Le FN peut-il dépasser sa « crise de croissance » ?

Le Front national est en crise. Ce constat s’est installé à la faveur d’un débat d’entre-deux tours catastrophique, ainsi que d’une campagne des législatives marquée par des dissensions entre Marine Le Pen et Florian Philippot, et sanctionnée par un score décevant et un nombre de députés inférieur à celui de La France insoumise. Cette idée d’un parti en crise de décroissance reflète-t-elle pour autant l’état réel du Front national ? Éclairage avec Chloé Morin alors que s’ouvre un séminaire interne du parti.

Emmanuel Macron et La France insoumise, qui semblent au moins temporairement avoir confisqué à Marine Le Pen d’une part l’incarnation du « changement » désiré et d’autre part la contestation du « système » et de l’ordre établi, ont-ils mis à jour des failles profondes du logiciel frontiste et siphonné son fond de commerce ? Ou cette crise n’est-elle finalement que la première et inévitable crise de croissance d’un parti qui, depuis 2012, a su imposer ses idées au cœur du débat et approfondir sans cesse son ancrage électoral ? Si l’on entend ici et là des réponses définitives, certains enterrant déjà le Front national, et d’autres lui promettant des lendemains qui chantent, il serait bien imprudent de trancher si tôt. Mais d’ores et déjà, l’examen des données à notre disposition nous permet de dresser un état des lieux des défis auxquels le parti se trouve confronté et d’esquisser quelques pistes de réflexion.

Tout d’abord, un certain nombre de données viennent relativiser l’ampleur des difficultés du Front national. C’est un parti qui paraît certes divisé – c’est l’avis de 43% des personnes interrogées par Yougov pour Le Huffington Post – mais la focalisation médiatique de ces dernières semaines sur les querelles internes a sans doute créé un effet de loupe, conduisant à surestimer l’ampleur des divisions perçues par les électeurs. En effet, même si La France insoumise (25% des Français jugent ce parti divisé) et La République en marche (20%) paraissent beaucoup moins divisés que le Front national, le parti est encore loin d’atteindre le niveau division perçu chez Les Républicains (60%) ou au Parti socialiste (72%). 

De plus, sur trois sujets majeurs de préoccupation des Français que sont la lutte contre le chômage, le terrorisme et la crise migratoire, le Front national conserve une offre distincte de celle des autres partis, relativement crédible (c’est notamment le parti le plus crédible sur les enjeux migratoires et sécuritaires) et facile à résumer et donc aisément mémorisable : la fermeture des frontières et la préférence nationale – qui plaît pour son « bon sens » apparent, mais dont la portée est toutefois contrebalancée par le rejet de la sortie de l’euro. S’agissant du terrorisme et de la crise migratoire, la crédibilité du Front national tient non seulement à ce qu’il a placé ces sujets au cœur du débat, mais aussi à ce qu’un certain nombre de faits ont semblé, depuis 2015, venir confirmer aux yeux de nombre d’électeurs la pertinence de son diagnostic. Or l’antériorité du constat est un argument fort pour promouvoir, par transposition, des idées aujourd’hui minoritaires dans la société : « puisque nous avions raison avant tout le monde sur le terrorisme, vous verrez bientôt qu’il en sera de même sur l’euro ». 

En outre, son électorat reste, dans la plupart des domaines, d’une très grande homogénéité idéologique – de loin supérieure aux autres grands partis. Pour s’en convaincre, citons quelques chiffres issus de la dernière enquête Ipsos « Fractures françaises » pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès : 

