Le PS, le droit à la différence et la liberté : retour sur une évolution

Que le droit à la différence soit convoqué dans le cadre de la redécouverte socialiste d’une « conscience régionale » ou pour appuyer un discours de défense des minorités issues de l’immigration non plus seulement articulé autour de leur condition de travailleurs mais comme immigrés de « fraîche date, porteurs d’une autre culture », son irruption dans le paysage intellectuel socialiste soulève inévitablement étonnements et interrogations. Adrien Broche, politiste et chargé d’études à l’Institut Viavoice, opère un retour sur l’intégration de ces concepts depuis 1970.

La gauche française face à l’importation du droit à la différence

Pourquoi l’irruption du droit à la différence dans le paysage intellectuel socialiste soulève-t-elle des interrogations ? Parce que ce droit est neuf d’un point de vue chronologique, d’abord, depuis que la France a fait vœu d’unité en substituant l’idée d’universel à celle de particularisme, sacrifiant, pour prendre des accents de Michelet, la seconde à la première. Parce qu’il est étranger, ensuite, d’un point de vue philosophique, au républicanisme qui façonne une certaine culture socialiste depuis la fin du XIXe siècle.

L’attribution d’un « droit à la différence » suppose donc la reconnaissance officielle de droits culturels à des minorités qui, souvent et historiquement, furent victimes de discriminations (d’où le lien qu’il entretient avec le concept d’ordre psychologiste de ressentiment), celles-ci ayant eu pour fondements moins ce que les individus concernés faisaient ou pensaient que ce qu’ils étaient, le dispositif de revendication voyant alors le primat des appartenances objectives concurrencé par celui des appartenances subjectives. C’est ainsi le cas du revirement qui concerne la question des minorités nord-américaines dans les années 1960 et 1970 : faisant suite à la politique ségrégationniste, un large mouvement dit de « droits civiques », aspirant à l’égalité et d’inspiration universaliste, parvient à y mettre fin. Lui succède une nouvelle forme de revendication, non plus organisée selon l’accès commun à une égalité de droits détachée de distinctions identitaires, mais justement articulée autour de la mise en avant d’une différence, parfois considérée comme essentialisée, devant être reconnue, puis devant justifier la prise en considération politique de ces spécificités (ce qu’on entend communément décrire en science politique par le concept d’identity politics, « politique des identités » en français). Cette dialectique n’est pas constatable à l’échelle de la France dans les années 1970, sauf peut-être si l’on voulait qualifier, mais le terme serait impropre car trop inadapté, cette nouvelle manière de considérer les minorités issues de l’immigration.

C’est en revanche bel et bien de ce dispositif communautariste, entendu au sens propre car « critiquant l’individualité et l’abstraction du citoyen au nom des exigences démocratiques et du droit premier de l’individu à l’expression de soi », qu’émane le concept de droit à la différence dont le candidat François Mitterrand fera la promotion en mars 1981, à l’occasion d’un discours de campagne prononcé à Lorient :

« Comme si l’on gommait ainsi les siècles d’écrasement, l’œuvre lente et implacable qui, par la culture piétinée, humiliée, interdite, conduisait à la négation de l’identité d’un peuple… c’était blesser un peuple au plus profond de lui-même que de l’atteindre dans sa langue et sa culture. Nous proclamons le droit à la différence. »

Si cette évocation semble d’une particulière importance par son contexte et celui qui en fait l’éloge, elle n’est que la consécration d’un concept qui, dès 1974, irrigue les débats socialistes. Le même François Mitterrand l’évoque ainsi au Congrès national de Suresnes du mois de mars de la même année : la reconnaissance objective des singularités culturelles minoritaires doit néanmoins cohabiter avec le caractère « unitaire » de la République, partie prenante de « l’identité française ».

« À partir de là, le Parti socialiste […] estime qu’il doit tenir compte de la volonté et des intérêts des groupes sociaux et des collectivités singulières… Bref, selon le beau mot cité encore récemment par un parlementaire corse de notre groupe, le droit à la différence. Ce droit à la différence doit rester, et doit rester toujours compatible avec un autre droit aussi impérieux que celui de l’unité nationale. […] Et l’unité nationale, c’est un droit aussi nécessaire que le droit à la différence. »

Un an plus tard, le même François Mitterrand précisera sa conception de ce nouvel objet :

« Il est temps de donner aux libertés nouvelles, […] celles que commande le besoin de tout individu de chaque communauté, d’affirmer sa personnalité, d’exercer sa responsabilité, de défendre son droit à la différence. »

C’est donc en mars 1974 que l’on assiste à la première référence au droit à la différence dans le débat d’idées socialistes. Ses références s’amoncelleront, la campagne présidentielle approchant, mais les débats portent alors moins sur son acceptation que sur l’équilibre nécessaire à préserver entre unité et différentialisme, entre une culture socialiste imprégnée de l’idée d’égalité et une culture qui fait la part belle, nous le verrons, à celle de liberté.

