discours, qu’entend-t-on des tensions qui traversent la société bosnienne actuelle ? 

« The scene is dying »

La phrase se répète dans la bouche de différentes figures du mouvement, peu optimistes sur le futur de la scène et de sa communauté. « Like our country » ajoute Mirna, artiste et organisatrice de longue date, pilier de la formation Mental Freedom. Plus de dix ans après la création à Zenica du premier sound system de Bosnie-Herzégovine autour du collectif ZenicaFaria et malgré la multitude d’événements organisés sur l’ensemble du territoire depuis, au lieu de s’implanter, s’amplifier et se renouveler, la communauté tendrait à se réduire, vieillir et s’essouffler. Est-ce un paradoxe ? Elle semblait pourtant bien dynamique lors de cette nuit d’automne. Plusieurs membres l’expliquent. « De ma classe à Zenica au niveau bac, nous ne sommes plus que trois à habiter en Bosnie, nous étions trente », affirme Mahir, passionné de hip-hop venu soutenir l’événement organisé à Smetovi par le collectif ZenicaFaria. L’audience, mais aussi les artistes et les organisateurs, sont d’abord évidemment affectés par l’exode qui décime massivement la jeunesse de Bosnie-Herzégovine, fuyant le pays en quête d’une vie décente. 

« Je n’ai par exemple pas pu trouver d’emploi à Zenica car j’avais participé aux manifestations. Dans de nombreux pays, tu peux aller manifester et rentrer chez toi tranquillement. Ici il faut faire attention »

Jasmin, DJ et organisateur, explique aussi la contraction de la scène par le risque réel que constitue l’engagement dans un mouvement musical et social alternatif. La scène assume en effet clairement son opposition aux partis bosniens au pouvoir. Et le soutien à ce type de mouvement est sanctionné par une difficulté accrue à accéder au marché du travail où réseaux et clientélismes sont des pratiques dominantes liées aux partis dirigeants. Connectés à Zenica aux mouvements de protestation pokret dosta, certains membres actifs ont dû s’éloigner à Sarajevo pour obtenir un emploi. Ce mécanisme de contrôle explique qu’une partie des jeunes ait de plus en plus peur de s’impliquer dans un mouvement revendiquant son opposition au monde politique bosnien actuel, « et c’est tout à fait légitime ».

« Imagine que 60% du budget de l’État correspondent aux salaires de nos politiciens et des administrations. Après les priorités de l’État, pour la culture il ne reste rien, hormis peut-être pour quelques manifestations folkloriques »

Au-delà des risques pesant directement sur les individus, c’est aussi l’effet de tendances structurelles du système bosnien actuel selon Mirna. Politiquement tout d’abord, les infrastructures culturelles se délitent et disparaissent, faute de soutien et d’investissement. Les espaces d’expression, de transmission, d’échange se réduisent. Or on sait leur impact sur le développement des pratiques culturelles, leur ouverture et leur diversité. Paroxysme de ce processus pour Mirna, le Musée historique, une des rares plateformes pour les scènes artistiques alternatives à Sarajevo, est désinvesti, comme d’autres infrastructures culturelles nationales, par la puissance publique et fonctionne essentiellement sur un mode d’autogestion. Ainsi se cumulent la disparition de structures créant les conditions d’une ouverture des pratiques culturelles et la concentration des rares soutiens publics vers ce qui s’apparente à des manifestations de l’identité nationale, dont une grande partie des mouvements culturels et musicaux est de fait exclue. 

L’espace des partenariats, de la difficulté à faire perdurer une initiative

Reléguée comme d’autres aux espaces privés de la vie festive, la scène dub a vécu un âge d’or en coopération à Sarajevo avec le club Pussy Galore accueillant les mardis en plein cœur de la Baščaršija les nuits Duba Za Jahba du collectif Bass-Ul-Ulema. Le club a soudainement fermé en 2016 après la 120édition, transférant la collaboration temporairement au Podrum qui, caractéristique de la trajectoire adoptée par la plupart des lieux de la vie nocturne ces quinze dernières années, s’est finalement consacré à la musique techno. Pour des raisons de rentabilité, ces lieux se partagent aujourd’hui presque exclusivement entre turbofolk et techno, mieux intégrés au système commercial de la vie nocturne et jouissant de bases de fans plus importantes. Cette double tendance de réduction des espaces potentiels et d’uniformisation des programmations contraint finalement la scène dub à une forme d’itinérance pénible sur des partenariats fragiles, souvent temporaires, et, très souvent, organisés en marge des villes, jouant d’arrangements avec des propriétaires suffisamment ouverts et engagés. 

