Les électeurs de Trump ne disparaîtront pas

Après avoir été officiellement désigné au cours de la Convention de son parti comme le candidat du camp démocrate, Joe Biden a désormais soixante-dix jours pour confirmer ses sondages favorables et convaincre l’Amérique de le porter à la Maison Blanche. À quelques semaines de ce qui pourrait donc marquer la fin du mandat de Donald Trump, la romancière et intellectuelle féministe Siri Hustvedt dresse pour la Fondation Jean-Jaurès le portrait de cette Amérique plongée depuis bientôt quatre ans dans le tourbillon du national-populisme. 

Roman Bornstein : Qu’avez-vous appris sur votre pays depuis 2016 ? 

Siri Husvedt : Il est essentiel de comprendre que l’ascension de Donald Trump et son élection à la présidence ne sont pas un hasard de l’Histoire. Différentes formes du « trumpisme », avec son racisme, sa xénophobie et sa misogynie, ont été des forces motrices de l’histoire américaine, et ce depuis la création même du pays. En 2016, j’étais parfaitement consciente de cette histoire, qui porte en son cœur une contradiction fondamentale : l’égalité inscrite dans la Déclaration d’indépendance et dans la Constitution était sévèrement nuancée. Elle était principalement limitée aux hommes blancs, libres, et qui possédaient des biens. Ce droit s’est lentement étendu, mais de profondes inégalités subsistent et sont ancrées dans toutes nos institutions. 

L’acceptation honteuse de l’esclavage au sein de l’Union formée par les anciennes colonies anglaises a trahi son propre fondement dans la pensée des Lumières. Des contradictions similaires ont bien sûr hanté la France. Les débats sur l’esclavage et les droits des femmes y ont été une conséquence raisonnable de l’affirmation de l’égalité des hommes. En 1673, le cartésien François Poulain de la Barre déclarait que « l’esprit n’a pas de sexe ». Mais Diderot, qui était farouchement opposé à l’esclavage, ne soutenait pas pour autant l’égalité pour les femmes. Bien que beaucoup d’entre eux possédaient eux-mêmes des esclaves, les Pères fondateurs des États-Unis se sont tout de même inquiétés de l’esclavage. Mais ils n’ont jamais sérieusement débattu de la candidature des femmes à l’égalité devant la loi.

Ce que je ne savais pas avant 2016, et que j’ai appris depuis, c’est à quel point ces forces de droite fanatiques restaient puissantes dans la culture américaine. Bien qu’elles ne représentent qu’une minorité des électeurs et qu’elles ont été aidées par le système du collège électoral, soixante-trois millions de personnes se sont ralliées à Trump. Pour pouvoir voter pour lui, ils ont dû soutenir son racisme et son sexisme transparents ou, à tout le moins, l’ignorer. Cela m’a surpris. J’avais estimé qu’environ 25% des électeurs pourrait soutenir un tel candidat. En 1964, Barry Goldwater avait par exemple été détruit par Lyndon Johnson.

Qui étaient ces électeurs ? Les données démographiques montrent que ce sont des Blancs, ruraux, plus âgés que la moyenne et sans formation universitaire. Les études ont montré que l’économie n’était pas le facteur décisif de leur vote. Ces personnes étaient animées par des sentiments nativistes et anti-immigrants, pas par les pertes dues à la mondialisation. Bien que les hommes aient été plus nombreux à voter pour Trump que les femmes, 53% des femmes blanches ont voté pour lui. Après les démonstrations publiques de mépris de Trump pour les femmes, cela m’a choquée. J’ai dû me confronter au fait qu’un grand nombre de Blancs dans ce pays avaient mis leur foi dans un homme qui n’avait jamais dissimulé ses pulsions autoritaires.

Comme vous le soulignez, Trump ne fait rien pour tenter de dissimuler ses penchants autoritaires, mais ses électeurs semblent, pour leur part, convaincus d’être du côté des sauveurs de la liberté. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? 

Les cris en faveur de la liberté de la part des supporters de Trump sont fondés sur ce que j’appelle le mythe du self-made-man. Le fantasme du cow-boy solitaire qui n’est jamais né, n’a jamais été un enfant, n’a jamais eu besoin d’aide pour respirer l’air, pour manger ou pour être soigné parce qu’il n’a jamais dépendu et ne dépendra jamais de quelqu’un d’autre. C’est un déni de la réalité humaine. Les êtres humains sont des animaux sociaux et, lorsqu’ils sont jeunes, ils sont beaucoup plus dépendants des autres membres de leur espèce que la plupart des autres mammifères. Le fantasme de la super-indépendance masculine est profondément ancré dans la culture américaine et a été alimenté par le mythe sous de nombreuses formes : le pionnier apprivoisant l’Ouest sauvage, l’entrepreneur conquérant le monde des affaires, l’astronaute explorant l’espace. L’impitoyabilité, l’égoïsme et la violence deviennent admirables chez de tels héros. 

L’absurdité actuelle est que le port d’un masque pendant la pandémie, simple question de santé publique, est donc devenu un affront à la liberté individuelle. L’idée même de se protéger soi-même et de protéger les autres devient réservée aux losers. Les fantasmes d’une masculinité dure, qui ne peut être pénétrée par les autres, sont essentiels à cette idée de la liberté. Écouter des experts en santé publique, des scientifiques et des médecins est destiné aux « mauviettes » émasculées. Il me semble que c’est une définition particulièrement déformée de la liberté, qui consiste à claironner les droits individuels comme s’il n’y avait pas d’autres individus. Le narcissisme de Trump, sa vantardise, son mépris des femmes, des personnes de couleur et des immigrants s’inscrivent parfaitement dans ce fantasme de longue date.

