Le salariat est-il mort ?

Le salariat est-il en train d’irrémédiablement décliner ou va-t-il sous des formes nouvelles trouver un second souffle ? Philippe Askenazy donne sa vision dans une contribution, dévoilée en avant-première, à une réflexion menée par la Fondation Jean-Jaurès et Alternatives économiques sur le travail de demain. Celle-ci se concrétisera dans quelques semaines par un essai et un dossier du magazine du mois de mai. 

La question de la disparition du salariat paraît incongrue lorsque l’on consulte les statistiques publiques dans les économies avancées. Dans tous les pays, le salariat demeure ultra-dominant au sein de la population en emploi. Mieux encore, globalement, les travailleurs dont l’emploi principal est salarié n’ont jamais pesé autant depuis que les statistiques existent. Par exemple, d’après les données d’Eurostat, l’indépendance comme activité principale représente 14,1% de l’emploi des 18-65 ans dans l’Union, 14% dans la zone euro en 2015, contre 14,6% dans les deux cas en 2005. Le constat est le même aux États-Unis ou au Japon, où les proportions sont encore plus faibles. Plus précisément, les taux d’indépendants employeurs (par exemple un artisan boucher avec des commis) déclinent alors que la part des indépendants sans employé est relativement stable.

Alors comment comprendre le discours sur la fin du salariat dans le sillage de l’économie collaborative ? Pourquoi circulent des chiffres affirmant que le tiers des Américains seraient désormais en freelance ? Ces derniers additionnent en fait toutes les catégories qui sortent de l’emploi salarié permanent à temps plein. On retrouve donc certes des indépendants mais aussi des salariés à temps partiel, des salariés précaires et des cumuls d’emplois.

En Europe de l’Ouest, c’est justement sur le cumul d’emplois que l’on voit un certain impact de l’économie collaborative qui permet de réconcilier données agrégées et observation empirique de nouveaux jobs comme les sitters d’appartement (services de conciergerie pour la location de son bien via une plateforme). Dans l’Union européenne à 15, le nombre de travailleurs cumulant un emploi secondaire comme indépendant (sans salarié) a progressé selon Eurostat de près de 400 000 entre 2010 et 2015, notamment des jeunes. L’activité indépendante vient alors compléter une activité salariée insuffisamment rémunératrice et non s’y substituer. Avec respectivement 200 000 et 120 000 pluriactifs supplémentaires, Allemagne et France expliquent l’essentiel de ce mouvement, qui demeure toutefois marginal.

Derrière cette bataille de chiffres se logent en fait des enjeux financiers considérables, politiques et sociaux. La fin du salariat signifie la fin de la protection sociale telle qu’elle est conçue aujourd’hui et sa nécessaire privatisation. Or salarié ou indépendant sont des catégories définies essentiellement par l’ordre juridique national. Le fait que l’Italie compte près du tiers d’indépendants, soit deux à trois fois plus que dans les autres pays du G7, est essentiellement dû à l’existence d’une catégorie juridique transalpine particulière – les parasubordonnés – qui serait largement incluse en droit français au sein du salariat. Dit autrement, un discours peut être performatif en impliquant des modifications du droit. Le salariat peut donc disparaître mais par le droit bien plus que par la technologie.

Regardons en effet l’ère du numérique. Jusqu’à présent, l’essentiel de l’emploi réplique une subordination fondement de la relation salariée. Une définition jurisprudentielle de la Cour de Cassation est en effet la suivante : « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Or, principal type d’emplois actuels liés aux plateformes, les chauffeurs de VTC doivent se conformer à un code comportemental et vestimentaire strict et ne disposent d’aucune marge de manœuvre sur la tarification qui est fixée par la plateforme. Et en outre, la plateforme, si les notations sont insuffisantes, peut sanctionner le chauffeur en le deréférençant. Ces caractéristiques expliquent les jugements récents aux États-Unis ou en Grande-Bretagne reconnaissant un statut de salarié à des chauffeurs, et les actions des Urssaf en France pour une requalification en contrat de travail. Elles expliquent également les mouvements sociaux naissant parmi les travailleurs de l’économie collaborative. Ils découvrent la réalité de leur subordination. Et la faiblesse des rémunérations ne permet même pas à ceux qui en font leur emploi principal de disposer d’une autonomie sur leurs horaires car ils doivent travailler tout le temps pour gagner leur vie.

Au total, on ne dispose pas aujourd’hui de signaux d’un effondrement du salariat. Sauf si nos politiques en décident autrement en organisant eux-mêmes son démantèlement.

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