La souveraineté du people

La souveraineté du people, par Guillaume Erner, Editions Gallimard, février 2016, 260 pages

Comment ce qu’on appelle « les people » se sont imposés comme un pivot central de nos sociétés modernes ? C’est la question à laquelle tente de répondre Guillaume Erner dans son livre La souveraineté du people. Celui que certains connaissent plutôt comme l’animateur de la matinale de France Culture est, à la base, sociologue. On le voit à sa manière d’aborder ce sujet, central aujourd’hui dans notre consommation culturelle et médiatique, mais pourtant peu traité. On sent également la patte du journaliste qu’il est devenu, par l’usage de formules assez marquantes, mais ramenant aussi en permanence son analyse à des enjeux politiques et sociétaux immédiats. Le résultat est un ouvrage intéressant, documenté, qui pose de vraies questions auxquelles il apporte des réponses pertinentes. Pourtant, au final, on se demande comment l’auteur a pu en dire autant sur ce sujet, en trouvant autant d’angles et de références différentes. Un peu à la manière des émissions de la chaîne sur laquelle Guillaume Erner officie. Une contribution à la réflexion sur le monde d’aujourd’hui intéressante, mais qui paraît légèrement démesurée par rapport à l’importance du sujet, qui semble dans ses mots comme une préoccupation majeure.

Ceci dit, certains passages de ce livre sont passionnants. Notamment la dernière partie sur la politique : à la fois la politique des people, ou comment ces célébrités exploitent des engagements pour une cause ou un parti au service de leur notoriété ; et la pipolisation de la politique. Sur ce dernier volet, Guillaume Erner apporte un éclairage intéressant, au fil d’une analyse qui revient sur les différences de comportements, vis-à-vis de cette question, des présidents successifs de la Ve République : d’un de Gaulle, pour lequel le « Charles », et donc la vie intime était inexistante pour les médias et les citoyens, comme l’avait ainsi formulé André Malraux, à la mise en scène de son quotidien à l’Elysée par Georges Pompidou, puis Valéry Giscard d’Estaing, jusqu’à la transparence sur la vie amoureuse et conjugale de Nicolas Sarkozy et François Hollande, le glissement est flagrant. Un glissement qui témoigne d’une volonté, par ces personnalités, de montrer qu’ils sont tout à fait normaux (toute ressemblance avec un slogan de campagne ayant déjà existé est fortuite) par rapport à la vie de leurs concitoyens. Ainsi, le curseur de l’évaluation des politiques s’est aujourd’hui déplacé : il n’est plus centré sur la compétence, ou sur l’éthique de responsabilité chère à Max Weber, mais sur la sympathie. Jacques Chirac est aujourd’hui mieux classé dans les sondages de popularité qu’un François Mitterrand ou qu’un Charles de Gaulle, alors que ses quatorze ans en tant que chef de l’Etat français n’ont pas été marqués par un impact notable sur notre pays. De même, la description par Valérie Trierweiler de son ancien compagnon, le président de la République, comme quelqu’un « sans affect » sonne comme une insulte… politique.

Car c’est aussi cela l’originalité du point de vue qui est dans ce livre. Contrairement à ce que l’on peut penser, les people ne cherchent pas à montrer une vie hors du commun. Au contraire, ils se montrent au naturel, dans leur vie quotidienne, notamment grâce à l’émergence des réseaux sociaux. C’est grâce à cette accessibilité et à cette nouvelle perception du public qu’ils sont devenus omniprésents, non plus exclusivement dans leur domaine d’activité, mais de manière globale. L’exemple le plus flagrant de cette tendance étant Kim Kardashian et ses sœurs. Cela peut aussi se faire, parfois même, au détriment de son métier : c’est le cas inverse de Julie Gayet, qui a accédé à une notoriété exagérée, complètement décorrélée de sa filmographie, et peut-être même au détriment de sa carrière d’actrice et de productrice. Cette « normalité » peut être perçue dans le traitement médiatique de la vie des stars, souvent qualifiée par les journalistes de la presse people de « simple » et d’« authentique », alors qu’il n’en est évidemment rien. A ce sens, on peut comparer la célébrité d’aujourd’hui au bourgeois d’hier, cette figure s’opposant complètement au dandy, qui a toujours, lui, cherché à s’extraire de la « médiocrité démocratique » ; « le people (…) a parfaitement épousé le mode de vie du commun et s’attache jour après jour à montrer qu’il est comme les autres hommes ». C’est notamment pour cela que ce concept est indissociable d’une autre idée, le mimétisme : ce qui fait le succès d’un people, c’est la volonté et la capacité du public à imiter ses faits et gestes, expression à pleine puissance de la démocratie de notre système, ou plus simplement à s’y identifier. Guillaume Erner va même plus loin en qualifiant l’intérêt que l’on porte aux histoires des célébrités, de fables des temps modernes. En effet, la présentation de leurs vies privées se construit autour de « nouvelles questions morales » : divorce, famille recomposée, conciliation vie privée-vie professionnelle, autant de questions qui parlent au grand public, et qui sont traitées à travers l’évocation des déboires des personnalités dans la presse spécialisée. Des questions pour lesquelles les institutions traditionnelles, et en premier lieu la religion, aujourd’hui peu crédibles, nous donnaient auparavant une grille de lecture. Et comme la nature a horreur du vide… 