Les théories du complot sont fascinantes et, bien sûr, ne sont pas exclusives à la droite américaine. Les recherches sont extrêmement partagées sur l’identification des traits qui incitent une personne à croire en ces théories complotistes, mais le sentiment de vulnérabilité est une caractéristique possible. La « théorie du bouc émissaire » de René Girard s’applique ici. Le fait de blâmer un bouc émissaire pour les conflits internes d’un groupe soulage les tensions et rétablit la paix. Un virus n’a pas conscience qu’il se déplace d’une personne à l’autre et en rend certaines malades à en mourir. Mais en attribuant son existence à une conspiration chinoise, ou en prétendant qu’il s’agit d’un non-événement exagéré par les démocrates, le croyant peut avoir l’impression d’avoir un certain contrôle sur la situation. Il renforce le sentiment qu’il a de sa propre bonté morale et dissipe la qualité inexplicable d’une contagion effrayante. Fox News joue sur ces sentiments en permanence. L’indignation morale est une émotion utilisée par un membre d’un groupe qui se prétend pur pour rejeter toute faute sur un outsider, un étranger. 

Qu’est-ce que le coronavirus a permis de mettre en lumière aux États-Unis ? 

Partout dans le monde, la pandémie a été une machine de mise à nu culturelle. Son rôle d’agent biologique inconscient qui révèle la connectivité des écosystèmes ne doit pas être sous-estimé. Il n’existe pas de défense solide contre lui, si ce n’est reconnaître son caractère mondial, étudier son possible lien avec la diminution de la biodiversité et admettre notre interdépendance mutuelle qui appelle des décisions internationales.

Mais elle a également révélé les terribles failles économiques et sociales de certaines nations. Les pauvres ne peuvent pas pratiquer la distanciation sociale. Les épidémies ont toujours frappé les pauvres le plus durement, mais il est instructif de constater que la Sierra Leone a géré le coronavirus infiniment mieux que les États-Unis. L’incompétence, le chaos et la pensée magique qui ont caractérisé la réponse de l’administration Trump à cette dangereuse épidémie ne sont rien de moins que stupéfiants. Au moment où j’écris ces lignes [ndlr : juillet 2020], le Texas, l’Arizona et la Floride sont confrontés à des crises imminentes dans leurs hôpitaux. Le nombre de morts aux États-Unis est inadmissible au vu de ce qui était censé être un Centre pour le contrôle et la prévention des maladies supposément capable de prendre en charge et de gérer une pandémie. 

Ces échecs sont d’ordre idéologique. La fanfaronnade, la tergiversation et l’ignorance belliqueuse présentes au sommet de la hiérarchie sont directement responsables du grand nombre de morts que nous subissons ici. Et j’oserais même dire que cette idéologie est intimement liée à une masculinité absurde et provocante. L’administration Trump a maintenant choisi le suicide plutôt que d’affronter la réalité. 

Je pourrais me tromper, mais je ne trouve pas un seul épidémiologiste qui prévoit autre chose qu’un désastre si les États-Unis continuent dans cette voie. C’est comme si cette maladie contagieuse, dont le terme est utilisé depuis longtemps par la droite et par Trump comme une métaphore pour décrire les groupes marginalisés et les immigrés, leur posait une colle insoluble car, cette fois, elle est littérale. En rejeter la faute sur les Chinois et utiliser des slogans racistes pour décrire le virus n’ont pas été efficaces. Tant que l’on pouvait blâmer l’Autre et inventer des fictions pour expliquer que l’Autre est une force malveillante sapant la politique du corps blanc, Trump était sur un terrain familier, confortable. Le virus est en sommeil jusqu’à ce qu’il soit activé par un hôte, mais on ne peut lui attribuer de qualités morales. La droite populiste avait jusqu’ici été animée par l’idée que tout ce qui va mal dans le monde pouvait être attribué aux « gens d’en haut », qui pensent qu’ils savent tout mieux que tout le monde, et aux Autres, les démoniaques minorités ethniques et sexuelles. Le coronavirus a battu en brèche cet argument : un virus qui est passé de l’animal à l’homme ne correspond pas au tableau qu’ils essayaient de nous peindre. 

Au 9 juillet 2020, le Washington Post a comptabilisé que Trump avait menti en public à 20 055 reprises au cours des 1267 jours écoulés depuis le début de son mandat, soit presque seize fois par jour. Comment peut-on maintenir sa capacité d’indignation quand elle est sollicitée seize fois par jour ? Certains psychologues ont évoqué l’apparition d’une nouvelle maladie, le « symptôme de la fatigue de Trump ».

La « fatigue de Trump » est une expression appropriée. Malheureusement, en amplifiant chacun de ses tweets scandaleux, la presse a involontairement augmenté le pouvoir de Trump. Le linguiste américain George Lakoff l’avait souligné pendant la campagne. C’est un simple fait cognitif que si l’on vous dit de ne pas penser à un éléphant, l’image mentale d’un éléphant apparaît instantanément dans votre esprit. 

La technique rhétorique de Trump est simple mais efficace : la répétition. Lorsque son texte n’est pas écrit à l’avance, il dit à peu près tout trois fois. Son message réactionnaire Make America Great Again doit être reconnu comme un trait de génie. Il vise les nostalgiques d’un monde qui soutenait la bigoterie, le monde de Jim Crow, des lois contre la sodomie et des femmes dans la cuisine.

Mais la « fatigue de Trump » est plus qu’une simple fatigue. Elle se manifeste en moi par une anxiété continue, accompagnée de vagues de tristesse. La répétition à l’infini des déclarations ignorantes, cruelles et parfois totalement incompréhensibles de Trump a un effet cumulatif. Lire certaines de ses déclarations, c’est comme découvrir des textes dada sans humour ou des absurdités de Lewis Carroll sans esprit.

Je ne peux que imaginer ce que je ressentirais si j’étais une immigrée sans papiers ou quelqu’un qui étudie ici avec un visa d’étudiante étrangère ou encore un Noir terrifié d’être arrêté par la police pour une infraction mineure au Code de la route ou un autre délit réel ou imaginaire. Pour les personnes comme moi qui ne sont pas mises en danger imminent par les politiques de l’administration, il subsiste néanmoins un chagrin qui découle de la conscience de l’existence de cette maladie morale omniprésente ancrée au sommet du pouvoir. Une maladie qui a gagné sa légitimité à partir des sentiments de millions de personnes.

