Le fédéralisme allemand, une gouvernance efficace contre le Covid-19?

Avec quatre fois moins de décès qu’en France et une immense majorité de la population qui exprime sa confiance en son gouvernement, l’Allemagne semble réussir, de manière spectaculaire, sa gestion de la crise liée au Covid-19. Ernst Stetter, ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), revient sur les différents facteurs politiques et institutionnels qui pourraient expliquer cette exception allemande.

Depuis le début de la crise, d’innombrables articles commentent et analysent les différences d’approche entre les pays confrontés au coronavirus. Quand il s’agit de comparer les réponses et les résultats de la France et de l’Allemagne, un argument revient sans cesse : pour répondre aux exigences de la lutte contre le coronavirus, le fédéralisme allemand semblerait plus efficace que le centralisme français. 

Au premier abord, les chiffres semblent conforter cette théorie. Le taux de létalité en France est nettement supérieur à celui actuellement constaté en Allemagne. Les chiffres du 24 avril dernier indiquaient que 21 900 Français étaient décédés du Covid-19. C’est quatre fois plus qu’en Allemagne, où 5600 personnes en ont été victimes. Mais c’est cependant en se penchant sur les détails qu’il est possible d’obtenir une image plus fidèle de la réalité. 

La différence de concentration de population

La France et l’Allemagne sont peuplées de manières différentes. Là où la France ne compte que quelques grandes agglomérations, dont une seule avec plus d’un million d’habitants, la population allemande est répartie de façon bien plus dispersée sur l’ensemble de son territoire et compte quatre villes « millionnaires » (Berlin, Munich, Hambourg et Cologne). Onze villes allemandes comptent plus de 500 000 habitants, alors que la France n’en compte que deux (Marseille et Lyon). Le bassin de population de l’Île-de-France, fort de 12 millions d’habitants, n’a aucun équivalent en Allemagne, où la Bavière dans son ensemble compte 13 millions de résidents. La région la plus peuplée y est la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, mais ses 17 millions d’habitants se répartissent sur une surface nettement plus grande que la très dense agglomération parisienne. Berlin est cinq fois moins peuplée que Paris. L’écart des taux de létalité entre la France et l’Allemagne pourrait donc trouver une partie de son explication dans les différences de densité de la population : du fait d’une proximité géographique et physique bien supérieure entre les habitants, il est bien plus facile d’être contaminé en France qu’en Allemagne.

Le début de la contamination

Par rapport à la France, l’Allemagne a eu la chance d’être touchée plus tardivement par l’épidémie. Ella également pu rapidement détecter et identifier ses deux premiers foyers d’infection : la petite ville de Heinsberg, dans l’ouest du pays, où s’était déroulé un carnaval, et la région de Bavière, contaminée par des résidents de retour d’un séjour au ski en Italie et en Autriche. Dès le départ, le calendrier et le déroulé de l’épidémie ont donc été différents en Allemagne par rapport à ses voisins européens et français. 

La stratégie de dépistage massif

Une fois que celle ci a démarré, l’Allemagne a pu maintenir l’épidémie sous contrôle grâce à une stratégie de dépistages massifs. Avec plus de 350 000 tests réalisés chaque semaine depuis le 16 mars dernier, l’Allemagne compte l’un des taux de dépistage les plus élevés au monde. Cette performance lui offre un double avantage. Elle lui permet de dessiner un tableau de la propagation du virus plus réaliste que dans le reste de l’Union européenne, et surtout de la ralentir. C’est ainsi qu’elle a pu détecter les malades asymptomatiques, les isoler et ralentir la transmission du virus. Elle a donc pu éviter de saturer son système de soins, et donc gagner du temps pour permettre à celui-ci de s’adapter à la situation et d’accroître ses capacités d’accueil. 

