Les sociaux-démocrates allemands et les politiques identitaires

Comme en France, la gauche allemande est actuellement traversée par un vif débat quant à la meilleure façon de se battre contre les discriminations raciales et sexuelles. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation pour l’Europe, revient sur les enjeux d’un virage de la gauche allemande vers les politiques identitaires et du risque que celle-ci prendrait à délaisser les questions économiques et sociales à quelques mois des élections fédérales de septembre 2021.

En Allemagne, le parti social-démocrate est actuellement perturbé par un débat interne sur la politique identitaire. 

Wolfgang Thierse et les sensibilités de la majorité allemande

La polémique a été déclenchée par la parution dans le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung d’un article dans lequel l’ancien président du Bundestag, Wolfgang Thierse, se prononce de façon très tranchée sur la façon dont les minorités devraient être traitées par le reste de la société et questionnait le besoin d’adapter la langue aux problématiques de genre. Il y fait le constat que les débats sur le racisme, le post-colonialisme et les questions du genre prennent en Allemagne un tour agressif. Il souligne également que les débats identitaires ne doivent pas se transformer en guerre idéologique, ni être le prétexte à détruire le consensus social et le vivre-ensemble. 

Il pousse la réflexion jusqu’à affirmer que les sujets identitaires divisent désormais plus fortement les sociétés occidentales que les questions liées aux inégalités économiques et sociales. Certes, les questions identitaires sont légitimes dans une société pluraliste et multiculturelle. Mais, s’ils sont inévitables, ces conflits sont néanmoins déroutants et ambivalents. Qu’on regarde du côté des partisans du changement ou qu’on écoute les défenseurs de l’ordre établi, la véhémence et la radicalité qui se développent de toutes parts doit nous interroger : ces débats vont-ils permettre de renforcer la pluralité de nos sociétés, ou vont-ils simplement ajouter une nouvelle ligne de fracture dans des pays déjà profondément divisés ? 

Pour que la diversité puisse être vécue pacifiquement, il faut que la pluralité soit plus qu’une simple juxtaposition de différences entre des minorités et des identités parfaitement délimitées. Il faut que tous se retrouvent autour des mêmes fondamentaux, s’expriment dans une langue commune et reconnaissent ensemble les mêmes lois et la même autorité de l’État. 

L’ancien président du Bundestag avertit son parti : il ne doit pas s’aliéner les électeurs et les membres du parti qui ne veulent pas, comme il l’a dit au Zeitmagazin, de l’écriture inclusive. Une écriture inclusive dont la ponctuation illisible est devenue le symbole, pour les personnes « normales », d’un SPD déconnecté de leurs préoccupations quotidiennes. 

Les reproches à la direction du SPD

La réaction de la direction du SPD aux propos de Wolfgang Thierse a été virulente. La coprésidente, Saskia Esken, et un des président adjoints, l’ancien chef des jeunesses socialistes Kevin Kühnert, l’ont accusé dans un tweet d’être rétrograde et de ne pas comprendre l’évolution des sociétés modernes. Suite à cette critique, Wolfgang Thierse a demandé à Saskia Esken de clarifier publiquement s’il était toujours le bienvenu au sein de son parti ou s’il devait renoncer à sa carte de membre du SPD. Pour préciser le contexte, il faut ici noter que Wolfgang Thierse est une personnalité allemande honnête et reconnue, un ancien militant des droits civiques en Allemagne de l’Est qui a toujours combattu l’extrémisme de droite et l’un des premiers politiciens du pays à avoir alerté sur le nouveau danger posé en Allemagne par les néonazis. 

Cette polémique implique une autre personnalité, Gesine Schwan. Deux fois candidate à la présidence de la République, intellectuelle allemande très renommée et respectée, elle est critiquée pour avoir organisé un débat du comité des valeurs fondamentales du SPD, qu’elle préside, en invitant une journaliste qui avait critiqué un texte dans lequel des associations LGBT dénonçaient la perte d’opportunité professionnelle à laquelle s’exposent les acteurs décidant de faire leur « coming-out ». Cette invitation a été interprétée par la coprésidente du SPD et par l’ancien chef des jeunesses socialistes comme un affront fait à la communauté LGBT. 