Je parle de sentiments parce que ce mouvement est animé par l’émotion – la honte qu’ont ressentie d’innombrables Blancs par rapport à ce qu’ils perçoivent comme étant les Autres : les élites urbaines, les femmes, les minorités ethniques et les LGBTQ qui font exploser la binarité sexuelle. Pour ce groupe, Trump personnifie le cheminement de la honte à la fierté, du sentiment de culpabilité à l’égard d’eux-mêmes et de leurs croyances au sentiment de bien-être. Je ne suis pas sans pitié pour ces personnes, mais l’élévation de la brutalité, de la cruauté, des discours ouvertement racistes et du sexisme occasionne chez moi des ravages intérieurs. 

Je suis les infos de façon délibérée et à des doses sobres. Je ne les regarde pas de façon compulsive. Je résiste aussi à l’inévitable fascination que j’éprouve pour un psychopathe qui se trouve à occuper la position la plus puissante du monde, ce qui lui permet de satisfaire ses désirs les plus fervents – être regardé, discuté et vu en permanence. La surveillance constante de son comportement scandaleux nourrit l’appétit des médias.

Derrière son comportement scandaleux se cache un assaut continu contre les normes et les institutions démocratiques de la part d’un président censé en être le garant. Comment jugez-vous la manière dont ces institutions ont géré cette crise inédite depuis quatre ans ? 

J’ai découvert à quel point le gouvernement américain semble fonctionner sur la base de « normes », plutôt que de lois. Certains modes de comportement ont été codifiés, et les administrations précédentes ont suivi des règles qui étaient souvent tacites. À maintes reprises, je me suis retrouvé à me demander : « Mais peuvent-ils faire cela ? Le président peut-il renvoyer et remplacer tant d’inspecteurs généraux, qui sont les chiens de garde internes des ministères ? »

Il semble qu’il le puisse. Il semble qu’il puisse aussi vider le Département d’État de sa substance et ne pas nommer d’ambassadeurs. Il peut transformer l’Agence de protection de l’environnement en agence pour la pollution et la destruction de l’environnement. Il peut renvoyer les dirigeants de la radio Voice of America. Et ainsi de suite. Les dommages causés aux différents ministères et à leurs bureaucraties ne seront pas réparés du jour au lendemain. Ils nécessiteront des années de reconstruction. 

Plus on lit les déclarations de Trump sur la « fraude électorale » et les « élections truquées », plus on sent qu’il n’hésitera pas à contester les résultats s’il devait perdre. Après quatre ans à tester les défenses anti-autoritaires du système, Trump lancerait là aux institutions le défi démocratique ultime. Sont-elles prêtes à y faire face ? 

L’ensemble des élections américaines a toujours été marqué par la transition pacifique du pouvoir, même celles comme la « victoire » de Georges W. Bush, ratifiée par la Cour suprême de façon fallacieuse, après la débâcle du recomptage des voix en Floride. Mais je ne suis pas certaine que cela continuera en 2020.

La limitation active de la possibilité pour certains électeurs d’exercer leur droit de vote fait depuis longtemps partie du fonctionnement de notre pays, mais ce phénomène s’est aggravé à mesure que la droite se sentait plus menacée. Un tort irréparable a été causé lorsque la Cour suprême a vidé de sa substance la loi sur le droit de vote. Vous avez raison de dire que nous avons de bonnes raisons de craindre des tentatives visant à saper l’élection ou à la déclarer frauduleuse quand bien même aucune fraude n’aurait été commise.

En ce moment, avec une aggravation de la pandémie directement due à un cafouillage de l’administration, une économie en chute libre et une large sympathie populaire pour le mouvement « Black Lives Matter », le président Trump se comporte de plus en plus de manière erratique en public. Cet homme manque d’inhibition, d’imagination, de culpabilité et d’empathie.

Sa personnalité psychopathe est précisément la raison pour laquelle sa base l’aime. Mais d’autres qui ont voté pour lui en 2016, peut-être en raison de leur misogynie non assumée, embrassent Biden qui, semble-t-il, est mieux gardé sous silence jusqu’à l’élection. Biden n’a pas besoin de faire grand-chose, il doit simplement se contenter de ne pas être Trump. Cela dit, il est impossible de faire des prédictions. Mais je pense que même si Biden essuie une débâcle, la violence de certaines milices de droite pourrait tout de même éclater. Elles seront encouragées par Trump, dont le narcissisme extrême le conduit à aller partout là où on l’adule. Et si c’est chez les néonazis, qu’il en soit ainsi. 

Le Parti républicain l’a jusqu’à présent toujours suivi. Y a-t-il encore un espoir qu’ils finissent par l’abandonner ? 

S’il perd, les républicains tenteront de se dissocier de lui. Ce qui les intéresse, c’est de rester au pouvoir. En même temps, un parti républicain sans la « base » de Trump est difficile à imaginer. Désormais, ce sont eux les républicains.

Voir les républicains tremblant devant le pouvoir de Trump a été un spectacle vraiment laid. À l’exception de Mitt Romney, le Sénat a été sous son emprise. Ce qui est intéressant, c’est la terreur qui est la leur de s’aliéner non seulement le président mais aussi sa « base », ses fidèles fanatiques. Il faut reconnaître que leur alliance avec Trump correspond à ce que veulent les électeurs de leurs circonscriptions respectives. Désormais, l’affiliation au parti républicain signifie le soutien à Trump, et la haine populiste blanche envers tous les autres. Y compris les électeurs de gauche blancs. 

Le parti républicain peut-il s’en remettre ? Il n’y aura pas de nouveau parti républicain à moins qu’il élargisse sa base, ce qui impliquerait d’adopter un programme politique différent. Est-ce qu’il peut y avoir un parti de Trump sans Trump ? J’en doute. Il est peu probable qu’il puisse s’en remettre. Il ressemble de plus en plus au parti des griefs des Blancs. Les données démographiques suggèrent que ce n’est pas suffisant.

La presse a joué un rôle important en mettant en avant, d’après les études publiées par les démographes, la fin prochaine de l’Amérique blanche. Les changements démographiques comprennent des zones urbaines en expansion, avec des populations plus diversifiées. Il y a des personnes plus instruites et plus jeunes, un plus grand nombre d’Hispaniques et beaucoup plus d’Asiatiques. Cela a ensuite joué sur les craintes de la droite, avec notamment leurs déclarations absurdes sur le « génocide blanc » et le « grand remplacement », une idée qui, comme vous le savez, a des origines françaises et non américaines. 

