Le deuxième mandat de Narendra Modi, vers une nouvelle Inde ?

À l’issue des élections générales qui se sont tenues en Inde du 11 avril au 19 mai 2019, le Premier ministre sortant Narendra Modi a conforté son assise en remportant ce scrutin avec son parti, le BJP, face à la faiblesse de l’opposition qui n’a pas été capable de se rassembler. Philippe Humbert, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, revient sur la stratégie de campagne menée par Narendra Modi ainsi que sur le déplacement idéologique qui s’est opéré autour de la réaffirmation de l’hindouisme.

Le 30 mai 2019, en fin d’après-midi, 6000 personnes se sont pressés dans la cour du Palais présidentiel à Delhi, tous invités à assister à la prestation de serment du Premier ministre Narendra Modi et de ses 57 ministres, épilogue d’une longue campagne électorale qui a abouti à un nouveau triomphe du Premier ministre sortant.

Le succès du BJP 

En effet, le parti de Narendra Modi, le BJP (« Parti du peuple indien »), qui était déjà majoritaire dans l’Assemblée sortante (« Lok Sabha », qui comprend 542 sièges) accroît encore son avance avec 303 sièges (38% des voix) sur le Parti du Congrès qui obtient 52 sièges (19,5% des voix).

S’il est vrai que le mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour accentue les écarts, il reste que le succès du BJP est spectaculaire : 

  • 900 millions d’électeurs étaient appelés aux urnes ; 
  • le taux de participation a dépassé 67% ; 
  • la domination du BJP est confirmée dans la grande majorité du pays à l’exception des États du sud et de la côte orientale (aucun siège pour le BJP au Kerala, Tamil Nadu et Andhra Pradesh) et du Penjab ; 
  • le BJP gagne 100% des sièges dans nombre d’États (Himachal Pradesh, Delhi, Haryana) ;
  • il gagne du terrain dans des États dominés par des partis régionaux (West Bengal où il conquiert 18 sièges sur 42, Orissa) et fait son retour au Karnataka (25 sur 28 sièges) et au Rajasthan. Dans l’État clef de l’Uttar Pradesh (UP), le BJP avec 61 sièges sur 80 bat largement la coalition du Samajwadi Party et du Bahujan Samaj Party et conquiert le siège d’Amethi, fief électoral de la famille Gandhi, au détriment de Rahul Gandhi lui-même.

Globalement, les élections de 2019 marquent une renationalisation, les deux grands partis nationaux – BJP et Congrès – captant une part croissante des suffrages, grâce à la domination du BJP au détriment des autres partis qui reculent autour de 28%. 

Narendra Modi : la sécurité et l’ordre comme thématiques de campagne

Surmontant le ralentissement de la croissance (+5,8% au 1er trimestre 2019), la crise de l’emploi, les difficultés du monde agricole, la marginalisation des minorités, la polarisation extrême de la vie politique, Narendra Modi a triomphé en se réinventant lui-même, oubliant les mots d’ordre de la campagne de 2014 (le développement et la bonne gouvernance) pour faire une campagne centrée sur la sécurité et l’ordre, combinée avec le sous-bassement identitaire des valeurs de l’hindouité. Adoptant la posture du défenseur de la nation, il a su tirer parti de l’attaque terroriste au Cachemire en mars dernier en réponse de laquelle il a déclenché des frappes aériennes sans précédent au Pakistan, renforçant ainsi son image d’homme de décision contrastant avec l’image compatissante (« apeasement ») prêtée à Rahul Gandhi par la propagande du BJP.

Le BJP a aussi bénéficié de la faiblesse de l’opposition. Les partis régionaux n’ont pu aller au-delà d’une unité de façade et ont été incapables de proposer un programme. Le Congrès n’a pas joué la carte de la coopération – dans l’Uttar Pradesh, il s’est opposé à l’alliance BSP/SP ; à Delhi il n’a pas trouvé d’accord avec AAP… L’absence d’un leader incontesté, candidat pour être le futur Premier ministre, désigné avant les élections a pesé très négativement face à la campagne hyper personnalisée et connectée (avec l’utilisation massive des réseaux sociaux) du BJP. Les électeurs indiens ont préféré la stabilité autour de la personnalité de plus en plus présidentielle de Narendra Modi à l’aventure de coalitions de circonstances.