L’augmentation extraordinaire des lits de soins intensifs

Avant le déclenchement de la crise, l’Allemagne disposait de 28 000 lits en soins intensifs, dont 20 000 équipés de respirateurs. Selon la société allemande des hôpitaux, cette capacité a pu être augmentée rapidement pour atteindre 40 000 lits de soins intensifs et 30 000 respirateurs dès le début du mois d’avril 2020. Une plateforme numérique (DIVI – Deutsche Interdisziplinäre Vereinigung für Intensiv- und Notfallmedizin) a également été mise en place afin de coordonner au niveau national les places encore disponibles dans les hôpitaux. À l’heure actuelle, 60% des lits intensifs sont occupés, et pour le moment la plupart des patients hospitalisés ne sont pas atteints du Covid-19 mais d’autres pathologies. 

Les restrictions exceptionnelles  

Comme l’ensemble de l’Europe, l’Allemagne a pris des mesures de restrictions exceptionnelles. Le 15 mars dernier, mis sous la pression des Länder frontaliers de la France et de l’Autriche, le gouvernement fédéral a cédé et annoncé la fermeture de ses frontières terrestres avec la plupart de ses voisins européens. Dans son style sobre et contenu, la chancelière a détaillé à cette occasion une liste de mesures visant à freiner la propagation du virus : fermeture des bars, des clubs, des institutions culturelles, des terrains de jeu et des maisons closes, suspension des offices religieux et des voyages à l’étranger. C’est également à ce moment-là que Angela Merkel a demandé aux Länder qui ne l’avaient pas encore fait de procéder à la fermeture de leurs crèches et de leurs écoles. Ces mesures de distanciation sociale ont ensuite été renforcées le 22 mars dernier, lorsque l’État fédéral et les Länder se sont accordés sur la fermeture des restaurants et des salons de coiffure, ainsi que sur l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes dans l’espace public, exception faite des familles ou des personnes issues d’un même foyer.

Les études menées depuis le début de la crise soulignent le rôle des contacts sociaux dans la propagation de l’épidémie. On peut penser que l’intensité plus faible de ces derniers en Allemagne par rapport aux habitudes culturelles de ses voisins européens a pu contribuer à limiter la diffusion du virus. 

Il apparaît donc évident que le système fédéral allemand n’a pas joué un rôle particulier dans la gestion réussie de l’Allemagne au début de la crise. Les acteurs politiques, économiques et ceux de la société civile ont suivi une ligne commune qui consistait à ralentir autant que possible la propagation du virus afin de limiter le nombre de malades simultanés et d’éviter de submerger le système de santé. L’important semble moins avoir été l’organisation institutionnelle que le consensus politique et national qui s’est rapidement formé en Allemagne et qui a permis de créer dès le début de l’épidémie une solide confiance entre la population et son gouvernement, indispensable au respect et au succès des mesures décidées. 

La première phase de l’épidémie semble désormais passée. Les chiffres, qui n’augmentent plus exponentiellement, ne sont plus aussi alarmants qu’ils l’étaient il y a un mois. Et c’est précisément maintenant que débute cette nouvelle phase de l’épidémie que le système fédéral peut cette fois-ci apporter des avantages et se montrer plus performant qu’une gouvernance centralisée. Il peut par exemple permettre de mettre en oeuvre des stratégies différenciées selon les territoires. La situation telle qu’elle existe aujourd’hui à Hambourg peut être différente de celle qui prévaut à Munich, les départements au sud-est de la Bavière ne doivent pas nécessairement se voir imposer les mêmes mesures que ceux des départements en Thuringe ou en Basse-Saxe. Plutôt que d’appliquer des directives de façon uniforme sur l’ensemble du pays, le fédéralisme permet de s’adapter à ces différentes réalités régionales et locales. 

Pour le comprendre, il faut garder à l’esprit que, même en cette période de crise sanitaire, l’essentiel de la vie politique allemande se passe au niveau fédéral. En Allemagne, les ministres-présidents des Länder sont des personnalités de premier plan et l’épisode du coronavirus illustre bien leur importance et leurs responsabilités dans le bon fonctionnement politique et institutionnel du pays. 

