Les défis de la Turquie

Le 12 septembre, les Turcs ont approuvé par référendum une série d’amendements à leur Constitution. La Fondation vous propose de décrypter les résultats et leurs conséquences en Turquie, en Europe et dans le monde.

Le 12 septembre, les électeurs turcs ont approuvé à 58 % la révision de la Constitution proposée par le gouvernement d’Erdogan. Ce texte, qui n’a été soutenu que par le Parti de la justice et du développement (AKP) actuellement au pouvoir, réforme le fonctionnement de la justice et de l’armée, en limitant le pouvoir de la hiérarchie judiciaire et militaire, bastions du camp laïque. Cette campagne a renforcé les profonds clivages de la scène politique turque, en amont des élections législatives qui auront lieu l’an prochain.

Le referendum constitutionnel en Turquie

Ce référendum était important pour au moins trois raisons :

  • il s’inscrit dans le processus au long cours de modernisation et de démocratisation des institutions d’un grand pays européen (et non pas de notre « grand voisin asiatique », comme l’écrit cette semaine Jean Dominique Giuliani). Et la question se pose donc de savoir s’il s’agit d’un progrès ou d’un recul.
  • en second lieu, il intervient à un moment où la Turquie s’affirme plus fortement à la fois comme une puissance régionale et une puissance émergente. Et la seconde question était de savoir si le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP), que l’on présente le plus généralement comme un parti conservateur et démocrate musulman, et qui gouverne depuis la fin 2002, verrait son autorité fragilisée, au profit du grand parti d’opposition, le Parti Républicain du Peuple, membre de l’Internationale socialiste, ou au contraire confortée dans la perspective des élections législatives générales prévues à l’été 2011.
  • en troisième lieu, le « paquet constitutionnel » avait pour objet de répondre à une série de demandes provenant de l’Union européenne, et le résultat du vote enrichit donc les données du débat sur l’adhésion de la Turquie à l’UE. La balle est donc maintenant un peu plus dans le camp de Bruxelles.

Le paquet constitutionnel

La Constitution turque actuellement en vigueur date du 18 octobre 1982 et a été adoptée après le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, dont elle porte incontestablement la marque, même si elle a déjà subi seize retouches depuis lors, notamment à l’instigation de l’Union européenne. L’ensemble des réformes proposées dans ce paquet constitutionnel a été adopté par le Parlement (monocaméral) le 7 mai dernier, par 336 voix sur 550. Il s’agit là d’une majorité incontestable, mais loin des 2/3 (367 voix), requis par la Constitution : dans ce cas, le texte doit être soumis à référendum dans un délai fixé. Le texte voté a ensuite été déféré par l’opposition à la Cour constitutionnelle, qui l’a, contre l’avis de son rapporteur, modifié début juillet, laissant dans l’esprit des citoyens une certaine confusion sur le contenu final. C’est ce texte « revu » qui vient d’être adopté par référendum avec 58% de « oui » contre 42 % de « non », avec un taux de participation électorale de 77% des inscrits.

Ce texte de 26 articles, modifiant 23 articles de la Constitution de 1982, comporte toute une série d’avancées dans le domaine des droits humains et de la démocratisation, qui sont approuvées bien au-delà de la majorité parlementaire. Des mesures concernent la parité, la protection de la vie privée, des enfants et des personnes âgées, ou encore la délivrance des passeports. Dans le même ordre d’idées, la création d’un médiateur est prévue. Les fonctionnaires, qui à ce jour n’ont ni le droit de se syndiquer, ni le droit de grève, se voient ouvrir le droit à des négociations collectives : c’est une première étape. La compétence des tribunaux militaires est réduite : ils ne pourront plus juger de civils, sauf en cas de guerre, et dans certains cas les militaires ressortiront des juridictions civiles. L’article 15 de la Constitution, qui prévoyait l’impunité des auteurs du coup d’Etat sanglant de 1980, est abrogé, et déjà s’est ouvert dans le pays un débat sur la prescription de ces crimes. La Cour constitutionnelle ne pourra plus seule prononcer la dissolution d’un parti politique. Ceci n’est pas rien, si l’on se souvient que le parti démocratique kurde (successivement HADEP, DEP, DTP, puis BDP depuis 2009), devenu membre de l’Internationale socialiste avec le soutien décisif du Parti socialiste français, a dû changer depuis lors plusieurs fois de nom et d’organes dirigeants. Quant au parti majoritaire au pouvoir, l’AKP, élu en 2002 et réélu en 2007, il est passé en juillet 2008 à deux doigts d’une dissolution pour « activités anti-laïques » : imaginons ce que l’on dirait si le Conseil constitutionnel français envisageait la dissolution de l’UMP et l’interdiction de tout rôle politique à ses dirigeants, alors qu’aujourd’hui la censure du moindre article de loi conduit la majorité à dénoncer le « gouvernement des juges » ….

