Les riches et leurs présidents

Comment les Français les plus favorisés perçoivent-ils l’action et l’image de leur président actuel, comparativement à ses prédécesseurs ? Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès, analyse sous cet angle les résultats de l’enquête « Bilan d’un an de présidence d’Emmanuel Macron » menée par Ipsos, la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde et le Cevipof.

François Hollande a récemment créé la polémique en qualifiant Emmanuel Macron de « président des très riches ». Une polémique relancée par le président lui-même, avec l’annonce, dans le journal Forbes, de la suppression prochaine de « l’exit tax ». L’occasion de se demander dans quelle mesure nous pouvons considérer que l’appréciation de la politique d’Emmanuel Macron reflète un clivage de classes.

La dernière vague de l’étude Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde et le Cevipof permet d’apporter un début de réponse : alors que 15% des personnes gagnant moins de 1250 euros par mois se déclarent satisfaits de l’action du président de la République – et 20% des personnes gagnant de 1500 à 2500 euros –, les taux de satisfaction s’élèvent à 30% chez les personnes gagnant 3500 à 5999 euros et atteignent même 38% chez les personnes gagnant plus de 6000 euros. Le niveau de diplôme s’avère également discriminant, bien que dans une moindre mesure, puisque 15% des non diplômés se déclarent satisfaits de l’action du président, contre 20% des bac +2/+3 et 25% des bac+4 et diplômés de grandes écoles. En revanche, il est intéressant de noter qu’il existe relativement peu de différences dans l’appréciation de la politique présidentielle selon que l’on détient ou non un patrimoine immobilier : 21% des propriétaires sans emprunt immobilier sont satisfaits du président, contre 17% des locataires du secteur privé, et 15% des locataires du parc HLM.

De la même manière, le regard porté sur le bilan présidentiel au bout d’un an est très contrasté selon le revenu des personnes interrogées, mais l’est un peu moins si l’on regarde le niveau de diplômes ou la détention de son logement ou non. Ainsi, 35% des personnes gagnant moins de 1250 euros et 41% de ceux qui gagnent entre 1500 et 2500 euros jugent le bilan positif, contre 53% des personnes gagnant plus de 3500 euros et même 63% de celles qui gagnent plus de 6000 euros. 36% des sans diplômes jugent le bilan positif, contre 54% des titulaires d’un master ou diplômés de grandes écoles. Enfin, si 47% des propriétaires jugent son bilan positif, 40% des locataires (dont 36% des locataires du parc HLM) partagent cette opinion.

Emmanuel Macron apparaît donc, de ce point de vue, comme le président de ceux qui se situent dans le haut de l’échelle des revenus. Mais son prédécesseur a sans doute choisi de porter le fer sur la question des « très riches » et de la répartition des richesses pour une autre raison, plus politique et stratégique. Il s’agit pour lui – et pour la gauche dans son ensemble, car nous avons constaté que Jean-Luc Mélenchon et Olivier Faure n’ont pas tardé à réagir à l’annonce de la suppression de l’exit tax – de mettre sur la table un débat, celui de la répartition des richesses et du partage des efforts, propice à un affrontement gauche-droite.

Rappelons au passage que, dès 2009, Olivier Schwartz soulignait que, plutôt que de parler d’une simple fracture entre riches et pauvres, nos représentations collectives se traduisaient par une « tripartition de la conscience sociale » : au-delà de la dénonciation de la « sécession des riches » mise en évidence par Jérôme Fourquet dans une note récente de la Fondation Jean-Jaurès, une grande partie de la population dénonce aussi les « profiteurs du bas ». C’est dans cette grille de lecture que s’insèrent les débats actuels.

Or, comme le démontrait une récente étude Ipsos pour France Télévisions, la dénonciation de « l’assistanat » reste majoritaire – bien qu’en recul depuis un an – dans notre société, tout comme le regard porté sur les « riches » est sévère. En outre, il apparaît que l’organisation de la solidarité et de la répartition des richesses est une des questions politiques qui a le mérite de faire encore l’objet d’un clivage droite-gauche important.

Si l’idée que « les inégalités en matière de richesse en France sont excessives » fait l’unanimité dans la société française, on voit s’affronter deux rapports à la richesse et à la solidarité qui dépendent moins de la place des individus dans l’échelle sociale que de leur situation sur l’échelle droite-gauche. Face à une gauche qui juge majoritairement que le gouvernement en fait trop sur le sujet des contrôles des chômeurs et que les fraudeurs sont extrêmement minoritaires (70% des sympathisants de La France insoumise, et 52% de ceux du Parti socialiste), les sympathisants La République en marche (84%), Les Républicains (80%) et Front national (77%) approuvent le contrôle des chômeurs de manière écrasante. Face à une gauche presque unanime à déplorer le manque de solidarité envers les gens qui en ont besoin (60% au PS, 78% chez LFI), on trouve un bloc, comprenant les sympathisants LREM, qui estime que l’assistanat progresse dans la société (69% des sympathisants LREM, 85% des LR, et 74% au FN). Alors que l’immense majorité des sympathisants de gauche estime que « les riches ne participent pas assez à la solidarité nationale » (93% des sympathisants LFI, et 86% au PS), les sympathisants LREM et LR sont plus partagés. Ils considèrent en outre (à 64% chez LREM et 59% chez LR) que « plus il y a de riches, plus cela profite à l’ensemble de la société », et que « en France, on jalouse trop les riches » (83% chez LREM et 75% chez LR), opinions tout à fait marginales chez les sympathisants de gauche.

