Le vote par correspondance en Allemagne

Pour éviter d’attraper la Covid-19 en se rendant aux urnes, les Américains ont, en masse, voté par correspondance aux élections présidentielles de novembre 2020. Confrontée au même problème en vue des élections prévues en 2021, la France hésite à recourir à ce procédé. L’Allemagne, où le vote par correspondance est possible depuis 1957, pourrait-elle nous servir de modèle ? Conseiller spécial du président de la Fondation pour l’Europe, Ernst Stetter revient sur la manière dont il s’est est peu à peu inscrit dans les mœurs démocratiques.

Pour éviter de prendre le risque d’attraper la Covid-19 en se rendant aux urnes, plus de 65 millions d’Américains ont voté par correspondance aux élections présidentielles de novembre 2020. Anticipant le même problème en vue des élections départementales et régionales de 2021, la France envisage de recourir au même procédé. Pratiqué en Allemagne depuis de nombreuses années, le vote par correspondance y est parfaitement accepté, et le pourcentage d’électeurs qui choisissent de voter ce cette façon augmente d’année en année.  

Ce vote par correspondance permet de faire en sorte que le plus grand nombre possible d’électeurs participe au vote, le socle fondamental sur lequel repose le tout système démocratique. Il découle de l’idée que l’âge, l’état de santé, les obligations professionnelles, l’éloignement géographique ou même un départ en vacances ne devrait pas constituer un obstacle à l’accomplissement du droit le plus essentiel d’un citoyen. 

Le vote par correspondance a été introduit en Allemagne en 1957. Réservé aux seuls électeurs ayant un motif important pour justifier de leur absence le jour du scrutin, il était donc initialement peu utilisé. Aux élections de 1990, seulement 9,4% des électeurs y ont eu recours. Mais, depuis 2009, il n’est plus nécessaire de justifier son impossibilité à voter en personne le jour du scrutin : il suffit de demander son bulletin en avance auprès de la mairie de son lieu de résidence. Son usage n’a depuis fait que croître. 

Aux dernières élections fédérales de 2017, 28,6% des électeurs ont ainsi voté par correspondance. Mais cette pratique n’est pas adoptée de la même façon sur l’ensemble du territoire. Si en Saxe-Anhalt la proportion d’électeurs par correspondance était de 17,9%, le taux était deux fois plus élevé en Bavière, à 37,3%. À Munich, c’est même presque la moitié des électeurs qui ont voté par correspondance : 42,6%. 

L’importance d’une liste électorale à jour 

Chaque électeur qui est inscrit sur une liste électorale peut exercer son droit de voter par correspondance. Pour chaque circonscription, une liste électorale répertorie tous les citoyens ayant le droit de voter. Cette liste est établie par la ville sur la base des données issues des registres recensant les citoyens, si bien que personne n’est obligé de faire la démarche de s’y inscrire. 

Cependant, chaque citoyen allemand est tenu de s’inscrire au registre de la population de la ville de sa résidence principale. Le registre de la population est administré de manière décentralisée par les bureaux d’enregistrement des résidents, c’est-à-dire les autorités municipales chargées de l’enregistrement obligatoire. Leur objectif principal est d’enregistrer et d’identifier les personnes dans une commune et de déterminer leur domicile actuel.

Il existe actuellement environ 5300 autorités d’enregistrement de ce type en Allemagne. Elles doivent vérifier l’identité des inscrits, mais aussi collecter les données qui serviront à l’organisation des élections au Bundestag allemand, au Parlement européen, aux élections fédérales et aux scrutins municipaux. Les données personnelles des inscrits sont enregistrées dans le registre de la population, mais les données ne sont pas accessibles au public. 

