La Turquie en détresse

Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, a été réélu en juin dernier à la présidence de la République de Turquie. Aydin Cingi, le directeur de la SODEV (Fondation pour la social-démocratie) – notre partenaire turc –, décrypte la situation politique et économique turque, analyse la nature du régime créé et imposé par Erdogan, et établit un constat peu optimiste quant à l’évolution à court et moyen terme de la Turquie.

Le 24 juin 2018, Recep Tayyip Erdogan a été élu dès le premier tour pour exercer un nouveau mandat présidentiel aux pouvoirs renforcés. Par ailleurs, l’alliance formée par l’AKP (Parti de la justice et du développement) et le MHP nationaliste (Parti d’action nationaliste) a obtenu la majorité absolue au Parlement.

Il est frappant de voir Recep Tayyip Erdogan sortir vainqueur de toutes les échéances électorales depuis 2002. Certes, les irrégularités et l’engagement massif de l’État en sa faveur y jouent un rôle important. Mais il faut également prendre en considération quelques particularités du paysage politique turc pour saisir les raisons profondes de ce phénomène.

À la naissance de la République turque, on pouvait constater l’existence de trois axes de division pouvant mettre en danger l’unité de l’État. Ces divisions avaient trait à l’ethnie, à la secte et à la vision du monde, et étaient potentiellement en mesure d’opposer Turcs et Kurdes, sunnites et alévis, musulmans et séculaires. La république laïque avait scrupuleusement évité toute polarisation susceptible d’éveiller ces antagonismes inscrits dans son code génétique. L’avènement de l’AKP a radicalement changé le champ politique. Servi par la conjoncture du début du siècle qui a vu partout l’émergence des autocrates populistes enclins à exercer une politique identitaire, Recep Tayyip Erdogan s’est mis à raviver les antagonismes en sommeil et a provoqué l’apparition d’un climat de polarisation. Dès lors, le combat politique se déroule essentiellement autour du clivage identitaire. En populiste averti, Recep Tayyip Erdogan polarise l’électorat à l’approche de chacune des élections par le biais d’un discours diviseur et se place sur le versant majoritaire «Turc-sunnite-musulman» du clivage.

Recep Tayyip Erdogan n’a jamais fait grand cas de la légitimité constitutionnelle et a toujours gouverné à sa façon. Devenu «hyperprésident», il va désormais exercer un pouvoir quasi absolu. Le référendum constitutionnel, par ailleurs entaché de graves fraudes, organisé en avril 2017 lui permettait déjà de concentrer en ses mains des prérogatives inédites. En vertu des nouvelles dispositions, le décret présidentiel a force de loi, le budget de l’État est décidé non pas par le Parlement mais par le président, la révocation éventuelle du président ne peut survenir que par décision de la Cour constitutionnelle, dont les membres sont désignés par ce même président.  

Déjà depuis le coup d’État raté du 15 juillet 2016, dont les tenants et les aboutissants sont toujours inconnus, Recep Tayyip Erdogan gouverne par décret-loi. C’est ainsi qu’il aura fallu environ 75 000 arrestations et 150 000 limogeages par rafles consécutives pour lui apaiser la conscience. Les arrestations censées viser les partisans présumés du prédicateur Gülen, accusé d’avoir ourdi le complot, ont touché aussi et surtout les médias d’opposition, les personnalités et académiciens soupçonnés de symphathie pour les Kurdes, les femmes et hommes politiques appartenant à l’opposition.  

Un chef populiste doit l’exercice de son talent à l’existence de trois facteurs essentiels : des ennemis à brandir, un discours violent pour les stigmatiser et condamner, et enfin une foule crédule qui ne demande qu’à croire et acclamer. Disposant de ces trois facteurs, Recep Tayyip Erdogan a le jeu encore plus facile par rapport à ses pairs européens, étant donné la durée de scolarité moyenne de la population turque qui ne dépasse guère six ans. Petit détail piquant : c’est de Victor Orban, le Premier ministre hongrois, qu’est venu le tout premier message de félicitations reçu par Recep Tayyip Erdogan suite à sa réélection. Autocrates populistes d’extrême droite, Orban et Erdogan se ressemblent effectivement, sauf que ce dernier est, de surcroît, islamiste.

On assiste depuis le début du mois d’août 2018 à une grave crise économique qui se traduit par une dégringolade de la livre turque qui a perdu, depuis le début de 2018, plus de la moitié de sa valeur face à l’euro et au dollar. La forte inflation qui en résulte réduit sensiblement le pouvoir d’achat des ménages. Le régime turc attribue cette crise à la dégradation de ses relations avec Washington. En fait, la mauvaise humeur américaine à l’égard de la Turquie n’a fait que précipiter une crise annoncée. Malgré sa croissance dépassant les 7%, l’économie turque est minée par un certain nombre de faiblesses. La crise actuelle est essentiellement due à l’endettement considérable de l’État et du secteur privé en devises étrangères. Le secteur de la construction qui, depuis que l’AKP est au pouvoir, a recouvert le pays entier de béton, n’a pu être financé que par la dette en devises étrangères.