Gesine Schwan et le consensus sociétal

En réponse, Gesine Schwan a publié un article dans le Süddeutsche Zeitung dans lequel elle souligne qu’il devient de plus en plus difficile de trouver un consensus sur ces questions sociétales controversées car l’indignation remplace désormais le raisonnement. Cette évolution rend difficile toute communication entre les différentes composantes de la société et menace le vivre-ensemble, rendu quasi impossible par la prédominance de l’émotion, des sentiments et, d’une certaine façon, de la peur d’avoir tort. Pour Gesine Schwan, nos sociétés doivent comprendre que l’enjeu n’est pas l’affrontement entre la majorité et une minorité, mais la désintégration d’un peuple en une myriade de communautés où chaque groupe revendique une « identité collective » qui exclut les autres. In fine, cette dérive des « identités collectives » pose la question fondamentale de notre liberté et de notre dignité individuelle. 

Gesine Schwan souligne ainsi qu’il y a une grande différence entre le fait d’avoir quelque chose en commun, par exemple des valeurs partagées, qu’on peut librement décider de revendiquer ou de s’approprier, et une identité collective qui nous est imposée. L’identité collective ronge les différences individuelles. Elle suggère une donnée objective à laquelle correspondrait l’ensemble d’un collectif et ne permet plus aux individus de décider à qui ou quoi ils souhaitent appartenir ou s’identifier. Pour Gesine Schwan, cette identité collective est en réalité une chimère et un instrument de coercition. 

Pour y échapper, il est nécessaire de trouver ce qui fonde une identité commune au sein d’une société pluraliste et multiculturelle. Dans un tel contexte, trouver du commun dans la diversité n’est pas une évidence. L’équilibre est précaire et n’a pas de précédent historique. On ne peut simplement se contenter d’évoquer la Nation comme sol commun pour tous les habitants d’une région, et on ne peut pas non plus tout renégocier tous les jours avec tout le monde selon les goûts et revendications de chacun. Si aucun consensus n’est éternel, nos sociétés ont malgré tout besoin de constitutions, de lois et de similitudes culturelles. 

Gesine Schwan souligne que forcer l’approbation des différentes communautés est un artifice destiné à échouer, une voie sans issue. Mais il y a une opportunité à saisir dans la recherche du commun. Plutôt que de vivre dans la crainte d’être minoritaire, il faut construire ensemble une société libre. 

Olaf Scholz et la société du respect

Le candidat du SPD à la chancellerie, Olaf Scholz, a fini par prendre position dans ce débat en publiant une tribune dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Intitulée « La société du respect », il y définit la société du respect comme une société dans laquelle les identités fragmentées ne remplacent pas le « nous » de la diversité. Si le « nous » ne peut pas être prescrit ou imposé, une politique de respect crée cependant les conditions nécessaires à l’avènement d’une plus grande cohésion et à plus de reconnaissance mutuelle au sein de la société. Cette notion de respect est clé : le programme électoral du SPD se base dessus, au point que le terme de « respect » y est plus mentionné que celui de « social-démocratie ». 

Dans la perspective de la campagne électorale à venir, la coprésidente a par la suite tenté de faire retomber la température, en soulignant qu’elle désirait maintenir le dialogue entre les différents courants de la social-démocratie, qui peuvent diverger sur la stratégie à adopter mais partagent tous l’ambition de bâtir une société capable de surmonter les discriminations et de faire vivre la diversité.

Malgré tout, et toujours dans la perspective des prochaines élections fédérales, Wolfgang Thierse souligne que les débats perpétuels sur les questions identitaires, les droits des minorités, l’écriture inclusive ou le respect des différences individuelles n’aideront certainement pas le SPD à mobiliser son électorat. Plutôt que de rêver à changer la langue allemande, il estime que le SPD devrait travailler davantage à propos des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes, qui sont plus importants en Allemagne que chez ses voisins européens. Il alerte ainsi sur le fait que le SPD a déjà perdu au profit de la CDU une partie du vote des travailleurs et des électeurs d’origine turque et ajoute : « Cela doit nous concerner en tant que parti!« .

