Le dernier salaire

Margaux Gilquin, Le dernier salaire, XO Document, avril 2016, 241 pages.

« Je ne suis qu’un cri », chantait Jean Ferrat. « Moi si j’ai rompu le silence / C’est pour éviter l’asphyxie / Oui je suis un cri de défense / Un cri qu’on pousse à la folie ». Quelques vers de Guy Thomas – chantés par Ferrat, donc, dans les années 2000 – que Margaux Gilquin ne renierait peut-être pas.

Le dernier salaire est un cri, en effet. Le cri d’une courbe – celle du chômage –, d’un graphique – celui de la répartition des richesses –, et d’une pyramide – celle des âges. Le cri d’une époque et d’une foule que l’on n’entend visiblement pas. Le cri d’une époque qui veut vivre et que l’on force à végéter. Le cri d’une foule, capable de tant et si bien, et que l’on décrète apte à rien.

Margaux Gilquin, « une quinqua en fin de droits », comme on dit élégamment, sans forcément mesurer la froide inhumanité de cette expression, raconte sa vie et c’est passionnant. On y retrouve chacun un peu ou beaucoup de la nôtre, de celle de notre entourage, nous qui vivons depuis une quarantaine d’années avec le chômage de masse. On y retrouve aussi, et surtout, l’impasse dans laquelle nous sommes, ce « consentement à la noyade collective sans cri ni révolution » évoqué par Margaux Gilquin.

Ce livre n’est pas un acte de vengeance. L’auteure pose une règle dès le début : « Dans ce texte, récit de mes années difficiles, j’ai pris soin de préserver l’intimité des personnes qui ont croisé ma route en modifiant leur identité ». Ce préalable éthique posé, elle entame son propos : « mon dernier salaire – terme élégant par lequel je désigne mes allocations chômage, vu l’énergie et le temps déployés pour trouver un emploi – c’était ce mois-ci. Vous savez le joli mois de mai durant lequel fleurit le lilas bleu, mauve, rose ou blanc ? Ben là, c’est moi qui suit blanche, voyez-vous. Blanche de rage. Blanche de peur ».

Oui, de peur. « Je m’enfonce dans une précarité qui me pétrifie de peur », explique Margaux Gilquin. « Il y aura un avant et un après dans ma vie, désormais. Avant, j’avais un métier. Que j’avais choisi. Je m’étais donné les moyens pour y arriver. Partie de rien, sans diplôme, j’ai passé mon bac à trente-quatre ans, un diplôme de secrétaire bilingue à trente-cinq, un BTS à trente-sept. J’étais devenue assistante de direction. Mais ça c’était avant. Depuis, j’ai connu notamment deux licenciements, sept ans de recherche d’emploi plus qu’active, ponctués de CDD, de petits contrats d’un ou deux jours, de tentatives pour faire du secrétariat à domicile, de vente de bijoux en ligne, d’ateliers Pôle emploi pour rédiger des CV, des lettres de motivation, des relances, prendre confiance en moi, inspirer confiance aux employeurs… Et de suivis répétés auprès de conseillers de plus en plus désespérés ».

On est tout de suite dans le vif du sujet. Ou plutôt, car une vie humaine ne se résume jamais dans une seule problématique, dans le vif des sujets.

Tenez, celui-ci, par exemple : Margaux Gilquin est divorcée. Si elle n’a pas fait d’études, c’est qu’elle s’est mariée tôt, qu’elle est devenue mère dans la foulée et que c’est la vie professionnelle de son mari qui cadençait les déménagements du couple. Après chaque déménagement, elle cherchait un boulot ou un autre, en trouvait généralement, dans les années 1990, et rapportait un complément de salaire. Et puis, un jour, furtivement et pudiquement évoqué, elle trouve son « mari en caleçon avec une blonde canon. “Merde, je t’ai pas entendu arriver… Non ! Attends, c’est pas ce que tu crois”»… Linda Lemay n’a décidément rien inventé avec sa chanson Les souliers verts.

Ou celui-là, tiens : « Je la vois relire mon CV et je sens l’inquiétude monter.
– Mais vous ne pratiquez pas PowerPoint ?
Froncement de sourcils.
– Non, mais je peux apprendre d’ici le mois de mars.
– Vous êtes toujours sûre de vous comme ca ?
– Je ne suis pas sûre de moi. Je propose d’apprendre PowerPoint et d’être opérationnelle rapidement.
Moue dégoûtée. Si, si, dégoûtée. Je sais ce que je dis.
Pour la calmer, j’ajoute :
– Vous savez, j’ai vraiment besoin de ce poste.
– Je me doute, oui. Ça fait longtemps que vous n’avez pas travaillé. Mais je vous recommande de soigner votre posture. Par contre, votre présentation elle est impeccable, même si vous savez, maintenant, les assistantes sont un peu plus casual ».

Allez, un dernier : « à Paris, nous ne nous voyons plus depuis… Si j’y pense, depuis que je suis au chômage, je crois. Ce ne sont pas les seuls à m’avoir fuie. Déjà, après avoir quitté mon mari, j’ai été moins invitée. Une femme seule, c’est difficile, paraît-il… Alors une femme seule au chômage, ça devient de la provocation ! Et puis, on ne sait jamais, ça pourrait être contagieux… ».

En alternant le récit de ses années de chômage et celui, tout aussi déchirant, de ce moment où elle quitte son appartement, sa « vie d’avant », pour ne pas sombrer dans une situation financière inextricable, Margaux Gilquin livre un réquisitoire sensible de notre époque. Un réquisitoire qui n’est fondé sur aucune haine facile, arc-bouté sur aucun bouc émissaire. Un réquisitoire de l’absurdité d’une idéologie qui envahit nos vies et considère que l’humain est une force de travail – et quelquefois, quelquefois seulement, une intelligence – qu’il convient de se procurer au moindre prix pour être « moderne ».

Je ne sais pas si c’est la proximité d’âge avec l’auteure ou certaines peurs partagées, mais son livre sonne juste. « La vie, hormis les péripéties que chacun a connues, a été globalement facile pour nous. Pas de restriction, une enfance dans une période de plein emploi, pas de stress, pas de menace comme peuvent avoir les jeunes maintenant… ». « On a mis du temps à comprendre que la société changeait », note Margaux Gilquin. Et que tout se passe comme si nous n’avions plus, ni collectivement, ni individuellement, prise sur ce changement. Sans crier gare, ce livre témoigne de l’estompement de la politique – ce pouvoir à plusieurs qui rééquilibre la puissance des dominants économiques.

Un dernier mot, avant de vous laisser vous plonger dans Le dernier salaire. On est époustouflé de l’énergie de cette femme qui a trouvé la force, après sept années de chômage et une page douloureusement tournée dans sa vie, de raconter, d’écrire, de penser son expérience. Chapeau bas.

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