La croissance forte et les ouvrages de prestige particulièrement coûteux tels que ponts, tunnels, aéroports constituent une source de légitimité politique pour le régime. Par ailleurs, le financement des réseaux de clientèle, la corruption, le népotisme et le train de vie fastueux du chef et de son entourage sont autant de facteurs qui vident les caisses de l’État. La fuite en avant ne pouvait, à la fin, plus être enrayée par la banque centrale ; d’autant moins que la mainmise de Recep Tayyip Erdogan sur toutes les institutions du pays les empêche de fonctionner de manière autonome et rationnelle. D’ailleurs, ces dernières élections censées avoir lieu en 2019 avaient été anticipées en vue de la crise qui se profilait. Erdogan avait ainsi voulu se faire élire avant que la crise ne survienne.

Le monde est grand, mais pas assez pour abriter un Trump et un Erdogan sans qu’il y ait dispute entre les deux. Au cœur de la querelle qui les oppose se trouve le pasteur américain jugé en Turquie pour terrorisme et espionnage. Nous ne savons pas si l’accusation est fondée, mais nous savons que Erdogan se plaît à exercer une diplomatie des otages depuis qu’il a asservi l’appareil judiciaire. Le fait est que le pasteur dont Trump exige la libération est toujours en résidence surveillée en Turquie. En conséquence, le président américain élève des barrières douanières à l’importation de certains produits turcs.

Le conflit avec Trump se révèle être une aubaine pour Erdogan. Il l’attrape au vol et attribue le désastre économique provoqué par ses maladresses à la soi-disant guerre économique déclarée par les États-Unis contre son pays. Il s’adresse à ses compatriotes en se plaignant de l’allié américain: «Ils ont des dollars» dit-il, «mais nous avons Allah». Tentant désespérément de reléguer la crise économique au second plan, Recep Tayyip Erdogan prétend lutter, non seulement pour la survie de son pays «menacé» par les ennemis étrangers, mais aussi pour le hisser au niveau des puissances mondiales, comme à l’époque de l’Empire ottoman. C’est là qu’intervient l’habileté du populiste chevronné qu’est Erdogan: il se livre ainsi à des diatribes anti-occidentales, il invite son peuple à l’aider dans son combat contre le «lobby du dollar» et met en avant les commémorations de 2053 et 2071 qui marqueront respectivement le 600e anniversaire de la prise de Constantinople et le millénaire de l’arrivée des Seldjoukides en Anatolie. Il brandit pêle-mêle patrie, anti-impérialisme, nationalisme, évoque la grandeur d’antan à travers l’esprit de conquête, et enfin Allah qui est «avec nous».

Déçu par les États-Unis et les régimes du Moyen-Orient, et coincé en Syrie, il s’en remet aujourd’hui à Poutine. La politique étrangère du pays est réduite aux déclarations à usage interne de Recep Tayyip Erdogan. Il n’est pas improbable que demain il se retourne à nouveau vers les États-Unis ou l’Organisation de coopération de Shanghai, ou alors qu’il fasse un pas dans la direction de l’Union européenne.

Que peut faire l’Europe face à cet autocrate populiste qui, ne comprenant pas pourquoi ses anciens alliés ne veulent pas de lui, se met en quête de nouveaux amis ? Certes, l’Europe va devoir collaborer avec l’équipe en place en Turquie, dans le but de mieux cerner le problème des réfugiés et de gérer ses relations économiques avec ce pays. Mais elle ne doit en aucun cas se laisser berner par quelques timides gestes démocratiques que le régime turc peut éventuellement concéder. L’Union européenne ne doit pas oublier, pour ne citer que deux exemples, le cas de Osman Kavala, démocrate militant et bien connu des milieux européens, qui attend depuis presqu’un an dans une cellule sans qu’un acte d’accusation ait été formulé à son égard. De même, rappelons le cas de Selahattin Demirtas, ancien leader du Parti de la démocratie des peuples (HDP), réélu le 24 juin 2018 et emprisonné depuis bientôt deux ans malgré la stipulation de la Constitution relative à l’immunité parlementaire et condamné à quatre ans de prison, il y a seulement quelques jours.  

Enfin, un point capital que nos amis européens ne devraient pas perdre de vue, c’est que Recep Tayyip Erdogan engage la totalité mais ne représente en fait qu’une moitié de la population turque. L’autre moitié aspire à se libérer du joug du régime et à lier son sort à celui de l’Europe. Mais le grand problème, c’est qu’aucune alternative politique ne se profile à l’horizon. Car le principal parti d’oppositon, le CHP (Parti républicain du peuple), de mouvance social-démocrate et pro-européen, gaspille pour l’instant son énergie dans des luttes internes. Il n’y a donc pas d’espoir à court terme.

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