Le Chili, à la veille du grand rendez-vous électoral

À quelques semaines des différents scrutins – initialement prévus le 11 avril et reportés de quelques semaines en raison du contexte sanitaire –, Michel Bourguignat, membre fondateur de l’ADFE-Chili (Association démocratique des Français à l’étranger), rappelle le contexte politique, sanitaire et social dans lequel vont se dérouler ces élections, et analyse quelles pourraient en être les conséquences.

De par le contexte sanitaire au Chili, les différentes élections prévues le 11 avril ont été repoussées. Seule la date du 11 avril n’est donc plus d’actualité dans le présent texte.

La Covid-19 toujours présente

Mars est l’époque de la reprise des activités au terme des mois de vacances de janvier et février, marqués par la Covid-19.

Pour de multiples raisons, sans doute relativement semblables à celles du gouvernement Philippe en France au mois de mai 2020, ce que d’aucuns dénomment « la maladie de la pandémie », le gouvernement a octroyé des « permis de vacances », sans pour autant contrôler les zones d’affluence estivale. Résultats prévisibles et attendus : une envolée des contagions ainsi que des décès, jusqu’à plus de 100 par jour. Les confinements, mises en quarantaine et couvre-feux vont et viennent, touchant les communes selon les statistiques du ministère de la Santé. Par ailleurs, malgré ces dispositions restrictives, surtout dans les secteurs populaires, les personnes ont tendance à ne pas les respecter, ne serait-ce que pour aller au travail ou chercher un emploi. Malgré l’existence d’un comité d’experts qui assiste le gouvernement, l’Ordre des médecins monte souvent au créneau, soit pour proposer certaines mesures cautelaires, soit pour critiquer, parfois avec véhémence, certaines décisions du ministère de la Santé.  D’autre part. les hôpitaux sont surchargés. Des doutes se font jour sur l’efficacité du vaccin chinois – près de 5 millions de vaccinés en première dose. Le succès, reconnu internationalement, de la campagne chilienne de vaccination, doit beaucoup, a admis le ministre de la Santé, à l’expérience acquise depuis qu’un certain ministre de la santé du Front populaire chilien (1936-1941), Salvador Allende, mit sur pied un système de campagnes nationales.

On aurait pu penser que la réussite de cette campagne permettrait une remontée de l’approbation du président dans les enquêtes d’opinion. Or, sa cote de popularité est restée à 14%, avec une légère tendance à la baisse. Les Chiliens estiment sans doute qu’il ne s’est agi que d’une manœuvre de bon négociateur économique, ce qu’il est. Il est vrai aussi qu’il se situe dans le peloton de tête – huitième – des plus riches du Chili. Et que son refus permanent de proposer un impôt provisoire sur les plus grandes fortunes est interprêté comme une décision visant à protéger sa fortune personnelle, qui a subi un bond positif sous la pandémie, tout comme bien d’autres au Chili et à travers le monde.

Le 11 avril électoral estompé par la pandémie

La préoccupation liée à la covid-19 a quelque peu estompé le début de la campagne pour les multiples élections fixées au 11 avril. En effet, il s’agit d’élire au suffrage universel les responsables institutionnels suivants : les « gouverneurs de Région », pour la première fois ; les 346 maires ; les conseillers municipaux ; et les membres de la Convention constitutionnelle qui va être chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Les élections des trois premiers étaient fixées de longue date selon le calendrier électoral régulier. Quant au 4, pour en saisir la portée et le contexte il est bon de faiire un petit retour en arrière de plusieurs mois.