La controverse s’est en fait concentrée sur deux articles, qui élargissent la composition de la Cour constitutionnelle, et du Haut Conseil des Juges et Magistrats (HSYK), demeurés les bras séculiers de l’ »Etat profond » kémaliste, militaire et ultra jacobin, et en partie cooptés par lui. La nouvelle composition de la Cour constitutionnelle dépendra du Parlement monocaméral et du Président de la République, dont une révision de 2007 prévoit qu’il sera désormais élu au suffrage universel direct, et non plus par le Parlement. Quant au HSYK, l’autorité du Ministre de la Justice y est renforcée. C’est là une question sérieuse, celle de l’indépendance du système judiciaire. La Constitution ne rompt-elle avec l’emprise de l’Armée et ne devient-elle civile que pour voir la justice tomber sous la coupe de l’Exécutif et de la majorité parlementaire ? Est-ce une réelle avancée démocratique, ou bien simplement l’enregistrement d’un changement de classe dirigeante en Turquie, l’élite kémaliste traditionnelle étant dépossédée au profit des classes moyennes anatoliennes ?

Notons simplement que l’Union européenne a apporté un soutien de principe à cette réforme, qu’elle considère comme une avancée politique, ou « un pas dans la bonne direction ».

La campagne

On voit tout de suite les deux difficultés majeures de cette campagne, cumulant paquet constitutionnel complexe et référendum. La première consiste dans la pluralité des réformes soumises à une seule question, « oui » ou « non ». Les parlementaires français l’ont connue lors du débat sur la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 : faut-il « engranger » ce qu’il y a de bon à prendre, s’opposer en raison du risque présenté par certaines réformes, parier sur l’apprentissage progressif de la vertu ou refuser un texte parce qu’il n’est pas assez ambitieux ? Quant à la technique référendaire, on sait qu’elle est de maniement délicat, les électeurs tendant à se prononcer sur la situation politique générale, plutôt que sur la question posée, les Français l’ont encore vu en 2005. Tout référendum tend à devenir plébiscite.

La Constitution, qui fixe des délais impératifs pour la tenue du scrutin, a fait que cette campagne s’est déroulée pour une part pendant le mois de Ramadan. Le vote a eu lieu au moment de la fête, qui clôt le mois de jeûne, et trente ans jour pour jour après le coup d’Etat militaire, qui a donné naissance à la Constitution actuelle. Ce contexte émotionnel a pu peser sur la campagne et le vote. Les débats ont été selon les observateurs assez peu satisfaisants. C’est ce qu’a déclaré le commissaire européen chargé de l’élargissement, Stefan Füle. L’eurodéputé autrichien Hannes Swoboda, qui suit ces questions pour le groupe socialiste européen, a lui aussi déploré la faiblesse du débat.

La balle était bien sûr dans le camp de l’opposition. Le MHP, parti de la droite nationaliste, fondé par le colonel Türkes et dirigé aujourd’hui par Devlet Bahçeli, a pris position contre, persuadé que l’AKP « complote avec les Kurdes contre l’indivisibilité de la nation », selon la formule d’Alican Taya, auteur d’une très intéressante note de l’IRIS incluse dans ce dossier. Même position de refus au DSP, le parti fondé par Bülent Ecevit, mais plus de sept mille de ses membres l’auraient quitté à cette occasion. Quant au parti kurde, BDP, il considère que ce texte n’apporte rien aux citoyens kurdes de Turquie, et a donc appelé au boycott du scrutin, pourtant légalement obligatoire : cet appel a été massivement suivi d’effet dans les provinces du sud-est du pays, où dans certains cas le taux de participation descend en dessous de 10%, les rares votants se portant sur le « oui ».