(S’adressant à Michel Rocard) :
« Ta conception du socialisme ne gomme-t-elle pas les références au socialisme historique ? Es-tu d’accord sur le fait que les idées nouvelles issues de Mai 68, qui doivent enrichir notre projet, bien sûr, ne doivent pas s’y substituer ? Es-tu d’accord sur le fait qu’il faut aussi y intégrer les problèmes touchant le cadre de vie, les régions, les associations, la dimension féministe, le droit à la différence, mais que sans la prise en compte du socialisme historique […] il n’y a plus de socialisme. »

C’est, en effet, une fois encore, un socialisme en l’occurrence « historique » qui s’oppose au rocardisme. Cette opposition ne se structure en revanche que très peu autour de cette question dans les années 1970 (elle prendra une autre dimension la décennie suivante), mais se dessinent déjà les premiers traits (les chevènementistes se distinguant des cercles plus libertaires de la deuxième gauche) de l’opposition qui prendra forme quelques années après et une dimension encore plus importante lorsqu’elle éclatera au sein même de la gauche antitotalitaire.

Le modèle français s’est structuré, la Révolution de 1789 lui en a fourni les fondations, autour du principe d’égalité. Le réinterroger, et admettre de cette manière la légitime nécessité de reconnaître des communautés extranationales et en leur accordant un droit à la différence, pourrait tendre, et c’est là, semble-t-il, le piège tendu au socialisme par cette approche, à délaisser la primeur de l’égalité au profit de ce que l’exigence de la « tolérance » sous-tend : le primat de la liberté. La place de l’universel est cruciale à gauche. Le combat, notamment jaurésien, pour les droits et l’émancipation des travailleurs s’est toujours inscrit dans cette voie. Les droits de l’Homme en sont un symbole, la citoyenneté un corollaire, l’aspiration à l’égalité une fondation et une indissociable perspective. Alors, c’est peut-être parce que, concurrencée par de nouvelles réflexions qui ont pour pierre angulaire l’aspiration à la liberté, l’égalité, cette « passion » française chère à Tocqueville, n’est plus la seule à orienter le mouvement des idées socialistes que sa doctrine se trouve bousculée dans ses fondations.

Autour du concept de libéralisme : une difficulté sémantique alors propre aux socialismes

Les innovations idéologiques des socialistes dans les années 1970 découlent donc, entre autres, d’une matrice antitotalitaire et par conséquent un regain d’intérêt pour le libéralisme, non pas comme idéologie du capitalisme, qui reste combattu dans tous les supports socialistes (idéologiques, programmatiques…), mais un libéralisme à la fois politique ; ce souci du pluralisme étant précisément hérité de son aversion aux totalitarismes, principalement soviétique, et culturel.

Ce renouveau référentiel au libéralisme politique repose indéniablement sur le déclin du communisme, du paradigme de l’évolution des sociétés contemporaines selon le seul prisme de la lutte des classes, cette « religion séculière » comme aimait à la qualifier Raymond Aron, déclin qui ouvre aux socialistes, et particulièrement à la New Left, une légitimité nouvelle et décomplexée à questionner la liberté. Le pluralisme culturel s’appuie notamment, quant à lui sur une ouverture aux identités locales et immigrées et un rejet de l’État assimilasionniste, niveleur des identités particulières. Il apparaît notamment pour le Parti socialiste comme une manière de vaincre le racisme et l’intolérance par la redécouverte des cultures minoritaires, comme en témoigne l’exemple de ces mots qui portaient alors sur de la question de l’islam :

« Pour que l’identité musulmane s’épanouisse librement en France, encore faut-il que les “Français de souche” connaissent mieux leurs compatriotes d’origine maghrébine. »