C’est alors une longue quête qui s’instaure. Certains partenariats se renouvellent. On peut ainsi régulièrement entendre le sound system vibrer dans un refuge de montagne de Smetovi à Zenica. D’autres se nouent ponctuellement, comme à Skakavac à l’hiver 2018, dans un refuge aussi, à une vingtaine de minutes de route de montagne de Sarajevo. 

Les organisateurs se confrontent alors à un dilemme. Les événements en milieu urbain réunissent plus facilement l’audience. Les espaces urbains désaffectés ne manquent d’ailleurs absolument pas. Mais ils comportent le risque d’être soit rapidement écourtés par les forces de l’ordre, soit d’augmenter considérablement les frais par l’anticipation d’arrangements avec la police. Parfois aussi, un nouveau club ouvre, puis il ferme, à l’image du Kriterion qui avait offert une place aux musiciens en 2018 à Sarajevo. Il faut ensuite tout recommencer. C’est donc un constant travail d’arrangements que décrivent les organisateurs ; un travail à répétition, réduit à une marge complexe par les dynamiques actuelles et caractérisé par son instabilité et sa fragilité. Dans ce contexte, il est particulièrement difficile de faire perdurer une initiative et de continuer à regrouper : l’audience se fatigue ; les organisateurs s’épuisent.  

« Comment veux-tu faire un week-end à Mostar avec un salaire de 300 euros ? »

La marge se complexifie avec les enjeux de mobilité sur le territoire. À la suite de la fermeture du Kriterion en décembre, dont la dernière a mis à la fête plusieurs DJ de la scène dub, deux lieux culturels alternatifs abritent encore les événements de la scène, à Mostar au centre culturel Abrasevic et à Banja Luka au Centre social et culturel Incel. Or la scène est essentiellement concentrée à Zenica et Sarajevo. L’on en vient donc à un autre obstacle structurel : celui de l’intense difficulté à faire coïncider espaces, populations et équipements. Éloigné de 180 kilomètres, il faut par exemple 5 heures de train ou 4 heures 30 de bus pour rejoindre Mostar depuis Zenica. Et un aller-retour en bus approche les 30 euros, somme conséquente par rapport aux salaires locaux, comme l’avance Mirna après un rapide calcul des frais de déplacement, de logement et de consommations sur place. 

« Pourquoi ne pas plutôt aller en Croatie pour assister à certains événements plutôt que se ruiner à en organiser ici dans ces conditions ? »

Et c’est finalement le phénomène le plus structurant de l’essoufflement progressif de la scène, car tous les membres subissent la dégradation et l’hostilité des conditions de vie quotidienne, rendant de plus en plus difficiles les possibilités d’organisation collective. 

Réduite à la marge par l’impossible soutien du secteur public, la répression diffuse de la sphère politique et la difficulté des partenariats avec la sphère privée, la spécificité de la scène dub en Bosnie-Herzégovine se trouve dans la prise en charge autonome et désintéressée de l’ensemble du processus d’organisation. Toutes les étapes sont assurées par les organisateurs, à leurs frais et à leur temps libre : la construction du matériel, le repérage des lieux, le partenariat et les arrangements, la programmation, la définition du projet, l’acheminement des équipements, des vivres, l’aménagement ponctuel du lieu, la gestion technique de la scène, la communication, le rangement, le nettoyage. « Et personne n’est payé pour cela ». La professionnalisation n’est pas une question. Pas de rémunération ni de profit dans ce circuit. Du fait de la faiblesse des salaires et de la logique d’accessibilité, les événements sont gratuits. Les organisateurs et les artistes financent chaque action avec leurs propres économies. Or les salaires s’élevant à un faible niveau de survie, ils se voient régulièrement cumuler plusieurs emplois. Vient alors la contrainte du temps pour gérer toutes ces étapes. Un travail épuisant pour beaucoup, décrit comme un long combat dans un milieu hostile. « On ne peut pas demander à tout le monde de consacrer son temps, son énergie et ses économies à cela » d’après Mirna. 

La scène, à l’image de ses organisateurs, ses musiciens et son audience, évolue dans une logique de survie et d’incertitude profonde. Elle témoigne de l’adversité des dynamiques socio-économiques et politiques qui s’érigent face à elle, l’empêchant de croire en des droits et des conforts basiques, l’empêchant d’envisager le futur, et parfois même le présent. Cette situation est alors souvent aussi jugée injuste. Et face à cette dégradation des conditions de vie et d’organisation collective, elle exprime le dilemme qui se pose pour beaucoup : partir ou rester ; s’échapper de ce contexte ou se (dé)battre quotidiennement avec des structures qui écrasent, silencieuses, ou explosent soudain, comme les mines. 

