Les Verts seront-ils la prochaine force politique majeure en Allemagne ?

Après seize ans de règne, le départ prochain d’Angela Merkel rabat les cartes de la politique allemande. Les Verts sauront-ils en profiter pour s’imposer comme la nouvelle force politique majeure du pays ? À quelques mois des élections fédérales de septembre 2021, et alors que deux élections régionales à valeur de test se tiennent ce dimanche 21 mars 2021 en Allemagne, Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les défis que doivent encore surmonter les écologistes allemands pour accéder à la chancellerie.

À quelques mois des élections fédérales de septembre 2021, c’est une nouvelle réalité politique qui se dessine chaque jour davantage : pour gouverner l’Allemagne après le départ d’Angela Merkel, les Verts ne pourront plus être ignorés. Pour la CDU/CSU, le SPD, Die Linke et le FDP, les Verts ne constituent plus simplement un potentiel partenaire de coalition, mais bien des concurrents sérieux avec lesquels une difficile bataille politique se prépare.

Alors qu’ils atteignaient seulement 8,9% aux dernières élections de 2018, les derniers sondages montrent qu’avec 17% à 20% des intentions de vote les Verts sont désormais la deuxième force politique d’Allemagne derrière les chrétiens-démocrates, une position pourtant occupée depuis des décennies par les sociaux-démocrates. L’avenir leur appartient.

Des partenaires incontournables pour la prochaine coalition gouvernementale

À l’heure de dessiner les contours d’une future coalition gouvernementale, les données du problème sont en général les suivantes : une reconduite de la grande coalition actuelle est aussi politiquement indésirable pour le SPD que pour les chrétiens-démocrates, ni une coalition entre la CDU/CSU et l’aile libérale du FDP ni une alliance entre le SPD et Die Linke ne sont susceptibles d’obtenir la majorité des sièges au Bundestag, et enfin s’allier avec les extrémistes de droite de l’AfD est inconcevable pour les partis démocratiques. Face à ces trois blocages, une évidence se dessine de façon de plus en plus nette : quiconque voudra gouverner l’Allemagne devra le faire avec les Verts.

Cette réalité vaut aussi bien pour le camp conservateur que pour la gauche. L’Union chrétienne pourrait soit gouverner seule avec les Verts, soit, si cela ne suffit pas, dans une alliance « jamaïcaine » avec le FDP. Die Linke espère pouvoir former une coalition rouge-rouge-vert, c’est-à-dire avec le SPD et les Verts. Le SPD pourrait au mieux espérer une coalition de feux tricolores (« Ampel ») avec le FDP, mais les sondages indiquent que cela serait dans ce cas en tant que numéro deux, et donc sous un chancelier ou une chancelière issue des Verts.

Mais avant d’inévitablement former une coalition avec eux, tous les partis politiques devront se battre contre le parti écologiste afin de conquérir les voix des électeurs allemands. Les Verts cherchent actuellement à séduire le centre avec une stratégie à destination à la fois des milieux progressistes, du centre-gauche, du centre-droit et des conservateurs modérés.

Une force politique en croissance constante depuis 1980

L’histoire des Verts allemands tient son origine dans deux racines différentes. En Allemagne de l’Ouest et à Berlin-Ouest, les Verts sont nés des mouvements protestataires et environnementaux des années 1970. Officiellement, le parti a été fondé le 13 janvier 1980 à Karlsruhe. De l’autre côté du mur, certains des groupes qui formèrent l’ossature du mouvement des droits civiques et avaient joué un rôle majeur dans la révolution de 1989 se sont réunis pour former à l’Est le « Bündnis90 » (L’union 90). Les Verts se sont ensuite unis avec eux en 1993 pour former le parti commun que l’on connaît aujourd’hui.