Car c’est bien de la liberté, davantage que du libéralisme, qu’il s’agit. C’est elle qui réintègre la grammaire socialiste dans les années 1970, sous un aspect particulier néanmoins : là où c’était une conception « républicaine » de la liberté qui irriguait son discours depuis la Révolution, c’est une approche plus anglo-saxonne de celle-ci qui l’intègre. Les débats de philosophie politique et morale l’ont montré : la question de la liberté est complexe. Dans les conceptions kantienne et rousseauiste, elle n’existe pas sans loi (et l’autonomie consiste justement en l’institution par l’homme de sa propre loi, qui fait de lui le souverain), chez la Boétie, la servitude peut être volontaire. Le libéralisme n’a pas le monopole d’une réflexion sur la liberté, le républicanisme s’y adonne tout autant. La liberté républicaine combat ainsi l’assujettissement, par l’indépendance et l’autonomie du sujet, ce que Philip Pettit théorise comme « non-domination », là où la liberté libérale pourrait l’enfanter. Mais, si ce renversement semble constatable sur le strict plan de l’évolution des idées socialistes, le regain d’intérêt à gauche pour la question de la liberté, notamment par le rocardisme, s’appuie toujours, conjoncture oblige, sur l’idée qu’elle est philosophiquement indissociable du socialisme.

« Quant à nous, socialistes, nous qui considérons que défendre les travailleurs et défendre les libertés c’est le même combat, […] par l’abrogation des lois scélérates, par l’instauration du pouvoir régional, par la reconnaissance du droit à la différence et le développement des cultures originales d’autre part, c’est en fait un seul et même projet pour nous, socialistes. Il ne saurait y avoir de droit nouveau pour les travailleurs sans donner à ceux-ci exercice et jouissance des libertés […]. »

Cette approche est aussi celle de Rocard. La liberté, valeur principielle à laquelle les socialistes français seraient trop longtemps restés frileux par passion égalitaire et par adhésion à la dialectique marxienne qui subordonne le politique à l’économique et ignore la question de la liberté est, au contraire, une valeur cardinale pour la gauche. Encore au PSU, il y consacre un chapitre entier, intitulé « La liberté, ou le problème non résolu » dans son livre Questions à l’État socialiste. C’est, selon lui, le problème de la liberté politique collective qui se pose, par opposition à celui de la liberté personnelle qui recouvre une approche plus morale.

La première question – elle dépasse largement le cas de Rocard mais dont les écrits sont un excellent point de départ d’analyse et qu’il convient de discuter – se pose dans les termes de la conception de la liberté en État socialiste. Plus exactement, ce sont les libertés, au pluriel, qui sont en question ; ces libertés individuelles sacralisées par la Déclaration de 1789 que les régimes socialistes briment. L’antitotalitarisme du socialisme libéral repose justement sur cette critique : c’est de et par lui que naît ce nécessaire regain d’intérêt pour la liberté à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970. Là où ce mépris libéral est reproché par la « bourgeoisie capitaliste » aux États socialistes, un socialisme démocratique lui rétorque que la seule liberté qu’il ait jamais défendue n’est que « purement formelle », et que c’est bel et bien le socialisme qui fera advenir la liberté, c’est lui qui permettra des « sociétés plus justes, ou la liberté sera réelle ». Rocard ne nie pas à l’argument socialiste sa pertinence et la solidité du dispositif intellectuel qui le soutient. Il le juge convaincant, parce qu’il attribue au mouvement socialiste et au combat de la « classe ouvrière » la conquête de « libertés très réelles » qui ont été arrachées au capitalisme et au lexique libéral. Selon un tel dispositif, le manque de liberté dans les pays socialistes n’est qu’une étape transitoire vers l’accession à cette véritable liberté, informelle et réelle.

Mais cette rhétorique ne clôt pas le débat, encore moins pour la culture politique au sein de laquelle ce que l’on entendra plus tard par « rocardisme » commence à s’inscrire, une autre question se pose. Fidèle à la matrice antitotalitaire qui imprègne alors de plus en plus la production d’idées à gauche, il s’interroge :

« La question centrale est celle-ci : est-il légitime de payer d’un prix si lourd en suppression de libertés politiques l’effort énorme que font ou qu’essaient de faire les États socialistes pour développer leur économie jusqu’à un niveau qui donnera un contenu réel à l’exercice de la liberté ? »

Sept années plus tard, il confirmera cette position en appelant, au congrès de Metz, à « prendre en charge les malheurs historiques du socialisme avec la liberté ». C’est donc la question de l’identité socialiste qui est ici posée : est-il, doit-il être, le moyen de réaliser l’idéal péguyste consistant à sortir les plus miséreux de la misère, une culture qui place au cœur de sa doctrine la lutte contre les inégalités d’ordre économique ou doit-il s’attacher à rendre les sociétés plus justes et plus « dignes, donc plus libres » ? Fort heureusement, il reconnaît que les deux ne sont pas contradictoires. Mais cette interrogation identitaire paraît légitime et il semble que, dans la façon de poser le clivage, le rocardisme ait choisi son camp : celui de la « réconciliation du socialisme et de la liberté ».

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