Mai 1968 en images

Cinquante ans après Mai 1968, l’historien Xavier Vigna apporte un commentaire éclairé d’une série de clichés pris par les photographes Monique et Pierre Guéna, conservés au centre d’archives de la Fondation Jean-Jaurès. Remises ainsi en contexte, ces photographies permettent ainsi d’enrichir notre compréhension de cette période unique. Cliquez sur les titres pour découvrir les reportages dans leur intégralité.

Les photographies du mouvement parisien sont innombrables et n’ont sans doute pas encore toutes été exhumées ou inventoriées. L’intérêt qu’il y a pourtant à présenter ces clichés de Monique et Pierre Guéna tient au décentrement qu’ils autorisent. Contre la focalisation sur un « mai 1968 » étroitement réduit au Quartier latin, les auteurs prennent en compte les mobilisations dès mars, les imposantes manifestations du 8 mai à Quimper, et au-delà dans tout l’Ouest, mais surtout photographient la faculté de médecine plutôt que la Sorbonne, et les manifestations parisiennes de juin plutôt que celles de mai. Ces décalages enrichissent nos visions de 68, donnant notamment à voir à la fois les dimensions studieuses ou sages du mouvement mais aussi l’ampleur des affrontements : mai et juin donc, quand le rêve se conjugue à la révolte.

Opéra de Paris, 20 mars 1968

Devant les marches de l’Opéra de Paris, un rassemblement appelé par la fédération CGT du spectacle : André Malraux, le ministre de la Culture, déjà en butte aux critiques à la suite de l’affaire Langlais à la Cinémathèque, est la cible des manifestants. Ceux-ci sont assez divers, reflétant la multiplicité des métiers dans ces institutions culturelles : les jeunes femmes seyantes dans leur imperméable, que le photographe prend manifestement plaisir à photographier, contrastent avec les ouvriers en tee-shirts ou en bleu de travail.

Photo Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

• Manifestation Montparnasse-Austerlitz, 1er juin 1968

À l’appel de l’Unef, mais sans la CGT qui juge cette initiative « inopportune » et comportant « des dangers évidents de provocation », une manifestation se déroule entre les gares Montparnasse et Austerlitz le 1er juin 1968. Le contexte pèse évidemment très lourd : cette manifestation répond au discours du général De Gaulle du 30 mai qui vient d’inventer un complot communiste qu’il flétrit, de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer des élections législatives. Il a été immédiatement suivi par l’imposant défilé sur les Champs-Élysées de toute la droite rassemblée. Dès lors, cette manifestation est la réponse de l’Unef, dans la rue : manière donc de réoccuper l’espace public et de contester la seule réponse électorale à l’habile stratégie gaulliste. Certains ne s’y trompent pas, comme ces salariés de Roussel-Uclaf à Romainville dont la banderole appelle à un sursaut : « ne bradons pas la grève pour un bulletin de vote », contre l’empressement de la CGT et du Parti communiste à aller aux urnes.

La manifestation est un sujet photographique en train de devenir banal, et le photographe, dans une mise en abyme amusée, se plaît à photographier ses confrères et consœurs – juchés sur une statue de Jeanne d’Arc ou un poteau. Il respecte un certain nombre de conventions implicites : clichés abondants sur le cortège pour attester de son ampleur et de sa densité ; clichés aussi sur les piétons et les spectateurs, dont on peine à savoir s’ils sont dans le cortège ou restent à l’écart ; sur les forces de l’ordre encore, restées à l’écart, mais prêtes à intervenir. Les clichés parfois redondants signalent encore le souci de trouver le bon angle et le moment opportun pour saisir la bonne photo. Telles ces multiples photos du départ de la manifestation, qui montrent comment la foule fait jonction et effraction dans la rue quotidienne : au cinéma « Le Bretagne », c’est alors le film de François Truffaut, La mariée était en noir avec Jeanne Moreau, qui tient alors l’affiche.