À l’ouest, le parti a participé aux élections du Bundestag pour la première fois en 1980, et y a obtenu 1,5% des voix. Dès 1983, le parti réussit à franchir la barre des 5% (5,6%) et peut donc entrer au Bundestag. Dans les années suivantes, et notamment après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl du 26 avril 1986, les Verts ont constamment augmenté leur score et leur popularité au sein de la société allemande. Conséquence logique de ces gains électoraux réguliers, les Verts forment en 1998 une coalition avec le SPD et leur leader Joschka Fischer devient vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères d’un gouvernement où officient également Jürgen Trittin, Renate Künast et Andrea Fischer. Ces ministres étaient issus de la génération des fondateurs du parti. Depuis la défaite des sociaux-démocrates en 2005 et la prise de pouvoir d’Angela Merkel, les Verts sont restés au niveau fédéral dans l’opposition.

S’ils se sont tenus à l’écart des coalitions fédérales depuis 2005, les Verts connaissent cependant de remarquables succès électoraux au niveau local : ils sont ainsi représentés dans 14 des 16 parlements régionaux, et y participent à 11 gouvernements. Depuis 2011, le Vert Winfried Kretschmann est même ministre-président de Bade-Wurtemberg, où il a toutes les chances d’être réélu lors des élections régionales du 14 mars 2021. D’abord allié au SPD, il gouverne depuis 2016 avec la CDU. En Thuringe, les Verts gouvernent avec le SPD et Die Linke et leur ministre-président Bodo Ramelow. En Rhénanie-Palatinat, ils soutiennent la ministre-présidente Malu Dreyer du SPD et les libéraux et cette coalition a toutes les chances d’être reconduite le 14 mars 2021. À Berlin, ils forment une coalition rouge-rouge-vert avec le premier-bourgmestre Michael Müller, issu du SPD.

En gouvernant avec la gauche aussi bien qu’avec le centre conservateur, les Verts ont donc fait la preuve au niveau régional qu’ils savent parfaitement jouer le jeu de la représentation proportionnelle et du système des coalitions qui en découle, y compris lorsqu’il faut s’entendre avec leurs adversaires politiques. Si ces alliances relèvent aujourd’hui de l’évidence, elles ont pourtant longtemps fait l’objet de luttes acharnées entre les deux tendances du parti, les réalistes (« Realos ») d’un côté et les fondamentalistes écologistes (« Fundis ») de l’autre.

Avec Annalena Baerbock et Robert Habeck, le leadership actuel est issu des « realos ». Élus en 2018, ils essaient depuis de positionner leur parti comme une force centriste, progressiste et écologiste capable de s’ouvrir clairement aux chrétiens-démocrates, avec l’objectif affiché de retrouver la possibilité de gouverner au niveau fédéral. Si leur stratégie aboutit, les élections de septembre 2021 devraient éviter de reproduire le scénario de 2018, lorsque les pourparlers en vue de nouer une coalition avec la CDU/CSU et les libéraux du FDP avaient échoué après des mois de négociations.

Aujourd’hui, les Verts comptent plus de 100 000 membres. Leur moyenne d’âge de 46,6 ans en fait le plus jeune des partis allemands, et seulement 13% d’entre eux sont des retraités, soit le taux le plus bas de toutes les formations politiques. Presque la moitié d’entre eux ont une formation universitaire, et plus de 45% travaillent dans la fonction publique, ce qui est là encore plus que dans les autres partis.

Les défis pour les Verts de 2021

Le contexte semble favorable aux Verts : au-delà du renouvellement de leur personnel et de leur programme, une conscience écologique accrue au sein de la population allemande et le besoin d’un renouveau politique après seize ans de règne sans interruption d’Angela Merkel devraient leur faciliter la tâche. Cependant, l’influence de la crise sanitaire sur les intentions de vote n’est pas encore bien claire.

De plus, si les électeurs sont manifestement prêts à faire revenir les Verts au gouvernement fédéral, la question clé sera de savoir s’ils leur font assez confiance pour laisser l’un d’entre eux diriger le pays depuis la chancellerie. Les Allemands sont-ils capables de confier à Robert Habeck ou à Annalena Baerbock la charge de diriger le pays au cœur d’une crise sanitaire inédite, de faire avancer une Europe divisée sur son avenir politique, de parler d’égal à égal avec Emmanuel Macron et Boris Johnson, de travailler avec Joe Biden et de se faire respecter de Recep Tayyip Erdoğan, Vladimir Poutine ou Xi Jinping ?