  • 94% des sympathisants du Front national pensent que la France est en déclin;
  • 98% pensent qu’on « a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre »;
  • 95% pensent qu’il y a trop d’étrangers en France;
  • 94% pensent qu’aujourd’hui, on ne se sent plus chez soi comme avant;
  • 91% pensent que les immigrés ne font en général pas d’efforts pour s’intégrer en France;
  • 87% pensent qu’il faudrait rétablir la peine de mort;
  • 93% pensent qu’on est jamais trop prudent quand on a affaire aux autres;
  • 87% pensent que la mondialisation est une menace pour la France;
  • 90% pensent que la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui ;
  • 89% pensent que la plupart des hommes et femmes politiques sont corrompus;
  • 91% pensent que le système démocratique fonctionne plutôt mal et que leurs idées sont mal représentées;
  • 91% affirment s’inspirer de plus en plus des valeurs du passé dans leur vie;
  • 81% pensent qu’il faut aller vers plus de protectionisme;
  • 81% souhaitent renforcer les pouvoirs de notre pays même si cela doit limiter ceux de l’Europe;
  • 78% pensent que même si ce n’est pas son message principal, l’Islam porte en lui les germes de la violence et de l’intolérance;
  • 77% pensent que pour réduire le chômage il faut réduire le nombre d’immigrés ;
  • 76% pensent que les notions de gauche et de droite sont dépassées;
  • 69% pensent que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment;
  • 70% pensent que pour rétablir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres;
  • 65% pensent qu’on évolue vers trop d’assistanat;
  • 65% pensent que l’appartenance à l’Union européenne est une mauvaise chose;
  • 63% pensent qu’il faut renforcer la protection des salariés plutôt que donner plus de flexibilité au marché du travail;
  • 9% pensent que la manière dont la religion musulmane est pratiquée en France est « compatible » avec les valeurs de la société française…

La liste est trop longue, et pourtant non-exhaustive. Soulignons au passage qu’au vu de ces données, les appels de quelques membres du parti – notamment Sophie Montel, proche de Florian Philippot – à porter « un discours moins anxiogène » sur l’immigration et le terrorisme paraissent dénués de sens. Cela reste en effet des thèmes qui soudent l’électorat du Front national, le mobilisent fortement, et sur lesquels le parti est jugé crédible.

Malgré ces atouts, le Front national est entré dans une zone de turbulences dont il convient d’analyser les causes avec précision. Soulignons, avant d’aborder les questions programmatiques, que les handicaps électoraux du Front national ne sont pas uniquement de nature idéologique.

D’une part, il a perdu au cours de la campagne présidentielle son originalité sur certains de ses points forts : ce n’est plus le seul parti antisystème – au contraire, Marine Le Pen paraissait souvent bien plus installée, bien plus politicienne que nombre de ses concurrents, et tout autant sinon plus visée par les « affaires » – ni le seul antieuropéen, ou même le seul à porter une ligne dure sur le terrorisme ou l’immigration – à force d’efforts de « dédiabolisation » de sa part, et de durcissement d’une partie de la droite, il est devenu difficile de distinguer ses positions sur la plupart des sujets régaliens de celles de l’aile « Wauquiez » des Républicains. 

D’autre part, la personnalité même de Marine Le Pen, qui fut longtemps un atout pour ce parti car elle incarnait une véritable rupture avec la personnalité sulfureuse du père et était perçue comme plus neuve, plus proche du peuple et plus sincère que beaucoup d’autres responsables politiques, ne semble plus être déterminante dans l’attractivité du Front national. En « duel de personnalités », dans le dernier baromètre Ifop pour Paris Match, Jean-Luc Mélenchon écrase en effet Marine Le Pen. Il obtient la préférence de 63% des Français – dont 91% des électeurs de Benoît Hamon, 83% de ceux de Emmanuel Macron. Jean-Luc Mélenchon n’est même pas un repoussoir suffisant pour fédérer une majorité d’électeurs de François Fillon derrière Marine Le Pen : 35% la préfèrent au leader de La France insoumise, mais 45% le préfèrent lui, et 20% ne se prononcent pas. 

Enfin – et nous arrivons au cœur du débat qui se déroule sous nos yeux – derrière l’apparente homogénéité idéologique du socle électoral du Front national, un certain nombre de fractures sont revenues sur le devant de la scène à la faveur des débats post-défaite présidentielle.

Certains membres du Front national ont ainsi appelé, avec force, à revenir sur la proposition de sortie de l’euro, qui suscite de réelles réticences chez les Français, jusque dans le cœur d’électorat du Front national – 56% d’entre eux souhaitent que la France sorte de la zone euro, soit cinq points de moins qu’en 2015 et dix points de moins qu’en 2014. Par ailleurs, même si on l’oublie souvent, un autre sujet fracture le parti : le rapport entre liberté donnée aux entreprises et intervention de l’État dans l’économie. Or, là aussi, il existe des divergences entre la ligne « Maréchal-Le Pen » et la ligne « Philippot », deux lignes qui divisent les sympathisants du Front national à 50-50: d’un côté, un besoin de protection et de régulation et, de l’autre, un souhait que l’on donne davantage de liberté aux entreprises et que l’on cesse d’étouffer contribuables et entreprises sous une pression fiscale et des règles trop lourdes. Le passage à vide du Front national depuis quelques semaines tient sans doute essentiellement au fait que que l’on a davantage entendu parler de ces deux sujets majeurs de division, plutôt que des sujets multiples qui unissent le parti.

