Le plafond gris : les seniors et la présidentielle

Contrairement à bien des idées reçues, l’électorat âgé ne forme pas le cœur du vote en faveur du Front national. Le « plafond de verre » freinant l’ascension du vote populiste n’est-il pas d’abord un « plafond gris » ? À quelques jours de l’élection présidentielle, et alors que quatre candidats peuvent encore espérer accéder au second tour, ce plafond gris va-t-il encore fonctionner ? La réponse du sociologue Serge Guérin et de la directrice de l’Observatoire de l’opinion, Chloé Morin.

À la lecture des intentions de vote réalisées par Ipsos (notamment l’enquête Ipsos-Cevipof-Fondation Jean-Jaurès, vague du 3 avril 2017), on constate que la candidate du Front national a peu progressé chez les retraités et les plus de 60 ans depuis 2012. Elle gagne en moyenne 1,5 à 4,5 points (selon Ipsos), des gains bien moindres que ceux enregistrés dans certaines autres catégories depuis 2012. Même si elle a pris ses distances avec son père, atténué ses menaces sur une sortie de l’euro et, plus généralement, édulcoré son discours, les seniors restent dans leur immense majorité méfiants à son égard.

Pourtant, il convient de souligner que les retraités d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux qui votaient en 2002, 2007 ou 2012. La génération des soixante-huitards prend par exemple de plus en plus d’importance, et peut se trouver séduite par la posture et le projet d’un Emmanuel Macron – deuxième candidat des retraités, derrière François Fillon – bien plus que par la prise de risque proposée par Marine Le Pen. Le vote des retraités n’est pas intangible, et il faut souligner qu’ils ne penchent pas toujours au second tour pour le candidat vainqueur de la présidentielle : en 2007, les retraités avaient voté Nicolas Sarkozy à 65% et seulement à 57% en 2012…

Pourtant, le clivage entre actifs et retraités persiste malgré la succession des générations. Ainsi, dans l’enquête Ipsos-Cevipof-Fondation Jean-Jaurès, on note que plus de 28% des agriculteurs actifs voteraient Front national, mais moins de 5% des agriculteurs retraités ; plus de 27% des indépendants actifs, contre environ 16% des indépendants retraités ; 18,6% des professions intermédiaires actives, et 14,8% des retraités ; 31,9% des employés actifs, et 21,9% des employés à la retraite. Ces écarts sont moins nets chez les ouvriers et les cadres : 39,1% des ouvriers actifs voteraient Front national, contre 36,5% des retraités ; 12,9% des cadres actifs, contre 10,9% des retraités. Les premiers ont basculé vers le Front national depuis longtemps, et les seconds y restent toujours très réticents. Si la question sociale reste un facteur majeur pour expliquer le vote Front national, l’effet de génération ne peut être ignoré. Plus marqués par le tragique de l’histoire et moins enclins aux aventures économiques et budgétaires, les plus âgés privilégient des candidats favorables à l’Europe et relativement modérés.

Second enseignement, qui a son importance compte tenu de la configuration que prend l’élection présidentielle actuelle : le plafond de verre ne vaut pas uniquement pour le Front national. Même si cela a été relativement peu souligné en raison des scores assez faibles habituellement obtenus par le ou la principal(e) candidat(e) d’extrême gauche, ce « plafond gris » concerne les populismes de droite comme de gauche, de manière quasiment identique. Déjà, en 2012, Jean-Luc Mélanchon n’avait séduit que 8% de cet électorat, contre 11% en moyenne. En 2012, l’addition des voix du Front national et du candidat du Front de gauche représentait, selon les estimations réalisées par OpinonWay le jour du vote, 19% des voix des retraités et des personnes de plus de 60 ans. À l’inverse le trio Hollande-Sarkozy-Bayrou représentait 78% de leurs suffrages !

