La social-démocratie, entre crises et mutations

On sonne souvent le glas de la social-démocratie. Pourtant, un regard attentif porté sur son histoire révèle que ses crises la poussent à se renouveler et à rester vivante. Quelles seront les conséquences de la crise actuelle sur les partis sociaux-démocrates? Seront-ils capables de modeler l’avenir ?

L’histoire de la social-démocratie est rythmée par des crises. Loin de sonner son agonie, celles-ci crises ont engendré des mutations qui n’ont pas empêché les partis sociaux-démocrates de rester vivants, même si la forme organisationnelle et le projet de l’après-guerre ont disparu. Fabien Escalona, doctorant en science politique (laboratoire Pacte-PO, IEP de Grenoble), s’interroge, à travers un tableau des défis posés à la social-démocratie, sur sa capacité à apporter une réponse à la crise actuelle du capitalisme financier et à modeler l’avenir.
Nés entre 1870 et 1914, les partis sociaux-démocrates se sont fondés sur l’opposition schématique des « possédants » et des travailleurs – la défense des intérêts de ces derniers constituant le projet fondateur.
Les thèses d’Eduard Bernstein provoquent une première crise interne à la fin des années 1890 : il théorise, pour la première fois, l’abandon de la voie révolutionnaire pour atteindre le pouvoir et légitime un certain accommodement au système économique capitaliste, qui, contrôlé, permettrait de réaliser des progrès en faveur des classes laborieuses.
Deuxième crise, la Première Guerre mondiale a des conséquences lourdes : l’échec de la social-démocratie à empêcher le carnage dont les masses ouvrières payent le prix fort conduit à une crise générale de la démocratie. Les politiques d’Union sacrée accélèrent l’intégration des partis sociaux-démocrates aux régimes politiques représentatifs, ouvrant la voie à une gestion sans remise en cause radicale du système capitaliste.
Les années 1930 sont un nouveau moment de crise générale : les sociaux-démocrates sont impuissants face à la crise économique et à la montée des fascismes. Cette décennie est aussi une période de mutation théorique et programmatique de la social-démocratie durant laquelle elle se dote d’une conception globale et spécifique de l’économie : sans abandonner leur vocation révolutionnaire, les partis renoncent à l’idée de mettre en œuvre le programme entier une fois la majorité politique obtenue.
L’après-guerre, souvent considéré comme l’âge d’or de la social-démocratie, est caractérisé par sa domination intellectuelle dans le compromis social, plus encore que par ses succès électoraux. Un nouveau révisionnisme peut donc triompher, considérant comme positive l’efficacité productive du système capitaliste, dans la mesure où son cours peut être guidé vers des objectifs sociaux-démocrates par des techniques de gouvernement appropriées.
Alors que la social-démocratie domine en Europe au début de la décennie 1970, les années qui suivent vont être marquées par une série de défaites électorales. On va jusqu’à s’interroger sur le destin de la social-démocratie, au regard de l’ébranlement du paradigme keynésien et du trend de croissance de l’après-guerre, des transformations sociologiques des sociétés dites post-industrielles et de la diversification des enjeux structurant la compétition politique.
Si la social-démocratie ne s’est pas effondrée, c’est probablement parce qu’elle a suivi un processus de « reconversions partisanes », ensemble des mutations engagées par un parti politique dans le but de répondre avec succès à l’obsolescence de son projet et à la déstabilisation de sa base sociale et des clivages qui le définissaient historiquement. Le projet redéfini par la social-démocratie s’élabore autour de l’ouverture croissante au libéralisme culturel et aux préoccupations environnementales.
La social-démocratie dans son ensemble connaît actuellement trois crises. Une crise électorale : la « vague rose » des années 1990 n’a été que de courte durée, en partie parce que le programme des sociaux-démocrates était largement dépendant de l’approche économique néolibérale, si bien qu’un nombre croissant d’électeurs, notamment ceux des couches populaires, craignait d’être déçu par leur action une fois au pouvoir. Une crise de projet : avec l’intégration du paradigme néolibéral à son identité, la social-démocratie n’est plus apparue comme une alternative claire et lisible, au moment même où éclatait la crise d’un système économique auquel elle a fini par être associée. Une crise identitaire : la « raison d’être » de l’identité sociale-démocrate, la question sociale, semble avoir été atteinte par le recentrement de ces dernières années.
La crise actuelle du capitalisme rebat les cartes et met à l’épreuve une social-démocratie « changée ». Le premier défi réside dans les derniers développements de la crise financière, qui prend, en Europe, les traits d’une crise des dettes souveraines. Tous les sociaux-démocrates sont concernés, d’une part en raison des « pactes » de rigueur que nouent actuellement les conservateurs et sur lesquels il faudra bien se positionner une fois au pouvoir ; d’autre part en raison de l’accélération des événements et des soubresauts boursiers de cet été. Le Parti socialiste européen est favorable à l’organisation d’une relance coordonnée qui permettrait le retour à la croissance, présenté comme une bien meilleure façon de réduire l’endettement que l’austérité. Ainsi, les leçons du keynésianisme ne seraient pas totalement obsolètes. Cependant, il ne faut pas oublier que la crise actuelle est aussi une crise écologique, à laquelle le keynésianisme, qui reste un productivisme, répondrait mal.
La social-démocratie se trouve à un carrefour. La question principale qui lui est posée est au fond assez simple : subira-t-elle les événements ou agira-t-elle sur l’histoire ? Une intuition se fait jour : pour être à la hauteur de ces temps troublés, pour parvenir à penser et défendre un nouveau modèle de développement humain, la social-démocratie se devra certainement de muter à nouveau et profondément.

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