Le 18 octobre 2019 – auquel les Chiliens ont pris l’habitude de se référer comme le « 18 O » – se produisit une explosion sociale historique. Au milieu des revendications multiples exprimées lors de nombreux « cabildos » (assemblées populaires), a refait surface le besoin généralisé d’un changement de Constitution. Celle en vigueur, héritée de la dictature, est considérée comme la base de bien des inégalités et injustices existantes, tout en favorisant et suscitant la corruption en de nombreux domaines. Le gouvernement, comme les partis politiques, conscients du mépris et de la méfiance à leur égard de la part de la société civile eurent l’idée d’élaborer un plan destiné à proposer la rédaction d’une nouvelle Constitution en vue, pensaient-ils, d’apaiser ainsi les manifestations. Ce plan présentait diverses étapes électorales, dont un plébiscite célébré le 25 octobre 2020. 80% des votants ont alors exprimé leur volonté d’élaborer une nouvelle Constitution, grâce à l’élection d’une « Convention constituante », composée d’hommes et de femmes appartenant à des partis politiques, mais sans responsabilité publique, ainsi que par des « indépendants » liés à ces partis, ou totalement indépendants. Ce plan élaboré entre dirigeants de partis politiques avait pour but de donner la préférence à ces mêmes partis sous le couvert de la démocratie, laissant la portion congrue aux listes d’indépendants. Malgré de nombreuses critiques à l’égard de cet accord passé dans la « cuisine », comme disent les Chiliens conscients d’avoir été volontairement mis à la marge, les manifestants mobilisés depuis octobre durent accepter l’accomplissement de ce plan. Le 11 avril, les membres de la Convention constituante vont être élus. Avec la difficulté pour les indépendants issus d’organisations multiples et diverses de la société civile de trouver des accords pour constituer des listes.

Que va-t-il se passer le 11 avril ? Il est évident que la complexité des différents suffrages va refroidir l’enthousiasme de nombreux électeurs. Les partis politiques, s’étant gardés une place de choix, vont alimenter le manque de confiance généralisé à leur égard. Quel que soit le nombre de sièges à pourvoir sur les 155 membres de cette Convention constituante dans chacun des 28 districts électoraux, chaque électeur ne peut en choisir qu’un seul pour exprimer son vote. Ces 155 membres disposeront d’un mandat d’un an pour élaborer la Constitution. Au terme de ce délai, la nouvelle Constitution sera soumise à l’approbation des citoyens par référendum. Situation complexe à bien des égards, dont le déroulement est bourré d’incertitudes, en particulier quant à la répartition des élus selon les règles de la parité, sans oublier que les restrictions sanitaires mettent quasi entre parenthèses toute campagne électorale publique.  De plusieurs côtés, des voix se sont alors élevées pour demander une prorogation de cet évènement électoral en raison de la Covid-19.

L’ensemble du dispositif a été mis en place par un gouvernement quasi inexistant, sauf pour réprimer, et secondé par des partis politiques sans crédibilité : expression flagrante de la crise institutionnelle que vit le Chili. Si de nombreuses idées se font jour concernant la future Constitution, les débats vont sûrement se faire plus pressants une fois installée la convention.

Des élections sur fond de crise sociale

Pendant ce temps-là, les Chiliens, surtout ceux des secteurs socio-économiques défavorisés, voient s’avancer l’année avec une certaine appréhension. En effet, si des voix optimistes, comme celle de l’OCDE, laissent entrevoir une croissance d’environ 4.9%, d’autres, plus réalistes semble-t-il, en restent à 2 ou 3%. Alors que le gouvernement n’a toujours pas débloqué de fonds en vue d’apporter une aide aux 53% de foyers sans ressources pour affronter la situation (selon la même OCDE), ou aux 50% des travailleurs ayant un revenu inférieur à 460 euros par mois. Cette situation a été à l’origine d’un débat entre le gouvernement et le Parlement – où l’opposition, ou « les » oppositions, compte-tenu de leurs fréquentes divisions –, est majoritaire. Le Parlement a menacé de prendre des initiatives unilatérales, comme l’autorisation du retrait des fonds individuels de retraite, que le gouvernement un jour ou l’autre va devoir combler. Le système des retraites, hérité de la dictature, repose sur des fonds de pensions individuels et donne droit à des retraites clairement insuffisantes. Le gouvernement s’apprête à l’améliorer, partiellement et chichement, malgré le désaccord du Parlement qui voudrait une réforme structurelle. Ce conflit sur les retraites est l’un des aspects centraux des revendications sociales en cours.