Même quand il sera parti, Trump aura toujours son compte Twitter, ses partisans regarderont toujours Fox News, les médias le considéreront toujours comme un bon client, et il semble évident qu’au moins un de ses enfants finira par essayer de reprendre le flambeau. Ajoutez à cela la crise économique, qui durera plusieurs années. Tous les fondamentaux d’un mouvement populiste durable sont réunis. Comment envisagez-vous la possibilité que le trumpisme puisse survivre à Trump ? 

Les électeurs de Trump ne disparaîtront pas avec son administration, pas plus que lui-même ne disparaîtra, même s’il aura nécessairement l’air plus mal en point s’il est battu. L’extrême droite, avec ses fortes connotations populistes, existe depuis longtemps aux États-Unis. Quand j’étais enfant, la John Birch Society était extrêmement active pour distribuer de la propagande anticommuniste. Il y avait déjà des figures populistes majeures. Le père Coughlin, un virulent antisémite, présentait dans les années 1930 une émission de radio écoutée par trente millions d’auditeurs. Jusqu’à ce qu’il soit assassiné, Huey Long était un démagogue populiste très puissant en Louisiane. Il y a évidemment eu Joseph McCarthy, qui a fini par imploser à la télévision. On peut aussi citer le mouvement Know Nothing, dans les années 1840, qui a été extrêmement populaire, tout comme l’eugénisme racial au début du XXe siècle. Avec le recul, le président Woodrow Wilson s’avère également avoir été un raciste grotesque avec une politique intérieure hideuse. 

Mais Trump est cependant unique, et sa vie après sa future mort politique n’est pas encore claire. S’il perd en 2020, je pense que les enquêtes sur ses activités criminelles le tiendront occupé au tribunal. Mais je suis certaine qu’il lancera un one man show ou créera sa propre chaîne de télévision pour pouvoir continuer à assurer le spectacle auprès de ses fans.

Vous dites que les électeurs de Trump sont animés par des sentiments nativistes et anti-immigrants et non par les problèmes économiques dus à la mondialisation. Dans ce cas, que peut dire ou faire la gauche américaine pour atteindre ces gens ? 

Après l’élection, les grands médias américains se sont jetés à corps perdu sur les électeurs de Trump en essayant de les comprendre et de les présenter sous un jour favorable. Cette sympathie leur a été offerte parce que l’archétype de l’électeur de Trump était considéré comme un homme blanc de la classe ouvrière qui avait souffert. Ni les femmes, ni les Noirs, ni les immigrés n’ont jamais bénéficié d’une telle attention, car Trump a longtemps été considéré comme représentant « le peuple américain ». 

De nombreux journalistes sont également des hommes blancs et ils éprouvent automatiquement une sympathie irréfléchie pour ce supposé homme du peuple. Mais comme l’a dit le Néerlandais Cas Mudde, historien du populisme nativiste, « les hommes blancs en colère ne sont pas le peuple ». Les hommes blancs en colère (et leurs compagnes de voyage féminines) souffrent de ce que le sociologue Michael Kimmel appelle à juste titre le sentiment « du droit lésé ». Ils ont le sentiment que ce qu’ils obtenaient gratuitement auparavant leur échappe désormais, non pas parce que c’est le cas, mais parce que la simple vue de femmes ou de personnes de couleur dans des positions d’influence leur donne l’impression d’être directement attaqués, d’être diminués.

C’est également vrai pour le populisme européen. Il est possible d’établir des parallèles avec le fascisme des années 1930, non pas parce que le passé et le présent peuvent être interprétés de quelque manière que ce soit comme identiques, mais parce que l’expérience du fascisme contribue à changer notre regard, notre perspective, à voir les événements au travers de la bonne optique. Les Allemands qui ont été confrontés aux horreurs des camps ont dû voir ce que signifiait leur soutien au nazisme. Il n’y avait rien d’unique dans leur malfaisance, pas plus que dans celle des Français sous Vichy. Mais rares sont ceux qui, aujourd’hui, soutiennent que ceux qui ont célébré ou même toléré l’idéologie raciste des nazis, ou la collaboration de Vichy au génocide, doivent être considérés comme des innocents. Les opinions des partisans de Trump sont déplorables, et doivent être considérées comme telles.

Je crois que certaines de ces personnes commencent à se réveiller. La façon dont ils prennent leurs décisions politiques est un mystère, mais « la mettre aux élites » pourrait bien ne pas leur sembler si séduisant cette fois-ci. La pandémie a fait du tort à Trump et a probablement fait fuir certains électeurs « indépendants ». Le fait qu’il semble y avoir des Blancs qui se réveillent face à la réalité du racisme systémique ne peut être que commenté d’un « mieux vaut tard que jamais ».

Mais ce n’est pas le travail des démocrates de courtiser ces hommes blancs en colère. C’est le travail des démocrates d’adhérer à un programme progressiste de changement et de faire en sorte que tous les gauchistes, jusqu’au dernier, écoutent la raison et fassent battre Trump, même si cela signifie voter pour Biden. Ceux qui restent chez eux ou qui votent pour un candidat d’un tiers parti par souci erroné de pureté idéologique me mettent en colère. La protestation est vitale, mais le vote l’est aussi. Nous avons besoin des deux.

N’êtes-vous pas vous-même un peu déçue qu’en cette période si extraordinaire les démocrates choisissent finalement de désigner un candidat aussi conventionnel ? 

Mon choix s’était porté sur Elizabeth Warren. Elle était plus intelligente, plus coriace, plus expérimentée. Elle avait plus d’énergie que tous les autres candidats et, comme elle nous l’a rappelé, elle avait des plans. Je n’ai jamais voulu de Biden. Je n’ai jamais aimé Biden, mais le voilà. Même quand j’étais jeune, je savais que l’intelligence politique consiste à faire des distinctions. Il est rare qu’on nous offre l’être parfait. Biden est âgé, d’une autre époque, mais il est préférable à Trump, et c’est une personne politiquement expérimentée qui est capable d’écouter d’autres êtres humains. Les circonstances ont déjà poussé son programme vers la gauche. Il a besoin d’un bon partenaire de campagne pour la vice-présidence.