Sur l’ensemble de ces questions, il est intéressant de noter qu’à l’instar du regard porté sur l’action présidentielle, le revenu des personnes interrogées semble avoir beaucoup plus d’influence sur leurs opinions que leur profession, leur âge, ou encore leur niveau de diplôme. Ainsi, quand les deux tiers des personnes gagnant moins de 1200 euros jugent qu’il n’y a pas assez de solidarité envers ceux qui en ont besoin, ce n’est le cas que d’une minorité des personnes qui gagnent à peine plus (1200 à 2000 euros – 43%), et plus des deux tiers des personnes gagnant plus de 3000 euros pensent à l’inverse qu’on « évolue vers trop d’assistanat ». Cette polarisation des opinions en fonction des revenus existe également sur la question du « contrôle » des chômeurs : quand 53% des personnes gagnant moins de 1200 euros jugent que le gouvernement en fait trop sur le sujet, car les fraudeurs sont extrêmement minoritaires, 70% des personnes gagnant à peine plus (1200 à 2000 euros) jugent à l’inverse que le gouvernement a raison de vouloir renforcer les contrôles des chômeurs. Une opinion qui atteint 75% chez les personnes gagnant plus de 3000 euros.

Emmanuel Macron semble déterminé à faire fi des perceptions sur l’injustice de la politique menée (71% jugent sa politique injuste, selon un sondage BVA pour la Fondation Jean-Jaurès) et sur son biais pro-riches (voir à ce sujet notre analyse sur la perception du budget, le 9 octobre 2017), en annonçant la suppression de « l’exit tax » – une taxe visant à freiner l’exil fiscal, instaurée par un Nicolas Sarkozy lorsqu’il en vint justement à souhaiter se défaire de son étiquette de « président des riches ».

Pour autant, François Hollande est-il si bien placé que cela pour lui donner des leçons ? La plongée dans l’historique des sondages des quinquennats précédents est à ce titre très instructive : François Hollande a bien su marquer une rupture en matière de justice, du moins au début de son quinquennat. En effet, la politique menée par le gouvernement sous Nicolas Sarkozy, durant les dernières années de son quinquennat, était perçue de manière écrasante comme bénéficiant avant tout aux plus riches. Entre 70 et 80% des Français partageaient ce jugement – jugement qu’aucune « exit tax » ou autre mesure visant à réguler la finance, n’a jamais réussi à modifier. À l’opposé, moins de 5% des Français jugeaient cette politique comme bénéfique aux plus défavorisés.

L’élection de François Hollande, à la suite de ses désormais célèbres propos « j’aime pas les riches » et « mon ennemi, c’est la finance », a introduit une véritable rupture dans les représentations : durant les deux premiers mois suivant son élection, la part des Français jugeant que son action bénéficiait aux plus défavorisés a bondi de 5 à 39%, alors que la proportion jugeant qu’il favorisait avant tout les plus riches a chuté de plus de 60 points, à 14%. Pour autant, l’idée que cette politique allait bénéficier aux « classes moyennes », auxquelles s’identifient l’immense majorité de nos concitoyens, n’a pas énormément progressé : de 15 à 20% sous Nicolas Sarkozy, elle a brièvement passé la barre des 25% au début du mandat de son successeur, pour retomber assez rapidement à moins d’un Français sur cinq. En outre, si François Hollande a toujours maintenu une proportion de personnes jugeant que sa politique bénéficiait aux plus défavorisés supérieure à ce qu’avait connu Nicolas Sarkozy, cette proportion n’a cessé de décliner (de 39% à 17% en fin de quinquennat). En parallèle, l’idée que la politique du PS bénéficiait avant tout aux plus privilégiés n’a cessé de progresser – de 16% à 51%. Si ces niveaux sont loin des 70 à 80% connus sous Nicolas Sarkozy, ou même des 67% atteints par Emmanuel Macron (sondage Elabe, réalisé en avril 2018), nous constatons donc que même François Hollande, avec son souci des symboles de justice sociale, n’a pas totalement réussi à échapper à l’idée que la politique menée était injuste. D’ailleurs, le jugement porté par les Français sur son action visant à réduire les inégalités sociales et les injustices, qui était majoritairement favorable juste après son élection (jusqu’à 64% de jugements favorables), a suivi la même tendance. En fin de quinquennat, 79% des Français avaient donc un jugement négatif sur l’action menée pour réduire les inégalités… soit la même proportion que sous Nicolas Sarkozy. En la matière, Emmanuel Macron ne fait guère mieux, puisque 78% des Français jugent que son action depuis un an pour réduire les inégalités sociales est allée « dans le mauvais sens ». Un score qui atteint jusqu’à 85% chez les personnes gagnant moins de 1250 euros. Les électeurs de premier tour d’Emmanuel Macron eux-mêmes ne sont que 39% à considérer que son action pour réduire les inégalités est allée dans le bon sens depuis un an (Ipsos, mai 2018).

Pour conclure, il apparaît que malgré des politiques économiques et sociales bien différentes, aucun des trois derniers présidents n’a réussi à s’affranchir complètement de la grille de lecture décrite par Olivier Schwartz, et donner le sentiment d’œuvrer pour la « classe moyenne ». Mais à ce stade, malgré le « ras-le-bol fiscal » qui a considérablement plombé son quinquennat, François Hollande apparaît comme le président perçu comme le moins injuste, ou du moins, le moins favorable aux plus riches.

Source : Ipsos – SIG.

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