Certains se sont hâtés d’en conclure qu’il suffirait de trancher ces deux débats pour supprimer du même coup les handicaps dont le Front national aurait pâti pendant la campagne présidentielle. Mais est-ce vraiment si simple? Le risque n’est-il pas, en cherchant de manière un peu simpliste à évacuer ces débats, de briser la cohérence de l’édifice idéologique patiemment conçu depuis 2011? Est-ce que la cohérence idéologique d’un souverainisme intégral pèse davantage sur le plan électoral que la crainte dont la sortie de l’euro fait l’objet ? Est-ce que le discours de protection, qui fait écho au sentiment d’insécurité économique qui tenaille une vaste majorité de nos concitoyens, est électoralement plus rentable que le désir de « liberté » économique manifesté par une frange de l’électorat du Front national ? Et en levant la dernière barrière idéologique majeure qui le sépare de la droite républicaine, le Front national s’ouvrirait-il un nouvel espace de conquête électorale – notamment chez les retraités qui ont constitué une part écrasante de l’électorat de François Fillon – ou bien risquerait-il, en perdant sa spécificité, d’être jugé électoralement inutile par rapport à un parti jugé plus à même de traduire ses voix en victoire électorale ?

Les données d’opinion à notre disposition ne nous permettent à ce stade pas de trancher ces questions. Tout juste est-il possible de souligner qu’il existe, en ces temps de défiance très forte vis-à-vis de la sphère politique, une prime à la constance et à la cohérence. Mais à l’inverse, ceux qui prennent appui sur l’expérience de l’entre-deux tours de la présidentielle, où la sortie de l’euro a brièvement été abandonnée, pour prétendre qu’une telle révision du logiciel ne s’avèrerait pas électoralement payante, ont probablement tort. En effet, les conditions brouillonnes dans lesquelles ce choix fut fait et rendu public, et ce que nous avons observé à ce moment-là de la mémorisation de la campagne par les Français, indiquent plutôt que les choses ont été trop précipitées et mal expliquées, pour que le Front national puisse en tirer un quelconque potentiel bénéfice. Cela ne veut pas dire qu’en d’autres circonstances, l’abandon de cette mesure ne pourrait pas s’avérer électoralement payant.

Les semaines qui viennent permettront sans doute d’y voir plus clair sur les questions ouvertes ici. Il n’est d’ailleurs pas certain que le Front national ait intérêt à trancher les sujets sur lesquels ses électeurs sont divisés, car le fait même de placer ces discussions au cœur de l’agenda du parti, et ce pendant des mois, ne ferait que souligner ses faiblesses et l’empêcher de se faire entendre dans les domaines où il est fort et attendu par ses électeurs. 

Les questions qui font débat aujourd’hui renvoient de manière plus globale à deux options stratégiques majeures pour l’avenir du parti : envisage-t-il son avenir dans la convergence avec l’aile « dure » de la droite républicaine ou considère-t-il qu’en abaissant les barrières qui le séparent encore de la droite, il risquerait de perdre sa spécificité et donc ses électeurs qui, à idéologie semblable, préfèreraient une étiquette moins sulfureuse – celle des Républicains à la sauce « Buisson » – et jugée plus capable de porter ces idées au pouvoir ?

Même si le parti parvenait à mettre son mouchoir sur ses débats internes, colmater les brèches et éteindre les doutes dans ses rangs, la question du leadership se posera immanquablement dans les mois qui viennent. Marine Le Pen, jusqu’ici incontestée, a en effet vu ses faiblesses révélées de manière éclatante lors du débat d’entre-deux tours. Cela a laissé des traces, et une guerre de succession pourrait s’engager en vue de la prochaine échéance présidentielle.

Enfin, restera l’éternelle tension entre volonté de gouverner et positionnement hors système. Avec l’émergence de nouvelles forces politiques, le Front national n’est plus le plus « hors système » et ne parvient toujours pas, après les multiples victoires électorales engrangées depuis 2012, à apparaître véritablement comme un « parti de gouvernement ». Là encore, il devra sans doute trancher.

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