« Ils ne peuvent pas tellement interdire la musique. Mais globalement, ils s’en fichent, le mouvement est trop marginal », répond Kenan, DJ de Zenica, à la question de la répression policière, pourtant très actuelle aux mois de décembre 2018 et janvier 2019. Interdire n’est pas nécessaire, les structures économiques, sociales et politiques suffisent à l’étouffer. La scène donne finalement à voir de manière tangible un des paradoxes les plus silencieux et diffus du système bosnien actuel. Le processus évident de dégradation des conditions de vie et des libertés, au lieu d’entraîner des mouvements sociaux massifs, implique en lui-même une destruction lente et progressive des réseaux de solidarité, des possibilités d’organisation collective et d’agir-ensemble, jouant de l’épuisement, du désespoir et de la logique de survie de tous les jours. Le pouvoir éparpille la population et uniformise ses modes d’(in)action. Et ce que la dub met en scène, ce n’est pas tant les moments de violences et de répression directes des vies et des libertés, mais la puissance de processus lents et structurels, silencieux et diffus dans la vie quotidienne. 

Car le concept de scène met en jeu plusieurs dynamiques : physique et spatiale, culturelle, mais aussi sociale avec une dimension d’organisation, s’inscrivant dans des réseaux de solidarité, de partage de ressources et de faire-ensemble. Si la plupart des scènes alternatives se sont effondrées en Bosnie-Herzégovine, ce n’est pas que les musiciens, les organisateurs et l’audience n’existent plus mais qu’ils n’ont plus les capacités d’agir et de s’organiser ensemble. C’est ce risque qui se dessine actuellement selon des membres de la scène dub. 

C’est aussi dans cette logique que certains organisateurs de la scène dub constatent que la démocratie libérale et capitaliste érigée depuis les années 1990 constitue en fait un système de répression et de marginalisation bien plus efficace de la pluralité culturelle et de la liberté d’expression que le système socialiste yougoslave des années 1980.

« On pourrait aussi partir, ce serait peut-être plus simple. Mais on fait le choix de rester pour essayer de changer les choses »

Reléguée et marginalisée, la scène dub existe, portée par l’énergie, l’engagement et la solidarité de ses membres. Elle se produit et se réunit à l’occasion de festivals et d’événements ponctuels. Notons par exemple le festival Gotiva mené par ZenicaFaria sur la colline de Smetovi trois années consécutives jusqu’en 2017, premier et seul festival porté par un sound system en Bosnie-Herzégovine et acquérant une célébrité rapide dans les Balkans et au-delà. Le festival I&I, organisé par le centre culturel OKC-Abrasevic et ZenicaFaria en 2017 et 2018 sous le pont de Mostar à l’occasion de la compétition de saut, a également permis d’offrir un espace d’expression aux musiques et cultures dub locales avec la participation de DJ et selectors internationaux.

Les collectifs bosniens sortent également régulièrement des frontières de l’actuelle Bosnie-Herzégovine pour jouer en Croatie, en Slovénie, en Serbie, en Autriche, en Hongrie notamment. Ils invitent aussi à l’occasion des musiciens croates, serbes, autrichiens, italiens, allemands. Le 12 avril 2019 voit par exemple le retour sur le devant de la scène du collectif Bass-Ul-Ulema de Sarajevo et Ilidza pour leurs dix ans, mettant à l’honneur JoeNice, le DJ internationalement reconnu originaire de Baltimore. Ces dynamiques de coopération internationale sont multiples et diverses. Elles prennent évidemment la forme d’invitations mutuelles, mais aussi d’échanges de matière sonore, de techniques et d’informations. Les membres sont connectés dans des espaces culturels et sociaux dépassant largement les frontières politiques, administratives ou nationales. Ainsi, Kenan, DJ de Zenica, joue à ses heures libres le rôle de « détecteur de talents » et d’intermédiaire entre ces musiciens et des labels, tout à l’international et permis par Internet. 

Au sujet de l’intensité des relations internationales et l’inscription territoriale de la scène bosnienne, un membre de Zenicafaria nuance : « aujourd’hui il y a la Croatie, la Bosnie, la Serbie, la Slovénie, etc., mais quand tu parles de dub il faut comprendre cela à l’échelle de l’ancienne Yougoslavie… On est très connecté et on fonctionne ensemble ». Certaines explications sont avancées : même langage, même mentalité. Et en un sens, mêmes contraintes. « On est trop underground, on a besoin de se connecter, de s’unir ». Tout simplement, ils « font territoire », forment un ensemble cohérent dans les pratiques et les représentations des membres de la scène. 