Mais si les démocrates n’ont pas pu nommer une femme dans le sillage de la plus grande vague féministe de l’histoire, alors quand cela pourra-t-il se produire ?

Une femme présidente ? Il y a des années, j’ai dit à mon mari que les États-Unis allaient élire à la présidence un homme noir avant une femme blanche, et j’avais raison. La rage dirigée contre Hillary Clinton de la part de l’ensemble du spectre politique, à droite, au centre, à gauche, était stupéfiante. Elle venait à la fois des hommes et des femmes. Non, même si elle a remporté le vote populaire, le pays n’allait pas se précipiter pour oindre une femme à un poste de pouvoir énorme. 

Le recours des sexistes consiste toujours à identifier les candidates comme étant « imparfaites ». La presse n’a cessé de parler de ses défauts, avec le mantra selon lequel les deux candidats étaient tout aussi désagréables l’un que l’autre. D’où cela vient-il ? Un menteur pathologique et une brute n’était pas plus désagréable qu’une ancienne sénatrice et secrétaire d’État qui s’est battue toute sa vie pour les droits des femmes et des enfants ?

Le New York Times, le Washington Post, CNN, tous sont coupables d’avoir mis les candidats à égalité. À quoi pensaient-ils ? Les candidats masculins sont peut-être eux aussi imparfaits, mais ils ont une bien plus grande marge de manœuvre pour se tromper. Biden s’est pris les pieds dans le tapis à maintes reprises et il est toujours pardonné. Il a plagié un discours, mais plus personne n’en parle. À l’inverse, la remarque de Hillary Clinton sur les électeurs « déplorables » de Trump continue à vivre dans l’infamie. Les femmes ambitieuses sont punies. Là encore, ce n’est pas propre aux États-Unis. La France n’a jamais eu de femme présidente, bien qu’il y ait eu une Première ministre, une seule. La condescendance à l’égard des femmes et le dénigrement de leurs capacités sont également répandus en Europe. Je suis souvent sidérée par les résistances au pouvoir féminin de toutes sortes – en politique, en philosophie, dans les sciences.

Elle est profonde et souvent insurmontable si les gens ne prennent pas pleinement conscience de leurs préjugés. Je pense que cela vient de ce que j’appelle « l’impératif maternel ». Si les femmes ne se comportent pas d’une manière attentionnée et/ou conventionnellement séduisante, d’une façon qui flatte les hommes, elles suscitent chez eux une énorme inquiétude et une grande colère.

Elles sont considérées comme égoïstes, dominatrices et contre-nature. Quand une femme sera-t-elle élue présidente ? Cela n’arrivera pas tant que toute la haine profonde envers les femmes ne sera pas reconnue et discutée ouvertement, pas seulement au sein du monde académique, mais dans la culture populaire. Mais il est essentiel de se rappeler que si une femme peut trouver le chemin de la présidence, cela ne signifie pas que le sexisme disparaîtra. Obama n’a pas mis fin au racisme.

En tant qu’intellectuelle féministe, le mouvement #MeToo vous a-t-il appris quelque chose que vous ne saviez pas déjà ?

Oui. Bien que j’aie beaucoup réfléchi au harcèlement sexuel au fil des ans et que j’aie lu des ouvrages féministes à ce sujet, voici ce que j’ai ressenti lors des révélations publiques de milliers de femmes, et d’un nombre plus restreint d’hommes : non seulement le silence renforce les structures de pouvoir existantes, mais il transforme chaque rencontre sexuelle en un événement entièrement privé, comme si les hiérarchies implicites n’existaient pas. 

Il est commode pour le statu quo de prétendre qu’il ne s’agit que d’une femme et d’un homme, ou qu’il s’agit de « désir », sans considération pour le pouvoir relatif de chacun des deux acteurs impliqués. On pourrait dire que la théorie s’est incarnée, pour moi, dans ces témoignages. Ils m’ont forcée à un réexamen de ma propre histoire personnelle qui ne comprend aucune violence sexuelle mais beaucoup d’intimidation, de pression et d’humiliation. Le consensus général dans ma jeunesse était de dire : c’est comme ça. Auprès de qui une fille se plaindrait-elle, après tout ? N’était-ce pas de sa faute si elle s’était mise dans cette situation ? Les idées de Pierre Bourdieu sur l’habitus et la violence symbolique sont extrêmement utiles pour comprendre comment tout cela fonctionne, même si le livre de Bourdieu sur la domination masculine était trop peu, trop tard, et pas à la hauteur pour comprendre la hiérarchie sexuelle. 

Les êtres humains sont tellement imprégnés des perceptions, des gestes et des significations acceptés par la culture générale qu’ils en viennent à croire qu’ils sont naturels. #MeToo a permis d’aiguiser ce que je savais déjà : de nombreuses femmes, et d’autres personnes vulnérables, ont intériorisé une culpabilité tacite à propos des actes d’autrui. De façon routinière, les hommes blâment les femmes pour leur propre luxure masculine. C’est comme si la femme en était responsable, et non l’homme. Cette forme de dumping ou de purge émotionnelle doit cesser. Elle ne va d’ailleurs pas dans les deux sens : les femmes n’agressent pas les hommes parce qu’elles se sentent excitées par eux et elles ne les punissent pas parce qu’ils ne veulent pas d’elles.

Beaucoup de la haine et de la violence sexuelles ont à voir avec des formes de punitions : « comment oses-tu me quitter ? », « pour qui te prends-tu ? ». #MeToo a contribué à déplacer le curseur de ce qui est autorisé. Il a permis à une femme de se tourner plus facilement vers un homme lors d’un dîner et de lui dire à voix haute, devant tous les invités présents : « Enlève ta main de mon genou, je ne veux pas qu’elle soit là. » Je pense que cela a ouvert des portes pour le dépôt de plaintes pour agression sexuelle aussi bien aux États-Unis qu’en France, même si je pense que la France est à la traîne par rapport aux États-Unis.

Quand les Français veulent rabaisser les Américains, ils les mettent souvent en accusation en utilisant le mot « puritain ». Cela semble résumer la différence entre leur propre culture du libertinage, qui a largement profité aux hommes des classes supérieures, et non aux femmes, et ces fous d’Américains qui détestent le sexe et le plaisir. 