Les attentes électorales envers le parti progressiste

Fort heureusement, le débat s’est calmé au cours des derniers jours et n’a pas eu d’incidence sur les élections régionales du 14 mars 2021. Comme attendu, la ministre-présidente SPD de la Rhénanie-Palatinat, Malu Dreyer, a largement remporté les élections, de même que son homologue vert, Winfried Kretschmann, qui l’a emporté en Bade-Wurtemberg. Ce qui ouvre d’ailleurs des perspectives nouvelles au niveau fédéral pour espérer voir le SPD et les Verts former un gouvernement sans les conservateurs de la CDU/CSU.

Il faut toutefois noter que Malu Dreyer a été élue sur son nom, et non pour son étiquette SPD. D’après un sondage réalisé par Infratest Dimap à la veille des élections en Rhénanie-Palatinat, 74% des électeurs interrogés affirmaient même qu’ils pensait que le « D » de SPD pourrait désigner Dreyer. Elle doit son sa victoire à sa personnalité plus qu’à la plateforme de son parti, et elle a d’ailleurs fait campagne sans chercher à bouleverser le consensus sociétal. 

Il va de soi qu’un parti progressiste doit montrer sa solidarité avec des initiatives de la communauté LGBT qui visent à mettre un terme aux discriminations que ses membres subissent. Il va également de soi qu’un parti progressiste doit lutter contre toute forme de racisme ou d’exclusion des minorités.

Mais pour que sa campagne réussisse, Olaf Scholz devra lui aussi parvenir à convaincre les électeurs qu’il a ses propres valeurs et leur faire comprendre ce que recouvre son appel au « respect ». Quoi qu’il en soit, le SPD ne doit pas retomber dans les vieux travers de la gauche : l’obsession à mettre l’accent sur ce qui divise plutôt que sur ce qui nous est commun, le fait de s’accrocher à son dogmatisme plutôt que d’ouvrir le dialogue, ou de recourir à l’exclusion plutôt qu’à l’ouverture. 

Les leçons des succès électoraux passés du SPD

En 1969, le SPD de Willy Brandt a montré tout ce qui faisait la force d’un parti populaire, capable d’abriter aussi bien des intellectuels, des métallurgistes, une bourgeoisie cosmopolite et des étudiants soixante-huitards. Naturellement, tous ces groupes n’étaient pas toujours en harmonie. Mais ils ont tous vu dans le SPD de l’époque une force en faveur du progrès qui, comme le disait Brandt, « osait plus de démocratie ». Une force qui s’est attachée à remplir cette promesse en imposant des réformes importantes et en menant une politique audacieuse de détente avec l’Europe de l’Est. De même, l’alliance rouge-verte de 1998 emmenée par Gerhard Schröder a également su constituer une large coalition avec tous ceux qui voulaient surmonter la paralysie des dernières années Helmut Kohl, ce qui a permis au SPD d’éviter à l’Allemagne de participer à la guerre en Irak. 

Le SPD de 2021 et son candidat à la chancellerie Olaf Scholz ont aussi un programme ambitieux, construit sur une analyse pertinente des lacunes politiques des seize années au pouvoir d’Angela Merkel. Pour avoir une chance de mettre en application ces réformes, le parti doit faire la preuve qu’il est toujours capable de réunir l’ensemble des forces progressistes du centre-gauche. S’il ne doit pas oublier de s’ouvrir aux minorités, le SPD ne doit pas pour autant céder à la tentation de s’aligner sur les tenants d’une politique identitaire. Comme il a su déjà le faire par le passé, son objectif principal doit être d’intégrer et de rassembler sous ton toit toutes les forces progressistes du pays tout en étant capable de répondre aux inquiétudes de l’électorat traditionnel.

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