Les socialistes ont été attentifs à la position de leur parti frère, le Parti Républicain du Peuple (CHP). Ce parti, comme l’explique la longue lettre envoyée par son leader Kemal Kilicdaroglu à tous les partis socialistes (et jointe à ce dossier), s’est nettement engagé en faveur du « non », en raison des risques pesant à ses yeux sur l’indépendance des institutions judiciaires, et en dépit du fait qu’il approuve les autres points de la réforme. Il a toutefois profité de la campagne, comme le note Alican Tayla, pour essayer d’atténuer l’image du long compagnonnage entre son parti, l’Armée et l’establishment kémaliste, et pour mettre l’accent sur la pauvreté et la situation des travailleurs. C’est un début difficile pour le nouveau leader du parti.

Quant à la société civile, son expression s’est divisée entre « non » et « oui »bien que… L’influente confédération patronale Tüsiad, qui a longtemps pesé en faveur de la libéralisation politique et économique, a fini par exprimer une position négative et demande la rédaction d’une Constitution nouvelle. Par contre, des intellectuels clairement marqués à gauche ont appelé à voter en faveur du texte proposé, comme le Prix Nobel Orhan Pamuk, ou l’économiste Ahmet Insel, ancien vice-président de l’Université Paris I. Pour eux, la fin de la mainmise de l’Armée sur la vie publique, objet d’un long bras de fer avec les partis de droite depuis 1950, et qui a coûté au pays trois coups d’Etat explicites et un quatrième plus feutré, est une avancée nécessaire et fondamentale, qui dépasse les inquiétudes que peut susciter à court terme la politique de Recep Tayyip Erdogan.

Les résultats

Les instituts de sondages s’attendaient à un résultat très serré, certaines enquêtes ayant même prévu une courte victoire du « non ». Avec une participation très honorable, surtout si l’on tient compte de l’abstention massive des régions kurdes, les 58% de « oui » sont une claire victoire pour l’AKP, qui avait déjà remporté en 2007 le précédent référendum, introduisant l’élection présidentielle au suffrage universel, avec 70% des voix. Ce résultat confirme la singularité de l’AKP dans le paysage politique turc. Ce parti semble résister à l’usure du pouvoir, aux scandales, aux affaires de corruption et aux déceptions des électeurs, alors que, depuis les années 1980, les partis majoritaires sortants ont été systématiquement battus à chaque scrutin législatif général. En particulier, la répartition des votes positifs témoigne de l’enracinement du parti en Anatolie, alors que les régions de la côte occidentale ont davantage voté pour le « non ». Serait-ce l’affirmation du « Pays profond » contre ce que l’on nomme en Turquie « l’Etat profond » ?

A l’inverse, ce résultat est décevant pour le CHP, qui espérait, en ayant placé à sa tête une figure respectée, créer une dynamique favorable à son retour au pouvoir lors des élections législatives générales de l’été 2011, après 9 ans de pouvoir de l’AKP. L’essai n’a pas été transformé cette fois-ci. La droite étant sur la longue durée sociologiquement majoritaire en Turquie, la gauche a besoin d’une forte dynamique unitaire pour faire bonne figure et le compte n’y est pas encore. Mais la gauche française, qui se divisa comme on le sait lors du référendum de 2005, ne saurait jeter à ses amis turcs la première pierre.

Reste que les problèmes fondamentaux du gouvernement du pays demeurent posés. L’élection du Président de la République au suffrage universel direct – les Français le savent depuis 1962 – transforme toujours profondément un régime d’essence parlementaire. Le régime turc, dans lequel le prochain Président sera élu directement par le peuple, n’échappera pas à cette mue. L’AKP avait promis une « Constitution civile », avant de devoir limiter ses ambitions en raison des difficultés politiques que cela représente : il est moins difficile d’obtenir un accord sur quelques modifications, qu’un consensus sur l’esprit d’un texte nouveau. Ne faut-il pas pourtant maintenant envisager la réécriture complète de la Constitution issue du coup d’Etat de 1980, et rapiécée à dix-sept reprises depuis lors ? Ce serait aussi l’occasion d’aborder des questions jusqu’alors non traitées, comme la réforme d’un mode de scrutin trop exigeant, avec son seuil de 10% nécessaire pour entrer au Parlement ou encore l’introduction du bicaméralisme et d’une véritable décentralisation.

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