Narendra Modi et la réaffirmation de l’hindouisme

Le deuxième mandat de Narendra Modi illustre un déplacement idéologique au sein de la société indienne au détriment du « sécularisme », et en faveur des valeurs culturelles et cultuelles de l’hindouisme. L’analyse des votes montre que la majorité des hindous votent BJP, y compris les Dalits et les Adivasis (populations tribales), tandis que moins de 10% des musulmans, des chrétiens et des sikhs votent BJP, et que plus la minorité musulmane est importante dans un État (Assam, Bihar, West Bengal), plus le vote hindou/BJP est massif. 

L’appartenance religieuse tend ainsi à transcender les strates des castes, le BJP s’efforçant de relier les hautes castes qui font un retour en force et les basses castes (OBC, Dalits) au sein du concept unificateur d’un peuple hindou.

De la même manière, la fidélité identitaire hindouiste a permis au BJP de surmonter les contre-performances économiques et les promesses non tenues du premier mandat de Narendra Modi. En 2004, le BJP avait perdu contre le Congrès alors qu’il affichait les résultats économiques éclatants de la « shining India » ; en 2019, le BJP triomphe en dépit d’une situation économique médiocre. Cela tendrait à montrer à la fois que l’électorat indien vote aussi en fonction de valeurs et qu’un glissement est en train de se produire, le sécularisme, le pluralisme multiculturel et le respect des minorités étant supplantés par l’hindouisme fondamentaliste, combiné avec les ingrédients du populisme (l’anti-élitisme opposé à la « dynastie » des Gandhi, un chef charismatique, la « pureté idéologique », l’unité du peuple hindou au-delà des castes). Le deuxième mandat du BJP permettra de mesurer le caractère durable de cette évolution.

Des réformes à venir ?

Fidèle à sa réputation d’homme de décision, Narendra Modi a été vite en action après la publication des résultats le 23 mai 2019 : 

  • il a constitué son nouveau gouvernement fort de 57 membres dont Amit Shah, le maître stratégiste, nommé au poste clef de ministre de l’Intérieur, mais qui comporte un seul ministre musulman ;
  • il a réuni le premier Conseil des ministres le 1er juin 2019.

Le programme des cent premiers jours préparé à grand bruit par le nouveau gouvernement donnera des indications sur la tonalité du deuxième mandat. D’ores et déjà, des mesures sociales en faveur des paysans pauvres et des artisans et un « big bang » réglementaire au bénéfice des entreprises et investisseurs étrangers, déjà prévus dans le programme de campagne, sont annoncés. Mais le point essentiel pour accélérer radicalement le développement du pays est celui des réformes structurelles continuellement différées : la réforme foncière pour libérer les terrains industriels, l’assouplissement du droit du travail, l’assainissement du bilan des banques, la réforme du secteur public – autant de sujets périlleux pour un deuxième mandat.

Les enjeux économiques et sociaux sont d’autant plus cruciaux pour le gouvernement que les élections législatives à venir au niveau des États seront l’occasion d’un découplage entre le choix du Premier ministre et celui de députés d’Assemblées d’États, ce qui compliquerait les relations entre l’Union indienne et les États fédérés et éloignerait la possibilité pour Narendra Modi d’être enfin majoritaire au Sénat (« Raja Sabha »).

Absente de la campagne, à l’exception cruciale du Pakistan, la diplomatie de l’Inde restera multidirectionnelle, les points sensibles étant la Chine et les États-Unis (a fortiori l’Iran).  Une inflexion est à noter en direction des pays de BIMSTEC (Bay of Bengal Initiative for Multisectoral Technical and Economic Cooperation, comprenant le Bangladesh, le Népal, le Sri Lanka, la Thaïlande, le Bhoutan et Myanmar), invités d’honneur à Delhi le 30 mai 2019, véritable signal envoyé à la Chine.

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