Le cortège lui-même est encadré par un service d’ordre qui se repère aisément. Il s’agit d’éviter tout débordement qui viendrait accréditer le discours gouvernemental sur les violences. Des hommes, certains portant des casques, ouvrent le défilé, tandis que sur les côtés, des militants, des hommes souvent mais des femmes parfois, font une chaîne. Dans le cortège, les jeunes, étudiants et travailleurs, dominent. Ils occupent l’espace, devisent, chantent et lèvent le poing, toutes manières de montrer leur résolution à continuer le mouvement, à faire céder le pouvoir et le patronat. Mais le photographe – on ignore si c’est un choix ou le reflet de la composition du cortège – n’a photographié que peu de banderoles : on repère le Comité d’action d’Anthony, une banderole de l’ORTF, des cheminots ou des chèques postaux. La présence de militants Force ouvrière – alors que la centrale se singularise par son modérantisme exacerbé en 1968 – traduit probablement la présence de la minorité trotskyste, attestée à Roussel-Uclaf. Mais la manifestation montre aussi la résolution ferme de travailleurs singuliers : ils veulent être là, encore, pour manifester et donc exhiber leur mécontentement. Telle cette femme, photographiée de dos, qui a choisi d’afficher dans son dos son appartenance et sa position propre : « en désaccord avec Séguy. CGT ». 

Photo Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

• L’Odéon

Notre photographe se rend naturellement au théâtre de l’Odéon, qui est occupé. Il en photographie l’extérieur, et par là montre comment les murs sont recouverts d’inscriptions et d’affiches, mais aussi la petite foule qui se presse autour pour observer, et peut-être pour participer à cette intense prise de parole : des jeunes et des étudiants assurément, mais sans doute aussi des habitants de ce quartier bourgeois, et des curieux encore. Puis trois clichés montrent l’intérieur : manifestement, le photographe a pu déambuler sans encombre dans ce théâtre à l’italienne pour y surprendre les participants à un débat. En regardant attentivement les photos, on voit que l’un des orateurs est un homme d’un certain âge en costume cravate. On ne saurait trouver meilleure preuve du nombre d’individus de tous milieux qui se pressèrent dans cette agora brouillonne, transformée en une « tribune libre », où le seul interdit assumé concerne la proscription de la cigarette.

Photo Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

 

• Manifestation au départ de la gare de l’Est, 11 juin 1968

Le 11 juin, en fin d’après-midi, le mouvement a appelé à une manifestation de protestation après l’intervention des forces de l’ordre dans l’usine de Flins et la mort du lycéen Gilles Tautin. Le matin même, elles sont aussi rentrées dans les usines Peugeot à Sochaux et s’y sont déchaînées contre les ouvriers, faisant deux morts et des dizaines de blessés. Le contexte est donc extrêmement tendu et la manifestation fut violente.

Cette caractéristique explique sans doute le choix du photographe de rester à proximité des forces de l’ordre. Très clairement, les policiers sont préparés à l’affrontement : casqués, avec leur pèlerine, leur bouclier et armés de leur bidule. Les photographies traduisent cette tension, avec des courses, des interpellations aussi de manifestants, hommes et femmes. Ces photos sont un écho extraordinaire d’une phrase de Georges Pérec, dans Les Choses, livre sorti juste un an auparavant, qui évoquait alors la guerre d’Algérie : « Des escouades de gardes mobiles, casqués, vêtus de cirés noirs, chaussés de brodequins, le mousqueton à la main, longeaient lentement le boulevard Sébastopol. » Juin 1968, c’est assurément l’acmé de l’affrontement, qui ravive aussi les traumatismes récents des guerres coloniales : quand notre photographe se focalise sur les policiers parisiens, il est probable qu’il pense à la répression de Charonne en février 1962.

Photo Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

 

• À propos des postes de police vandalisés en juin 1968

Ces quelques photos montrent au moins deux postes de police vandalisés rue Crébillon d’abord (dans le VIe arrondissement), à proximité immédiate du théâtre de l’Odéon, qui est un des hauts lieux de la contestation, et dans le VIIe arrondissement (peut-être rue Perronet) dans la nuit du 10 juin. Ces minuscules faits témoignent d’une délégitimation et d’une contestation de la police tout à fait considérable sur le moment même. L’auréole dont bénéficie le préfet de police Grimaud aujourd’hui ne saurait faire oublier les accusations qui pleuvent sur la police parisienne : de brutalité, de violence, mais de partialité aussi. Car les inscriptions « CDR » (pour Comité de défense de la République, c’est-à-dire l’organisation à laquelle appelle le général) l’accusent de ne pas être une police au service de la population, mais bien aux ordres de l’État gaulliste. Briser les vitres, recouvrir les murs d’affiches et d’inscriptions, ou incendier tel poste, signalent également une volonté paradoxale, mais éminemment politique, d’expulser la police de la ville.