C’est avec ce cri du cœur que #MeToo a été accueilli en France. Je peux assurer aux Français que les Américains aiment aussi le sexe, mais que le harcèlement sexuel est par nature non désiré. Le confondre avec le flirt n’est rien d’autre qu’une erreur catégorique, rendue possible par une culture qui continue d’approuver l’idée que la sexualité masculine serait totalement distincte de la sexualité féminine. Cela donne apparemment aux hommes le droit « d’importuner » les femmes. Qu’en est-il des femmes qui voudraient « importuner » les hommes ? Qu’en est-il des femmes qui voudraient toucher les parties génitales, la croupe, les genoux ou les jambes des hommes dans le métro ? Si l’idéologie libertine est une question de liberté, pourquoi la liberté des femmes de harceler et d’importuner les hommes n’a-t-elle pas été mentionnée dans la lettre signée par les cinquante femmes éminentes et publiée dans Le Monde ? Réévaluer les conventions sociales qui blessent et humilient les gens, y compris de nombreux hommes vulnérables, n’a rien à voir ni avec le puritanisme, ni avec la police de la pensée. 

Vous exprimez cependant des réserves sur la stratégie de l’indignation morale de la gauche américaine et sur son désir de punir les impurs, ce qu’on appelle parfois la « cancel culture ». S’agit-il seulement d’une réaction à Trump ou y a-t-il quelque chose de plus profond qui se développe ? 

Bien que certains outils soient récents et plus efficaces à certains égards, l’humiliation publique ou la police de la morale ne sont pas non plus nouvelles. C’est une forme d’ostracisme de la part du groupe majoritaire, quelque chose qui n’est pas propre aux êtres humains. Les chimpanzés le font à leurs congénères qui leur causent des ennuis. Il n’y a qu’à se souvenir des carcans puritains avec lesquels on attachait les mécréants pour les exposer au public dans les colonies américaines, ou encore au bonnet d’âne qu’on faisait porter aux élèves pauvres dans les écoles. Rappelez-vous également des femmes françaises dont on a tondu la tête à la Libération, donnant lieu à une véritable épidémie de recherche de boucs émissaires. La même chose est arrivée en Norvège, en Belgique et en Italie. La posture de l’indignation morale est aussi bien épousée à droite qu’à gauche, mais son acception contemporaine semble surtout désigner les attaques venues de la gauche à l’encontre des personnalités médiatiques ayant tenu des propos ou commis des actes jugés offensants à l’égard de groupes marginalisés par la culture dominante. 

« Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre » reste une pensée précieuse que j’ai retenue depuis mes premiers jours à l’école luthérienne du dimanche. Aucun d’entre nous n’est moralement pur. Les personnes qui adoptent ce comportement sont souvent peu sophistiquées et certaines des « dénonciations » sont carrément stupides et méchantes. Mais, pris sous son meilleur jour, ce phénomène peut être considéré comme un changement des normes sociales qui a le mérite de permettre de donner la parole à des personnes qui étaient auparavant ignorées et qui n’avaient pas de tribune pour s’exprimer en public.

Chaque société a des comportements qu’elle juge appropriés ou inappropriés, et ces idées sociales changent au fil du temps et d’une communauté à l’autre. La terreur de la foule ou de l’attroupement est également ancienne. En les discréditant totalement, ceux qui critiquent ces foules se permettent de consolider leur propre position, généralement dominante, dans la hiérarchie sociale. Les suffragettes britanniques ont été traitées de cette manière. Leur belligérance et leurs actes de sabotage ont été ridiculisés et exploités pour disqualifier leur cause dans son ensemble. Avec le recul, l’idée du suffrage féminin nous semble aujourd’hui un peu différente.

Ce que je cherche à dire c’est que le phénomène est complexe, pas simple. Il souligne également l’intense besoin qu’ont les êtres humains d’être inclus, de se voir dans le regard des autres comme des êtres dignes, non méprisables. De nombreuses personnes ont été laissées à l’écart de la culture américaine, voire activement écartées. Cependant, ma tendance est à l’empathie à l’égard des deux camps. Il est temps que la vie des Noirs compte vraiment, que les personnes handicapées ne soient plus considérées comme des monstres, que les femmes n’aient plus à accepter les agressions des hommes au bureau au risque de se faire virer. Il est temps d’éveiller notre conscience collective au sujet de ces personnes. Même si, souvent, je suis aussi désolée pour les cibles. Mais il faut cependant dire qu’il est rare que des célébrités soient réellement détruites par ces « annulations ». Parfois leurs carrières finissent même par bénéficier de l’attention qu’on leur porte. 

Après trois ans de débats autour de #MeToo, on aurait pu espérer que la campagne porte sur les thématiques des droits des femmes, mais l’actualité semble finalement s’être focalisée sur les discriminations raciales. Ce n’est pas la première fois que les États-Unis sont traversés par des manifestations pour exiger la fin des violences policières racistes. Elles suscitent chaque fois beaucoup d’espoir, toujours en vain. L’histoire se répète-t-elle ou est-ce différent cette fois-ci ? 

J’ai le sentiment que cette fois-là, c’est différent. La différence est peut-être que le meurtre insensé et documenté d’hommes noirs a fortement affecté les Blancs. Il est terrible que cette révélation ait été si lente à venir. Mais tout comme les images à la télévision de policiers avec des chiens attaquant des manifestants non violents ont influencé l’opinion publique dans les années 1960, la scène presque insupportable du meurtre de George Floyd à la vue de tous, parce qu’une jeune fille courageuse a enregistré l’événement sur son téléphone, a apparemment ému des gens qui n’avaient pas été émus jusque-là.

L’image qui va perdurer est celle d’un homme blanc avec son genou sur le cou d’un homme noir – une image de domination brutale, qui évoque non seulement cet horrible incident mais aussi l’histoire de l’esclavage et son héritage grotesque. Ces crimes policiers sont restés impunis de façon routinière.