Si l’autonomie politique de chaque Land est très limitée, leur influence sur la politique fédérale est néanmoins significative. La lutte contre les maladies relève ainsi de la compétence des Länder : le gouvernement fédéral doit s’accorder et se coordonner avec les gouvernements des différents Länder pour décider des mesures de protection à mettre en place, tout en leur laissant une marge de manœuvre importante pour les faire appliquer. 

Comprendre le paradoxe du fédéralisme allemand

Comment comprendre ce paradoxe, qui constitue la principale spécificité́ du fédéralisme allemand ? La loi fondamentale allemande prévoit une répartition claire des compétences entre le Bund et les Länder. Sauf exception et règlements particuliers, l’exercice des pouvoirs étatiques et l’accomplissement des missions de l’État relèvent des Länder. 

Le fédéralisme a une longue tradition en Allemagne. Il trouve ses origines dans la multitude d’États indépendants qui se sont développés sur son territoire au cours de l’histoire. Néanmoins, depuis sa création il y a soixante-dix ans, la République fédérale d’Allemagne a connu un long processus de centralisation des prises de décision et des débats politiques vers le niveau fédéral. Les compétences des Länder ont ainsi été diminuées de façon constante. Elles se concentrent aujourd’hui essentiellement sur l’éducation, la culture, la radiodiffusion, la sécurité intérieure et le développement régional.

Le Saint-Empire romain germanique était déjà caractérisé par un polycentrisme très prononcé, au sein duquel le pouvoir central a toujours été marginalisé. Depuis la paix de Westphalie en 1648, les 350 États allemands (royaumes, principautés et villes libres) jouissaient d’une grande autonomie par rapport à leur empereur. Avec les guerres napoléoniennes et la disparition du Saint-Empire romain germanique en 1806, l’Allemagne a assisté à la fondation d’une mosaïque d’entités territoriales autonomes, de tailles et de natures très inégales, sans lien organique et politique. C’est à cette époque que la future organisation du territoire allemand et son contrôle politique deviennent ainsi la question politique et institutionnelle centrale de la première partie du XIXe siècle. 

Après la guerre franco-allemande de 1870, l’Empire allemand est créé par Otto von Bismarck en 1871 dans la galerie des glaces de Versailles. Celui-ci se donne une constitution inspirée du premier Parlement de Francfort de 1848-49, soit une synthèse entre fédéralisme et confédéralisme. Après la Grande Guerre de 1914-1918, la République de Weimar adopte une constitution fédérale et démocratique, organisée autour d’un système parlementaire bicaméral. L’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933 entraîne la suppression de la structure fédérale. Sous son joug, l’Allemagne devient alors jusqu’en 1945 une dictature centralisée et fasciste.

Hostiles à tout risque de renaissance d’une « grande Allemagne » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont préféré miser sur la reconstruction d’un État doté de régions assez fortes pour contrebalancer le pouvoir fédéral. Pour accélérer la reconstruction du pays et assurer un appui administratif aux Alliés dans la gestion du chaos de l’après-guerre, le retour des Länder est donc acté dès 1946, trois ans avant la création officielle, en mai 1949, de la République fédérale d’Allemagne. À la chute du régime communiste et la disparition de la République démocratique d’Allemagne (RDA) en 1989, le pays s’agrandit des Länder Brandebourg, Mecklembourg-Poméranie occidentale, Saxe, Saxe-Anhalt et Thuringe, tandis que Berlin-Est est intégré au Land de Berlin. 

Aujourd’hui le fédéralisme allemand est un système particulier d’équilibre des pouvoirs. Les ministres-présidents des Länder forment un solide contrepoids face au chancelier.

Ce système est caractérisé par la recherche permanente du consensus, sans lequel il est politiquement et institutionnellement impossible de mener à bien un projet législatif. Le Bund, les Länder et les communes sont obligés de coopérer étroitement dans le domaine législatif, dans l’organisation administrative et dans la gestion des moyens financiers. Ce mode de fonctionnement crée de ce fait une forte cohésion, un solide équilibre politique et une grande stabilité au sein de l’État fédéral. Le système connaît toutefois certains problèmes d’efficacité et peut sembler opaque pour la grande majorité des citoyens du pays. 