Les citoyens qui ont leur résidence principale dans la commune le 42e jour avant l’élection fédérale sont donc automatiquement inscrits sur les listes électorales. La municipalité envoie à chacun un avis pour signaler l’élection au moins trois semaines avant le jour du scrutin. Les citoyens qui déménagent ou rétablissent leur domicile après ce délai ne seront pas automatiquement inscrits sur la liste électorale de leur nouveau lieu de résidence, mais peuvent néanmoins faire une demande d’inscription sur la liste électorale.

Face aux théories du complot propagées par Donald Trump et aux inquiétudes de ceux qui craignent que le vote par correspondance ne favorise la fraude électorale, il est important de souligner que les listes électorales empêchent également de voter deux fois. Si l’on vote par correspondance, on ne peut pas recommencer en personne le jour du scrutin. En effet, le registre électoral indique clairement si un électeur a déjà reçu par courrier les documents lui permettant de voter par correspondance. Si cette personne tente de venir voter une seconde fois le jour du scrutin, il sera clairement indiqué qu’il a déjà voté. 

Le vote dans l’isoloir, un principe démocratique majeur

Les opposants du vote par correspondance disent redouter que cet outil remette en cause le principe du vote direct, libre et secret. Le directeur fédéral du scrutin, Georg Thiel, a ainsi déclaré à l’occasion des dernières élections européennes que le vote par correspondance peut influencer les principes du scrutin secret. En démocratie, le vote est un exercice à la fois secret et collectif, intime et solennel. Si de moins en moins de citoyens se sentent obligés de visiter leur bureau de vote pour voter en personne dans l’isoloir, cela pourrait donc être interprété comme un manque de respect pour l’exercice démocratique. L’OSCE s’est exprimée dans ce sens dans son rapport sur le déroulement les élections du Bundestag en 2017.

Mais, loin de ces considérations philosophiques, les électeurs considèrent surtout le vote par correspondance comme une option aisée qui leur permet d’accomplir une formalité depuis le confort de leur maison. Il n’en demeure pas moins que le vote par correspondance a de réelles implications politiques. L’avancement progressif de la date du vote influe nécessairement sur la façon dont les partis programment leurs campagnes respectives. Ils doivent les démarrer plus tôt, et doivent anticiper le fait que, lorsqu’arrivent les dernières semaines de campagne, il est déjà trop tard pour tenter de convaincre une partie de l’électorat. 

De fait, le vote par correspondance a une incidence sur le résultat des élections. Un électeur qui envoie son bulletin un mois avant le jour du scrutin perd la possibilité de changer d’avis en fonction des derniers développements politiques ou des nouvelles révélations sur tel ou tel candidat. 

Un exemple souvent cité est celui des élections régionales de 2011 dans le Bade-Wurtemberg. Le Vert Winfried Kretschmann est devenu Premier ministre avec une légère marge. Si une plus grande proportion de citoyens avait voté en avance, Kretschmann ne serait probablement pas devenu Premier ministre. En effet, deux semaines avant les élections, l’actualité et le débat politique ont été totalement bouleversés par la catastrophe de Fukushima. Sans cet incident nucléaire de dernière minute, les Verts ne seraient vraisemblablement pas aujourd’hui à la tête de l’État régional. Cet argument rétrospectif est bien évidemment hypothétique, mais il rappelle qu’en avançant l’ouverture du scrutin, on prend un risque avec l’une des rares certitudes sur laquelle s’accordent tous ses acteurs : en politique, rien ne se passe jamais comme prévu. 

Le vote par correspondance n’est pas non plus sans poser de problème de droit constitutionnel. De fait, le secret du vote n’est pas garanti de la même manière que dans l’isoloir. Cela vaut également pour le contrôle du vote. Qui peut garantir, par exemple, que les votes par correspondance des résidents d’une maison de retraite sont effectivement libres et secrets ? 