Je pense qu’un plus grand nombre de Blancs comprennent pour la première fois la profondeur de cette histoire raciste, son caractère envahissant. Les rues se sont remplies de jeunes Blancs et de jeunes Noirs. Il y avait déjà eu la mort de Michael Brown. À New York, il y avait aussi eu celle d’Eric Garner, son meurtre avait également été filmé, mais la liste des victimes est longue. Il devient de plus en plus difficile de considérer l’accumulation des noms des personnes qui ont été inutilement tuées par la police comme l’œuvre de quelques « mauvaises pommes » et non comme une forme de violence autorisée par l’État. J’espère que c’est vrai. S’appuyer sur des sondages est peut-être imprudent, mais il semble qu’il y ait eu un changement dans l’opinion publique et qu’il y ait une sympathie nouvelle pour « Black Lives Matter ». La raillerie de droite, « All Lives Matter », semble avoir moins de succès. 

J’ai utilisé « Blanc » et « gens de couleur » à la manière américaine de tous les jours pour décrire notre réalité sociologique, mais il est important de souligner que la race est une fiction rendue réelle par l’histoire. Une personne désignée comme noire dans une culture peut être considérée comme blanche dans une autre. Comme le généticien Frank Livingstone l’a dit dans les années 1960, en termes génétiques, il n’y a pas de races, mais seulement des clines. Les êtres humains n’ont pas de sous-espèces. Aux États-Unis, la blancheur et la noirceur ont acquis des significations puissantes, mais tracer des limites entre elles est un jeu forcément perdant. Cela dit, le fantasme de l’Amérique en tant que pays anglo-saxon protestant remonte à loin. Benjamin Franklin était mortifié par les colons allemands arrivant dans le pays et se plaignait de leur teint « basané ». 

Vous avez écrit que pour comprendre l’ineptie de la présence de certaines statues aux États-Unis, il fallait s’imaginer visiter l’Allemagne d’aujourd’hui et y croiser des monuments à la gloire des généraux de Hitler. Mais n’êtes-vous pas troublée par la méthode d’action unilatérale choisie par les manifestants pour renverser les statues ? En France, la dernière rue portant le nom de Pétain a été retirée en 2013, après un débat au sein du conseil municipal, et le nom de substitution a été choisi par un vote des habitants. 

L’avantage des monuments, bien sûr, c’est qu’ils ne saignent pas. J’ai lu un petit article sur un événement récent à Madison, dans le Wisconsin. La police a arrêté un homme pour des raisons douteuses, et certains de ses compatriotes en colère ont commencé à renverser des statues. Ils en ont décapité une et ont jeté son buste dans la rivière. Cette histoire m’a intéressée car la statue décapitée était celle de Hans Christian Heg, un colonel norvégien de l’armée de l’Union qui a dirigé des troupes norvégiennes pendant la guerre civile, dont la plupart ne parlaient pas anglais. L’homme était un abolitionniste acharné. Cette connaissance obscure est liée à mon héritage norvégien-américain et au fait que j’ai lu un livre sur cet homme. Il est clair que, dans ce cas, leur rage était mal dirigée. Un comité de citoyens réfléchis décidant des monuments à conserver et de ceux à éliminer ou à déplacer aurait épargné le pauvre Heg. Mais, d’autre part, comme vous l’avez souligné, comment Pétain a-t-il pu rester si longtemps ? L’inertie des comités est notoire. Je suis partagée. Il est préférable de s’en prendre à des symboles que de s’attaquer à des êtres humains vivants, mais le fait de renverser des monuments n’a guère d’effet si un nouveau consensus ne se dégage pas sur les personnes qu’il faudrait admirer ou sur celles qu’il faudrait abominer. Je pense que les États-Unis traversent une crise du sens : pourquoi diable ses citoyens blancs ont-ils toléré la glorification du Sud antebellum pendant si longtemps ?

Les monuments sont des témoignages de l’exercice du pouvoir politique, qu’il soit national ou local. Ils sont érigés par les élites politiques pour commémorer une personne ou un événement qui a une signification collective pour ces élites. Après un certain temps, beaucoup de ces statues deviennent des décorations anonymes pour des personnes oubliées depuis longtemps. Nous en avons partout à Brooklyn. « Qui est ce type ? ». Les statues féminines représentant une personne réelle sont extrêmement rares. Elles représentent la justice, des nymphes, des muses, mais presque jamais une femme en particulier. La plupart des statues confédérées ont été érigées dans les années 1920, lors de la montée du Ku Klux Klan, pour intimider les Noirs du Sud. Ce sont vraiment des abominations. De nouvelles personnes arriveront un jour au pouvoir et ils mettront en place de nouveaux symboles qui seront également vulnérables à mesure que leur signification historique évoluera. Cela dit, aucune personne, ni aucun événement, ne reste exempt de toute tache morale. Aucun héros ou saint dont la véritable histoire est connue ne peut en sortir immaculé.

Certaines critiques dénoncent ces manifestations identitaires contre le passé esclavagiste, qui leur apparaissent comme reflétant moins les préoccupations actuelles de la majorité des électeurs que celles d’une bulle de militants. On a beaucoup parlé, après l’élection de Trump, de la manière dont les réseaux sociaux et la façon dont nous consommons les informations nous ont tous enfermés dans notre propre « bulle », où nous ne sommes entourés que de personnes qui nous ressemblent, à tel point que chaque camp est devenu aveugle à ce que l’autre vit et pense. En tant que romancière et citoyenne, comment vous échappezvous de votre propre bulle ? 

Je lis le New York Times tous les matins. Je lis également, moins fidèlement, le Washington Post et le Guardian. Mais je me lasse facilement de la qualité répétitive et souvent superficielle de toutes les « nouvelles ». Il m’est arrivé de regarder Fox News et j’ai suivi certaines publications de droite. Y compris certaines des étranges lectures du monde faites par les évangéliques à travers le Livre des Révélations : « Hillary Clinton en putain de Babylone », « Barack Obama en précurseur de l’Anti-Christ ». J’ai également exploré des documents antiféministes violents et des travaux universitaires à ce sujet. 