L’impôt temporaire sur les fortunes ciblant 0,1% de la population – soit 363 familles ou groupes économiques – qui accumule 34% de la richesse nationale, reste un sujet tabou de la part du gouvernement. Il pourrait rapporter quelque 4 milliards de dollars, équivalent à 1,5% du PIB. Cela apparaît de plus en plus urgent alors que le président n’ose pas augmenter la dette publique qui représente 37% du PIB. Pressé par la situation sociale, les critiques partisanes, et la pression populaire, le président a annoncé le 23 mars un programme d’urgence conditionnel en faveur des familles, des faibles revenus et des micro-entrepreneurs.

La situation dans les quartiers populaires, en effet, reste critique. La solidarité, lente à repartir, reste nécessaire pour venir en aide aux bonnes volontés, par exemple aux « soupes populaires » souvent animées par les paroisses d’une Église catholique en perte de confiance généralisée depuis l’éclatement d’abus sexuels commis par des prêtres au cours des dernières années.

La situation est par ailleurs insupportable pour les collégiens et lycéens. Le ministère de l’Éducation a accordé à chaque établissement une autonomie suffisante pour panacher les cours entre ceux en présentiel avec d’autres en ligne. Mais il faut se rendre à l’évidence, les élèves   en profitent non pas pour étudier mais plutôt pour se retrouver entre camarades. Quant aux étudiants, ils sont astreints au système des cours en ligne.

Il est impossible de ne pas consacrer quelques lignes à la situation en permanence explosive et violente qui règne en Araucanie « mapuche ». À quoi est due une telle situation ? Depuis des années et de façon de plus en plus pressante, le peuple Mapuche revendique la « récupération » de ses terres spoliées à la fin du XIXe siècle ainsi que sa reconnaissance constitutionnelle comme Peuple-Nation. Ces revendications, les gouvernements successifs ne sont pas arrivés à les satisfaire, en grande partie en raison de l’opposition, parfois violente, des propriétaires terriens occupant, selon eux, « légitimement » lesdites terres. Une dizaine de sièges de la Convention constituante ont été réservés aux peuples originaires, de façon relativement arbitraire. Dans les circonstances actuelles de « révolte sociale », l’ensemble des Chiliens est sensible à ce qui se passe en Araucanie, et il n’est pas rare de voir parmi les drapeaux du Chili lors de manifestations massives ceux de la Nation-Mapuche.

Le maintien de l’ordre démocratique en crise

Cette sensibilité pose avec acuité la question des exactions des Carabiniers, les violations des Droits de l’Homme, sous prétexte, selon eux, de combattre la perpétration d’actes de violence, d’incendies de demeures et de camions, la destruction de cultures, qui ne sont le fait que d’une infime minorité de Mapuches, mais aussi de gens d’extrême droite. Ces derniers cherchent à créer une situation obligeant le gouvernement à militariser la région dans le but de ne pas perdre les biens que les Mapuche veulent récupérer.

La répression policière, menée par les Carabiniers, connus sous le nom de « pacos » (flics), est un problème national. Les moindres manifestations sociales sont l’objet à travers le pays, avec l’accord tacite du gouvernement, et, qui sait ?, du président lui-même, de répression.  Plusieurs centaines de détenus lors des manifestations d’octobre/décembre 2019 demeurent en situation de détention préventive, sans procès engagés, signe, non seulement d’une lenteur de la part de la justice, mais aussi de son caractère d’alliée silencieuse des partisans de l’ordre, à savoir le gouvernement et les secteurs conservateurs de la société.