Sur le chemin du déconfinement

Cette réalité est particulièrement visible au cours de la crise du coronavirus. Les différents dirigeants des Länder se concurrencent parfois dans l’annonce des mesures ou dans leurs propositions de déconfinement qui ont parfois peu à voir avec les spécificités régionales.  

Le débat sur la réouverture de la « Bundesliga », le championnat de football allemand qui envisage de reprendre ses matchs sans la présence du public (Geisterspiele – des matchs fantômes), est à cet égard significatif. Certains, d’une façon très populiste, soutiennent qu’il est nécessaire en temps de crise d’offrir une distraction au peuple. Les autres préconisent, à juste titre, qu’il n’est pas acceptable que des footballeurs millionnaires puissent bénéficier d’un test de dépistage chaque semaine quand le personnel médical est encore souvent privé de la possibilité de se faire tester régulièrement. 

On peut également prendre en exemple l’obligation de porter des masques dans les lieux publics. À l’issue de la conférence organisée le 15 avril dernier entre la chancelière et les ministres-présidents, il a été décidé que le port des masques ne serait pas obligatoire mais seulement recommandé. Mais dès le lendemain de cette annonce, la Bavière et la Saxe, deux Länder gouvernés par les chrétiens-démocrates (CDU), ont décidé d’aller plus loin et d’imposer à leurs habitants l’obligation du port du masque. Stephan Weil, le ministre-président de la Basse-Saxe issu du SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne), s’est immédiatement emporté contre la décision de ses homologues de ne pas respecter ce qui avait été discuté et négocié par l’ensemble des dirigeants des Länder.

La chancelière Merkel s’est également montrée consternée par ces annonces qui ont été de surcroît décidées par des ministres-présidents des Länder qui appartiennent à sa propre famille politique. Au cours d’une conférence interne organisée le 20 avril dernier au sein de son parti de la CDU, Angela Merkel a fait sensation en dénonçant la polémique actuelle avec un mot particulièrement dur :  « Öffnungsdiskussionsorgien » – des orgies des discussions d’ouverture ! Composé de trois substantifs, ce mot deviendra très certainement l’une des expressions qui marqueront l’histoire de son règne, au même titre que le mantra qu’elle avait martelé au cours de la crise des réfugiés de 2016 : « Wir schaffen das! » – on le fera ! 

Malgré ces dysfonctionnements, les Länder prennent le problème de la pandémie très au sérieux. Ils adoptent ainsi tous les mêmes mesures, mais simplement pas le même jour. Le modèle allemand du fédéralisme fonctionne car il ne s’agit pas d’un système compétitif où seules les meilleures régions prévaudraient. Le fédéralisme allemand n’est pas parfait, mais en temps de crise il a l’immense mérite d’être guidé par les réalités du terrain.  

L’approche échelonnée d’un Länder à l’autre peut en outre procurer un avantage psychologique. Lorsque certains États fédéraux décident comme en Bavière d’imposer à leur population des mesures plus sévères qu’auparavant, les résidents des autres Länder ont le temps de deviner ce qui leur sera bientôt également imposé. Plutôt que de découvrir du jour au lendemain de nouvelles mesures contraignantes, ils peuvent ainsi se préparer mentalement à bientôt devoir faire des efforts supplémentaires.  

Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et candidat à la présidence du Parti chrétien-démocrate (CDU), justifie quant à lui ce système fédéral en soulignant qu’il permet aux régions et aux communes d’avoir les compétences et l’autorité nécessaires pour prendre des décisions adaptées aux réalités et aux besoins des populations locales. En temps de crise, ce dispositif institutionnel se révèle particulièrement précieux. 

Cependant, l’ampleur sans précédent de cette pandémie exigera en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne une résilience collective. Celle-ci devra en passer par une coordination efficace entre les différents échelons de la gouvernance mondiale, continentale, nationale, régionale et communale. Quels que soient leurs systèmes politiques et institutionnels, tous les pays devront s’y adapter. 

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