L’histoire du seul et unique sound system actuel témoigne de ces dynamiques. C’est en se rendant régulièrement au centre culturel Attack! à Zagreb que l’idée du futur Zenicafaria a progressivement émergé. À l’époque, ses membres fondateurs allaient assister aux événements du sound system Digitron, le premier de l’espace des Balkans. Pendant deux ans, ils ont suivi les événements dans les pays voisins avant de fabriquer le leur pour développer la culture en Bosnie-Herzégovine. Lors de la première édition du festival Gotiva à Zenica, c’est d’ailleurs le sound system croate qui a joué. Ces connections font donc partie des pratiques, même si physiquement, comme le rappelle S., chaque déplacement est considérablement complexe.

« – So why do you do it ? – For love »

Si l’adversité du contexte marque très certainement l’existence de la scène en Bosnie-Herzégovine, c’est aussi dans sa capacité à y faire face que l’on trouve ses spécificités. À cette question, les réponses se recoupent. Il s’agit de tout faire avec rien, tout faire soi-même, mais tout faire ensemble. C’est dans le développement de forts liens de solidarité au sein du mouvement, le dévouement, l’investissement désintéressé et l’organisation autonome que les membres cherchent les particularités de la scène bosnienne. 

Et, finalement, pourquoi se ruiner, au lieu d’aller en Croatie, comme l’évoque une organisatrice? « For love », répond Emir, producteur de Jah Forcefield et Bass-Ul-Ulema, avec un sourire. Et il n’est pas le seul. Qu’entendent-ils par là ? « La culture du sound system est initialement d’amener la musique au plus proche des gens, notamment ceux qui n’y ont pas accès, afin de nouer des liens, de se découvrir et de partager ensemble ». Kenan y ajoute la coopération et l’unité. Il y voit aussi le moyen de partager de « bons moments ensemble même si d’autres choses détruisent le quotidien ». Se dessine donc une fonction éminemment sociale et politique de la scène. 

« Ce n’est pas que de la musique et de la fête ».

Jasmin évoque notamment l’évolution des paroles du sound system, se détachant de la tradition rastafari pour adopter des discours activistes mettant en question « le capitalisme, la globalisation, la destruction de l’environnement, la corruption ». Il voit dans cet activisme une spécificité de la scène bosnienne. Dans la pratique, les événements intègrent des actions sociales et culturelles : cuisines solidaires pour des sans-abris, échanges de vêtements de seconde main, collectes pour des réfugiés, workshops, débats. 

« Des plateformes de libertés »

Enfin, il lit ces événements comme la création ponctuelle et temporaire de « plateformes de liberté » offrant une place, le temps de quelques heures, parfois d’une nuit, à une expression libre et à l’expérience collective de la liberté et de la solidarité, « car la liberté n’est pas tellement possible ici ». Il s’agit donc de s’organiser de manière autonome en dehors du système politique et institutionnel pour transformer le quotidien, à sa place. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mouvement n’est pas homogène à ce sujet. Et si tous s’accordent sur le fait que strictement aucune amélioration des conditions de vie et aucun espoir de changement ne peuvent être attendus de la sphère politique et institutionnelle, les positionnements divergent parfois, reflétant certainement une part de la diversité sociale. Certains membres interrogés envisagent d’influer directement sur la sphère politique et institutionnelle ; d’autres le refusent, considérant le monde politique bosnien comme foncièrement immobile, corrompu et attaché à son propre maintien. S’y mêler est alors dangereux et, face à un combat perdu d’avance, il est préférable de concentrer son énergie et ses espoirs à d’autres activités des sphères sociales ou individuelles, parfois par dogmatisme, parfois par engagement, parfois par frustration et abandon.

La scène dub concilie finalement ces différentes aspirations : l’action pour le changement et l’expérience de la liberté. Car au fond, malgré sa contraction, et si même dans ses membres les plus actifs peu envisagent réellement qu’elle puisse avoir un réel impact pour transformer les structures actuelles, elle crée la possibilité d’un espoir et la sensation de liberté par intermittence. Elle comble ce besoin fondamental. Elle ouvre des instants qui permettent de souffler, parfois de crier, et de se retrouver ensemble. C’est pour cela qu’elle réussit à réunir au delà des aficionados du style musical. Et c’est pour cela aussi qu’une autre particularité mentionnée par les organisateurs est la forte intensité de la fête et la pleine énergie déployée lors de ces événements. Car ils ont ce rôle d’évasion collective et de parenthèse bienvenues dans le contexte dépressif que constitue la vie quotidienne dans la société bosnienne actuelle.

À travers ses figures actuelles la scène témoigne de l’aller-retour complexe entre espoir et incertitude qui caractérise une partie de la population, notamment jeune, et pose avec la force de l’inquiétude la question de l’avenir. Que sera le pays dans quinze ans ? « La scène ne mourra pas ; tant qu’on est là en tous cas ». Pour combien de temps ?

 

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