Au centre de toutes les exactions des forces de l’ordre, on voit une nécessaire et urgente refondation des Carabiniers, en raison d’une relative autonomie acquise sous la dictature par ce corps à l’endroit de l’autorité civile. Leurs fréquentes violations des Droits de l´homme exige une révision de leurs protocoles d’action, alors que le gouvernement ne cesse de les couvrir. Par ailleurs, une corruption galopante existe en leur sein, en particulier dans ses sphères de direction.

Un 11 avril électoral sur fond de « 18 O »

Il est notable que la population dans son ensemble vit dans le souvenir du « 18 O », et si certaines dates voient se rassembler des manifestants en importance dans de nombreuses villes, et même villages, comme ce fut le cas récemment pour la Journée des Femmes, le 8 mars dernier, tous les vendredis en fin d’après-midi des groupes de manifestants se réunissent sur les places les plus symboliques de plusieurs villes. C’est le cas à Santiago, de la Place d’Italie, à quelques centaines de mètres du centre historique de la ville et du palais présidentiel. Sur cette place, on célèbre massivement toutes sortes d’évènements, des victoires sportives nationales, essentiellement de football, ou encore des victoires électorales, en général présidentielles. Les célébrations sur cette place de la capitale donnent souvent le signal à des rassemblements semblables en province. C’est en particulier ce qui s’est passé le 25 octobre 2019, 8 jours après le « 18 O ». Ce 25 octobre, plus de 2 millions de manifestants se sont rassemblés Place d’Italie, puis selon le même scénario un peu partout dans le pays. Non sans subir une répression policière souvent démesurée et violente, aux conséquences parfois dramatiques, dont la presse française s’est faite l’écho à plusieurs reprises. Dès ce début, l’habitude fut prise de dénommer cette place, « Place de la Dignité », tout un symbole face aux abus et à la corruption généralisée. Les groupes de manifestants des vendredis – jeunes et adultes –, ont pris l’habitude de considérer la statue du général Baquedano trônant au milieu de la place comme leur trophée. Ce militaire, entré victorieux à Lima pendant la guerre avec le Pérou à la fin du XIXe siècle, est régulièrement peint en rouge, ce qui provoque l’ire du président et des militaires.

Depuis quelque temps, outre le renouvellement de l’état d’urgence sanitaire, trotte dans la tête du gouvernement, et surtout du président, l’idée de passer à l’état de siège, qui octroierait aux forces armées un rôle renforcé de contrôle social et de maintien de l’ordre, pour faire face aux débordements des manifestations. Un général, du fait de ces rumeurs persistantes, ne pouvait plus être un trophée, mais un allié du maintien répressif de l’ordre. Il est donc désormais peint en noir, et sa mort est symbolisé par un bûcher allumé par les manifestants. Le président et les forces armées traitent d’antipatriotes les auteurs de ces diverses initiatives. Ladite statue a été retirée pour « restauration », et une forteresse de panneaux métalliques entoure désormais la place de la Dignité (d’Italie). Le général de la police responsable de la région capitale a parallèlement mis en place 1000 policiers tous les vendredis, mesures fortement critiquées par l’opposition, les organisations sociales, et les réseaux sociaux.

Un fait dont le symbolisme résonne de façon quasi émouvante. Le soir de la victoire de « j’approuve » une nouvelle Constitution, le 25 octobre dernier lors du plébiscite, un groupe relativement important de « pobladores », c’est-à-dire de personnes résidant en secteur populaire, ont célébré ce résultat place de la Dignité à Santiago et sur une place voisine au milieu de laquelle se trouve un buste d’Allende. 

La prochaine échéance électorale, le 11 avril, peut permettre au Chili de faire un pas vers un nouveau Chili encore dans les limbes. Une fois passée cette date, il restera, pourtant, à entrer de nouveau en campagne, cette fois en vue de l’élection présidentielle de la fin de l’année. Cette échéance sera marquée sans aucun doute par les résultats du 11 avril.  

Sur le même thème