Aujourd’hui, alors qu’il atteint environ 20% d’intentions de vote, Jean-Luc Mélenchon n’obtient pas plus de 12% des intentions de vote des retraités et des plus de 65 ans. Des scores encore plus bas que la candidate frontiste. On peut voir, dans ces réticences à l’égard des deux principales offres populistes, les mêmes explications : un attachement plus grand à l’Europe et à ce qu’elle symbolise historiquement, et un plus grand souci de stabilité, notamment économique et budgétaire. Une inquiétude des seniors qui ne se limite pas à leur propres intérêts mais qui touche aussi au futur du pays et donc à l’avenir des générations plus jeunes.

Mais si les retraités ne sont pas indispensables à la victoire (ayant voté massivement pour Nicolas Sarkozy au second tour en 2012), ils représentent cependant un segment important et croissant – entre 25 et 28% suivant les niveaux d’abstention – du corps électoral. Si, parmi toutes les configurations de second tour possibles, un duel Jean-Luc Mélenchon/Marine Le Pen venait à s’imposer, cet électorat se verrait contraint de choisir entre deux visions auxquelles moins de 30% d’entre eux, selon Ipsos, auront souscrit au premier tour.

Si, en revanche, François Fillon venait à se qualifier pour le second tour, il le devrait en revanche en grande partie à cet électorat, qui représente au moins la moitié de ses électeurs potentiels.

 

Sondages 2012

Ipsos (19-21 avril 2012)

OpinionWay (jour du vote, 2012)

Fourchette totale

Total droite-gauche-centre (grands candidats)
60+

F. Hollande : 25 ;
F. Bayrou : 9 ;
N. Sarkozy : 37

F. Hollande : 31 ;
F. Bayrou 9 ;
N. Sarkozy : 39

71 à 79%

Total FN et FdG
60+

J.-L. Mélenchon : 11 ;
M. Le Pen : 13

J.-L. Mélenchon : 7 ;
M. Le Pen : 11

18 à 24%

Total droite-gauche-centre
Retraités

F. Hollande : 29 ;
F. Bayrou : 8 ;
N. Sarkozy : 33

F. Hollande : 31 ;
F. Bayrou : 9 ;
N. Sarkozy : 38

70 à 78%

Total FN et FdG
Retraités

J.-L. Mélenchon : 12 ;
M. Le Pen : 14

J.-L. Mélenchon : 8 ;
M. Le Pen : 11

 19 à 26%

 

Intentions de vote 2017

Ipsos- Cevipof (3/04)

Ifop (semaine du 10/04)

Fourchette totale

Total droite-gauche-centre
65+

B. Hamon : 7,7 ;
E. Macron : 24,4 ;
F. Fillon : 31,9

B. Hamon : 6 ;
E. Macron : 24 ;
F. Fillon : 38

64 à 68%

Total M. Le Pen et J.-L. Mélenchon 
65+

J.-L. Mélenchon : 10,5 ;
M. Le Pen : 14,4

J.-L. Mélenchon : 12 ;
M. Le Pen : 14

24,9 à 26%

Total droite-gauche-centre
Retraités

B. Hamon : 7,5 ;
E. Macron : 24,1 ;
F. Fillon : 27,8

B. Hamon : 6 ;
E. Macron : 24 ;
F. Fillon : 32

59,4 à 62%

Total M. Le Pen et J.-L. Mélenchon
Retraités

J.-L. Mélenchon : 11,9 ;
M. Le Pen : 18,5

J.-L. Mélenchon : 14 ;
M. Le Pen : 18

30,4 à 32%

 

Note : afin d’établir des fourchettes s’approchant au mieux de la réalité, nous avons choisi de confronter les résultats des sondages réalisés par Ipsos en 2012 et 2017 à ceux réalisés par d’autres instituts, en l’occurrence un sondage jour du vote réalisé par OpinionWay en 2012 et un sondage Ifop-Fiducial, réalisé quotidiennement pour Paris Match, CNews et Sud Radio.

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