Il n’est pourtant écrit nulle part ce qu’un chancelier doit être capable de faire. Hormis celles d’avoir 18 ans et la nationalité allemande, la loi fondamentale ne prévoit aucune condition particulière pour être en droit d’accéder à la chancellerie. Celle-ci se contente, dans son article 65, de préciser que le chancelier fédéral a le pouvoir de direction (« le principe du chancelier »), ce qui lui donne de facto et de jure une position clé dans le système politique allemand.

Si la loi donne peu de précisions, il faut examiner les faits. Que montrent-ils ? En analysant le profil des différents chanceliers allemands depuis 1949, on constate qu’aucun n’a été élu avant ses 51 ans.

Avant d’entrer en fonction, ils avaient tous de nombreuses années d’expérience gouvernementale et avaient auparavant été soit ministre fédéral, soit Premier ministre d’un land. Les électeurs veulent donc vraisemblablement de la crédibilité, de l’assurance, des capacités de négociation, de l’habitude de former des alliances et la volonté de trouver des compromis politiques.

Le choix des électeurs est aussi dicté par le type de chancelier qu’ils désirent : un charismatique comme Willy Brandt en 1969, un homme de pouvoir comme Helmut Schmidt en 1974, un conservateur comme Helmut Kohl en 1982 ou un homme d’action comme Gerhard Schröder en 1998. Après seize années placées sous le signe de la sobriété d’Angela Merkel, peut-être l’électorat allemand attend-il de son prochain leader un peu plus de passion.

Le choix entre l’expérience politique et le renouveau 

Pour les élections de septembre 2021, le SPD a déjà choisi, avec son candidat Olaf Scholz, de miser sur l’expérience. Actuellement ministre des Finances, il est salué pour sa gestion de la crise sanitaire. Au cours de sa longue carrière politique, il a déjà occupé plusieurs responsabilités gouvernementales, a survécu à d’infinis cycles de négociations nocturnes et a su naviguer dans des centaines de conférences internationales. Ce vécu politique est un atout précieux : il a plus d’années d’expérience politique que les deux candidats Verts et les deux candidats de la CDU réunis.

De son côté, la CDU/CSU devrait trancher entre son nouveau président Armin Laschet, le ministre-président de la Rhénanie du Nord-Westphalie depuis 2017 âgé de 60 ans, et Markus Söder, 54 ans et ministre-président de la Bavière depuis 2018.

Ils ont l’un comme l’autre occupé pendant longtemps des postes à responsabilité au sein de leur parti et à la tête de régions. Chez les Verts, Robert Habeck n’a en revanche été qu’un simple ministre d’État du Schleswig-Holstein pendant six ans. Sur son site internet, il se présente ainsi d’abord comme un écrivain et un père de famille qui a d’abord emmagasiné de l’expérience au travers de ses lectures et de ses rencontres. Sa possible concurrente pour l’investiture, Annalena Baerbock, ne dispose pour sa part d’aucune expérience gouvernementale après ses études de sciences politiques et de droit.

Corollaire de ce manque d’expérience, leur jeunesse pourrait jouer en leur défaveur : Robert Habeck aura 52 ans en septembre 2021, tandis qu’Annalena Baerbock en aura 40. Pourtant, les électeurs ont déjà montré qu’ils pouvaient placer leur confiance dans de jeunes politiciens, et ce même pour des postes de très haut niveau : Sebastian Kurz est devenu chancelier fédéral en Autriche à l’âge de 31 ans, Emmanuel Macron a été élu président de la République française à 39 ans, Justin Trudeau est devenu Premier ministre du Canada à 44 ans, et son homologue Jacinda Ardern est devenue cheffe du gouvernement de Nouvelle-Zélande à 37 ans.