Il ne fait aucun doute que la plupart de mes amis proches penchent à gauche, et je n’ai aucun ami qui ait voté pour Trump. Je ne suis pas très inquiète d’être perdue dans une bulle car ma lecture quotidienne croise un certain nombre de disciplines et d’idéologies. Je lis régulièrement contre moi-même, c’est-à-dire que je me familiarise avec des arguments savants et des disciplines entières avec lesquelles je ne suis pas d’accord – la psychologie évolutive et la génétique comportementale en sont deux bons exemples. J’ai passé beaucoup de temps à lire la philosophie analytique anglo-américaine, que je trouve pour la plupart turgescente et malavisée, mais finalement pas entièrement, comme je l’ai découvert. Il y a aussi des problèmes avec un certain nombre de paradigmes actuellement à l’œuvre dans les sciences, qui ne sont devenus clairs pour moi qu’à travers une lecture obstinée. Mais il faut bien connaître un travail pour pouvoir en contrer les défauts. Je suis une personne convaincue que seules des perspectives multiples offrent une voie vers la vérité.

Dans un débat ou une recherche, l’exclusion active des autres points de vue mène à une impasse. Apprendre signifie une expansion de la conscience. Le raffinement sans fin d’une unique perspective aboutit à son opposé : l’étroitesse et la claustrophobie au nom de la pureté. Mais l’indignation morale ne se limite pas à la droite. La gauche l’utilise aussi pour punir les impurs. C’est un vieux danger. Je suis une partisane du pluralisme en tant que philosophie pragmatique. Ce que je suggère ici, c’est que les infos, les actualités quelles qu’elles soient, ne constituent jamais une base solide pour développer une politique réfléchie. Des lectures beaucoup plus larges sont nécessaires.

Vous nous avez expliqué limiter votre consommation de journaux au profit de lectures plus approfondies. Quels sont les livres qui vous ont aidé à faire sens de la période que nous traversons ? 

J’ai relu avec grand plaisir Décaméron de Boccace, et ses histoires du temps de la peste. J’ai aussi relu Cavalier d’ombre de Katherine Anne Porter, un livre merveilleux qui se déroule pendant la pandémie de grippe espagnole de 1918. L’autrice avait failli mourir de la grippe à l’époque, et les passages où son personnage principal tombe malade et commence à délirer sont extraordinaires. Comme beaucoup d’autres personnes, je me suis également replongée dans La Peste d’Albert Camus. J’ai relu certains passages de Kristin Lavransdatter, un livre de Sigrid Undset qui traite de la peste dans la Norvège médiévale. Je lis tout le temps Emily Dickinson, et je trouve que sa prose rigoureuse, impitoyable et difficile est étrangement réconfortante dans cette période de suspension existentielle. Je lis également beaucoup d’études de virologie. Ma formation en génétique et en épigénétique me les rend plus accessibles et m’aide à comprendre à quel point nous ne savons pas encore tout dans le domaine de la virologie. 

J’ai souligné que je trouvais que les infos étaient trop superficielles. Elles sont nécessaires, cruciales même, mais superficielles. Tout comme notre président actuel, elles fonctionnent sur le mode de la répétition, et la répétition se transforme rapidement en des platitudes culturelles et des truismes, et c’est dangereux. Malgré le fait qu’il y a un très grand nombre de journalistes, les infos mainstream ne prospèrent qu’au travers du consensus. Tout le monde se précipite sur la même histoire, le même angle. Les infos ne sont pas appropriées pour répondre à des questions aussi importantes que le rétrécissement de la planète ou notre vulnérabilité globale au changement climatique. 

Le public américain est en train d’être inondé de nouveaux livres destinés à aider à l’éducation les lecteurs blancs qui ignorent tout des injustices raciales. Mes lectures dans ce domaine remontent à mes années d’adolescence, au cours desquelles je lisais sur ce sujet de façon vorace. Frederick Douglass, W. E. B. Du Bois, James Baldwin, Frantz Fanon, Angela Davis, ce pauvre fou d’Eldridge Cleaver, Audre Lorde et tant d’autres. Malgré son élitisme et sa défense de Staline, Du Bois demeure l’un des plus grands philosophes américains. Il y a quelques années, j’ai relu tous les brillants essais de James Baldwin. J’ai également trouvé excellent le livre de Michelle Alexander, The New Jim Crow, sur l’incarcération de masse des Noirs, qui a d’ailleurs reçu beaucoup d’attention à sa sortie. J’ai découvert un livre récent qui a été moins remarqué, The Color of Law de Richard Rothstein, qui explore le rôle du système légal dans la ségrégation de l’Amérique. Mais le gros de mes recherches au cours des deux dernières années a cependant été consacré à l’histoire du racisme scientifique du XVIIIe siècle à nos jours. J’ai lu de façon intense sur l’histoire de l’eugénisme, sous ses habits droitiers comme sous ses habits progressistes. J’ai tenté de suivre l’embrouillamini actuel de la recherche génétique à propos de la « race » et de la « population ». J’ai également travaillé sur la réification du gène dans la génétique comportementale, sur son lien avec l’histoire des statistiques et sur les conséquences vraiment dommageables que cela a eues sur la pensée populaire. 

Néanmoins, les romans sont souvent plus puissants pour susciter de la compréhension. J’ai adoré La Chambre de Giovanni de James Baldwin et Beloved de Toni Morrison, deux livres célèbres. Mais j’ai découvert d’autres écrivains plus obscurs qui me tiennent à cœur : Nella Larsen, l’autrice de Passing, bien connue dans les années 1920 mais ensuite oubliée et la poétesse Angelina Weld Grimké, qui a également été acclamée au début du XXe siècle, mais qui a ensuite été en grande partie effacée de la mémoire collective. 

Les infos ne peuvent pas répondre à notre crainte face à l’incertitude à laquelle nous sommes confrontés, ni disséquer ce à quoi ressemblera l’expiation des crimes historiques des États-Unis dans le futur. Quand elle est bonne, la littérature est un territoire ou l’on peut explorer ce qui ne l’a jamais été ailleurs. Un territoire de voix et de perspectives contradictoires. Un lieu de malaise, de difficultés, mais aussi d’harmonie et de confort. 

La bonne littérature ne s’appuie pas sur des modèles statiques ou des clichés culturels, mais brise ce qui est considéré comme acquis. La littérature complexe est rarement révolutionnaire au sens politique, mais elle a néanmoins le pouvoir de déranger et de réorienter le lecteur. Elle a le pouvoir de changer une vie. Ma vie a été changée à maintes reprises par mes expériences vécues au travers des pages. 

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