Même si la liste des escroqueries du vote par correspondance qui ont été découvertes est longue, elle n’atteint pas pour autant une ampleur significative. Dans cette perspective, la Cour constitutionnelle fédéral a déclaré plusieurs fois le vote par correspondance constitutionnel et jugé qu’il était compatible avec le principe du vote secret. Si les risques existent, les juges ont estimé que les objectifs et les bienfaits de cette pratique, à savoir le maintien de la participation électorale, l’emportaient sur les dangers de dérives potentielles

Le coronavirus et le vote par correspondance

L’épidémie du coronavirus change la nature et l’ampleur de ce débat. Dans le dilemme entre santé publique et santé démocratique, le basculement de l’intégralité d’une élection vers le vote par correspondance apparaît comme une solution logique. Si se rendre au bureau de vote peut constituer un danger, il est naturel d’explorer des options alternatives. 

Avant l’épidémie, personne n’avait envisagé la possibilité d’organiser une élection intégralement par correspondance. Mais la situation sanitaire est aujourd’hui telle que cette option est désormais sur la table pour toutes les élections de l’année 2021. Outre les élections fédérales de septembre 2021, l’Allemagne devra organiser quatre élections régionales et trois scrutins locaux. Jusqu’à présent, le Bundestag maintient le fonctionnement habituel, et il est prévu que les Allemands puissent avoir le choix de voter par correspondance ou en personne. Il faut y voir là une approche pragmatique, mais aussi politique : elle permet de couper l’herbe sous le pied de l’AFD, qui souhaite capitaliser sur les critiques de Donald Trump à l’encontre du vote par correspondance pour en attaquer la fiabilité et le principe. 

Reste une question qu’aucun parti ne peut anticiper et qu’aucune autorité ne peut trancher : comment les électeurs décideront-ils de voter ? S’ils devaient tous choisir de le faire par correspondance, le système se retrouverait confronté à un événement qui n’est pas prévu dans la loi électorale et provoquerait des problèmes majeurs dans l’organisation du scrutin, le dépouillement des bulletins et l’annonce des résultats. Consulté sur la question, le comité électoral fédéral a estimé qu’il fallait partir du principe que l’épidémie contribuerait nécessairement à une augmentation importante du pourcentage de votes par correspondance, et qu’il fallait donc se préparer à un tel scénario : prévoir dès maintenant un nombre suffisant de documents électoraux pour permettre d’envoyer leurs bulletins à tous ceux qui en feraient la demande, et s’assurer que l’organisation du dépouillement soit prête pour gérer un grand nombre de votes arrivés par courrier. 

Car avant de polémiquer sur les conséquences démocratiques du vote par correspondance, il faut rappeler qu’il ne change rien au principe de la participation des citoyens aux élections. Fondamentalement, il s’agit essentiellement ici d’une question de préparation, d’organisation et d’efficacité. Il faut simplement s’assurer que les listes électorales soient à jour, que les autorités se donnent les moyens de faire parvenir à temps leurs bulletins aux électeurs, et que les observateurs des bureaux de vote soient formés et vigilants face aux potentielles tentatives de double vote. Donald Trump l’a appris à ses dépens : il est très difficile de contester avec succès un vote par correspondance bien organisé. En Allemagne, il serait également très compliqué de parvenir à mettre sérieusement en cause la régularité du vote par correspondance.

Malgré tout, il est légitime de se demander si, en cas de force majeure – et une épidémie en est une –, il est démocratiquement acceptable de rendre obligatoire le vote par correspondance. Il n’est pas possible de prévoir aujourd’hui à quoi ressembleront les différentes campagnes électorales prévues tout au long de l’année 2021, ni d’anticiper le comportement électoral des citoyens. Mais il est certain qu’une démocratie doit maintenir son immunité contre le virus de l’abstention et du populisme. Les récentes manifestations organisées en Allemagne contre le confinement montrent le besoin ressenti par la population de participer au processus politique, et dans une démocratie cela passe par le vote. Juriste constitutionnel et professeur à l’université de Constance, Christoph Schönberger s’est prononcé de façon particulièrement juste à ce propos : « La commodité seule ne peut justifier la possibilité d’un vote par correspondance. »

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