Mais d’où vient cette expression, « people », pour désigner les célébrités, ce faux-ami issu de la langue anglaise ? Tout simplement du succès du magazine américain People, précurseur en la matière et ancêtre de son plus illustre cousin français, Voici. La montée en puissance du narcissisme à laquelle on assiste aujourd’hui est révélatrice de l’importance de la performance dans nos sociétés. Il faut montrer en permanence qu’on est « fort et fier » : « la lutte des classes a cédé à la lutte des classes ». La confiance en soi est devenue l’un des biens les plus précieux de ce siècle. Avec une particularité pour la célébrité : c’est le seul attribut humain qui dépend d’un processus social pur, dans la mesure où les sujets élus le sont de manière arbitraire, au-delà de tout critère objectif. Autre caractéristique spécifique : comme l’argent, la célébrité n’a pas de valeur en soi, mais celle-ci s’acquiert dans l’échange – autrement dit, dans la socialisation pour le sujet qui nous concerne, les interactions sur les réseaux sociaux ou sa capacité à fédérer une communauté de « fans ». Gérard Depardieu ou Karl Lagerfeld ne sont pas forcément les plus talentueux acteur et styliste de mode, mais ils sont les plus célèbres, car ils sont les plus « bankables » comme on dit. C’est une nouvelle forme de capital, le capital médiatique, qui parfois peut être très loin du capital culturel du sujet (Steevy ou Victoria Beckham pour ne citer qu’eux, que Guillaume Erner évoque dans son livre).

Cette recherche de la notoriété n’épargne personne. Pas même les terroristes islamistes. Guillaume Erner rappelle, à juste titre, dans son introduction qu’une amie de la tristement célèbre Hasna Aït Bouhlacen, tuée aux côtés d’Abdelhamid Abaoud dans l’assaut du Raid à Saint-Denis, quelques jours après les attentats du 13 novembre, rêvait de faire la une de Closer et « d’avoir sa photo au milieu des stars et des VIP », selon une de ses amies. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons eu droit à une série de photos sur sa vie privée et intime, comme si l’on révélait l’intimité d’une chanteuse ou d’une actrice, alors qu’elle n’a joué qu’un minuscule rôle dans ces événements dramatiques qui ont touché la France. C’est ce parallèle inédit que l’auteur fait, mais aussi par le récit d’une anecdote personnelle qui l’a touché – une productrice qui refuse un projet d’émission, car elle considère que Guillaume Erner n’est pas connu – qui nous fait prendre conscience que cette question de la célébrité est aujourd’hui essentielle et mérite d’y accorder quelques instants et quelques lignes. Ce n’est pas un épiphénomène, car il peut avoir des conséquences dramatiques : Lukas Magnotta, cannibale présumé de son petit ami, était en recherche de cette reconnaissance par le public ; l’assassin de John Lennon ou celui qui tenta de tuer Richard Nixon cherchaient, eux aussi, à devenir célèbres. « Ces cas limites ne récapitulent pas l’état d’esprit de notre époque ? Comme si la célébrité était devenue tellement attirante qu’elle justifiait tout, y compris que l’on tue », peut-on lire dans La souveraineté du people.  

L’essai de Guillaume Erner a justement ceci d’intéressant qu’il permet à travers la question des people de dresser un portrait-robot de notre époque. Vide de toute idéologie, ou institution de référence qui s’imposerait : nous sommes acculés à faire des people notre rose des vents… et une aspiration collective, celle de devenir un jour célèbre. Aussi pour l’esprit de liberté qui caractérise les people, face à nos vies contraintes. Un changement qui vient se greffer sur un terrain propice, celui de la facilité avec laquelle nous exprimons désormais, dans le monde moderne, nos sentiments, alors que l’on aurait pu croire que la technologie et la technique aseptiseraient nos émotions. Il n’en est rien et « le monde n’est pas seulement devenu un « village global » ; il s’est aussi transformé en « confessionnal » géant », avec une absence totale de surmoi, pour reprendre un vocabulaire psychanalytique que l’auteur affectionne particulièrement. Ainsi, la question que ce dernier pose dans l’un de ses chapitres – « Comment les people sont devenus souverains » – en y apportant pourtant peu de réponses, mais beaucoup de références, n’est pas celle qui est au cœur de ce livre. C’est plutôt ce que révèle la puissance des people de notre société. En ce sens, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage. Pourtant, beaucoup de chapitres se répètent, reviennent sur les mêmes constats, mais avec des angles et des références différentes, toutes valables et pertinentes, mais laissant apparaître une certaine perception de redondance à la lecture. De Baudelaire à Durckheim, en passant par Adam Smith, Max Weber ou Freud, les références sont multiples, chacun appelant à l’analyse d’un volet du sujet.

Entre sa formation de sociologue et son poste actuel chez France Culture, on n’est pas étonné d’être dans une posture descriptive, plus que dynamique ou avec un fort parti-pris. Ce qui peut être considéré comme un défaut, mais sur lequel Guillaume Erner se rattrape dans sa conclusion, qui n’a d’autre but que de livrer son avis personnel. C’est à travers ce qui ressemble à un réquisitoire de cette souveraineté du people que l’on comprend tout l’intérêt de sa démonstration. Retenons ainsi l’une des dernières phrases du livre : « C’est là le nouveau paradoxe de la société contemporaine : demander à chacun de veiller à sa notoriété, alors qu’en la matière, il ne peut y avoir que peu d’élus (…) Cette société qui ne parvient pas à honorer ses promesses génère un type de malaise inédit. Ce ne sont pas seulement les émissions de télé-réalité qui regorgent d’individus malheureux de ne pas être (assez) connus. La société tout entière semble souffrir de ce manque ». Sévère et triste, mais tellement vrai.

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