Les électeurs allemands sont-ils aussi capables que leurs voisins de faire confiance à des candidats inexpérimentés ? Cette question sera centrale pour déterminer l’avenir politique des Verts. Un sondage commandé en novembre 2020 par le journal Der Tagesspiegel donne un résultat mitigé. Il en ressort certes que les deux tiers des Allemands considèrent que les Verts sont encore trop politiquement inexpérimentés pour pouvoir choisir le chancelier fédéral après les prochaines élections fédérales. 78% des Allemands de plus de 65 ans sont de cet avis. Mais plus les Allemands sont jeunes, et plus ils se disent convaincus que les Verts ont suffisamment d’expérience politique pour occuper la chancellerie en septembre 2021 : c’est ce que disent 42% des 18-29 ans et 35% des 30-39 ans. Si elle se mobilise pour les élections, la jeunesse allemande pourrait bien être la faiseuse de roi.

Un candidat ou une candidate ? 

Selon le calendrier établi par le parti, le choix de leur candidat devrait avoir lieu fin avril 2021. Les Verts ont longtemps pensé que la compétition entre les deux co-présidents du parti finirait par se résoudre d’elle-même en faveur de Robert Habeck. Ce dernier était en effet considéré comme le choix le plus logique et le plus à même d’être accepté par les électeurs de la classe moyenne. Pour trouver grâce aux yeux des conservateurs, il est en effet probablement plus sûr de leur proposer un homme de plus de 50 ans disposant d’expériences ministérielles.

Mais Annalena Baerbock n’a donné aucune indication laissant à penser qu’elle allait se retirer d’une course qui doit d’abord être décidée en interne par les membres du parti. Sa persévérance semble désormais sur le point de payer, et le rapport de force politique paraît maintenant pencher en sa faveur. Soucieuse de ne pas esquiver les questions politiques difficiles qui se posent aux écologistes, elle met en avant son profil de juriste internationale assez éloignée des clichés sur les écologistes partisans de l’agriculture bio. Elle adopte par ailleurs une approche plus ouverte que son concurrent, notamment lorsqu’elle déclare au cours d’un entretien avec le PDG de la Lufthansa qu’elle a l’intention de gouverner avec l’industrie allemande et non pas contre elle. Enfin, le facteur féminin ne doit pas non plus être négligé : depuis que la CDU/CSU et le SPD ont fait le choix de présenter la candidature de deux hommes, le profil de jeune femme quadragénaire d’Annalena Baerbock apparaît, par simple effet de contraste, de plus en plus intéressant.

Les stratégies de campagne pour 2021

L’Allemagne sort de seize années de règne d’Angela Merkel et de quatre années d’une grande coalition entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Le défi des Verts sera de faire campagne en se distinguant de ces partis et d’incarner un nouveau souffle pour le pays. Ils devront présenter des candidats qui incarnent un nouveau style, à la fois plus jeune, plus écologiste et plus moderne.

Du côté du SPD, la première ébauche d’un «futur programme» a été présentée le 1er mars 2021. L’accent y est mis sur le nécessaire renouveau social, écologique et numérique du pays et sur son avenir au sein de l’UE. Mais au-delà du programme, le challenge d’Olaf Scholz sera de se positionner comme un candidat d’expérience sans pour autant apparaître comme un membre de l’establishment politique. Au sein de la CDU/CSU, toute la difficulté sera de convaincre l’électorat de lui renouveler sa confiance malgré l’absence d’Angela Merkel. Quant aux libéraux, ils devront faire la preuve de leur capacité à s’intégrer dans une nouvelle coalition gouvernementale et d’y défendre les intérêts des familles-entrepreneurs à la tête des petites et moyennes entreprises du « Mittelstand » et des professions libérales (avocats, notaires, médecins) qui constituent le cœur de leur électorat bourgeois.

Laquelle de ces stratégies politiques sera la gagnante ? Alors que la crise du coronavirus s’éternise et que beaucoup pourrait encore advenir d’ici septembre 2021, les prédictions s’apparentent encore à de la pure spéculation. Mais un constat s’impose : après seize années de règne d’Angela Merkel, la politique allemande n’a jamais été aussi ouverte. À voir si les Verts seront capables d’en profiter et de s’imposer comme force politique majeure en Allemagne.

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