Au-delà, ces photos montrent combien le monopole de la violence légitime, supposément détenu par l’État, s’est effondré en juin et que règne une atmosphère de « guerre civile froide », selon l’expression particulièrement bienvenue d’André Fontaine, malgré ou à cause de la campagne électorale en cours. L’image d’un 68 irénique est ici renversée : les rues de Paris semblent, sur ces photos impressionnantes, en proie à des incendies et il est possible que ces délits aient ravivé, dans ces quartiers très bourgeois de la capitale, le phantasme traumatique des Pétroleuses de la Commune.

Photo Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

 

L’occupation de la faculté de médecine, 12 juin 1968

Le 12 juin, le photographe choisit de rentrer dans la faculté de médecine. Le reportage qu’il en tire souligne d’abord le quotidien de l’occupation. Les carabins, sensiblement plus âgés que les étudiants des autres disciplines, ont parfois des enfants qu’ils sont contraints d’associer au mouvement. D’où ce jardin d’enfants et ces visages poupins que le photographe prend manifestement plaisir à photographier. Il prend aussi en photo la préparation et la distribution d’un goûter. Si les femmes sont les plus nombreuses dans ces tâches, on repère aussi quelques présences masculines qui signalent des changements culturels et sociaux à l’œuvre : ces jeunes pères se pensent ou se trouvent requis auprès de leur progéniture.

Cependant, c’est d’abord la mobilisation étudiante que le photographe vient saisir, et en premier lieu son côté sérieux : prise en compte des médias (la radio comme la presse), mais surtout commission et assemblée générale où les étudiants et sans doute quelques médecins viennent débattre. Le contraste est frappant entre l’injonction vigoureuse écrite sur un tableau : « le premier devoir d’un révolutionnaire est de faire la Révolution (et non pas d’en parler !) » et la teneur policée des échanges qui semblent tourner davantage autour de l’organisation des études (externat et internat) ou des relations avec les CHU : comme si, avant de faire la Révolution, les médecins réfléchissaient d’abord à réformer leur formation.

Sortant du bâtiment de la rue des Saints-Pères, le photographe se plaît à photographier les affiches qui recouvrent littéralement les murs extérieurs, devenus en quelque sorte d’immenses journaux muraux. On y voit la créativité esthétique et politique de l’affiche, mais ce sont d’abord le quotidien des mobilisations et les réactions à l’actualité qui s’y lisent : contre la résorption électorale du mouvement et la campagne en cours pour les législatives, contre le discours sur une supposée détente, les affiches insistent sur la poursuite du mouvement, la répression et l’urgence de quelques enjeux, que Flins résume.

Deux jours auparavant, le 10 juin, il passait dans les rues du quartier en pleins travaux, sans doute après avoir été dépavées ou avoir subi des dommages liés aux affrontements. De fait, le « pouvoir étudiant » si vigoureusement revendiqué dans la banderole qui orne l’auguste faculté de médecine semble se racornir quand les autorités sont en mesure de faire place nette.

Photos Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

Débat à Assas avant les législatives, 13 juin 1968

En juin, les universités, dans leurs amphithéâtres, accueillent parfois des débats : après les assemblées générales enfiévrées, est revenu le temps de meetings plus policés. L’ordonnancement même du débat témoigne que « la prise de parole » s’est quelque peu racornie : à la tribune, six personnalités, toutes masculines, en costume et une cigarette à la main, encadrent un étudiant plus jeune, à la tenue plus décontractée. Parmi les orateurs officiels figurent au moins Marc Heurgon (pour le PSU) mais aussi Didier Motchane (un des fondateurs du Ceres), Bernard Jarrier (pour les républicains indépendants) et Maurice Goldring (membre du Parti communiste).

On peut supposer que l’auditoire, dont le sérieux se lit dans le fait que certains prennent des notes, peut interroger les orateurs : une poignée d’intervenants lisent avec application les questions qu’ils ont rédigées sur de petites feuilles blanches. C’est seulement en posant des questions que les femmes ont ici la parole et, parmi elles, une jeune femme noire, portant cheveux courts et mini-jupe, s’est risquée sur l’estrade. Cette silhouette, dans sa grâce élégante, magnifie aussi un changement.

Photo Monique et Pierre Guéna. Coll. Fondation Jean-Jaurès.

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