Nouvelle « loi travail » : état des lieux à mi-parcours

Le « Projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social » a été adopté par l’Assemblée nationale et passe devant la commission des affaires sociales du Sénat le 19 juillet 2017. Entre les commentaires de la presse et les fuites, beaucoup de citoyens peinent à percevoir les réelles implications de ce texte. Alors que les réformes envisagées sont bien évidemment au cœur des préoccupations de l’Observatoire du dialogue social de la Fondation, l’un de ses membres, Jean-Pierre Yonnet, en présente les enjeux.

La loi d’habilitation ouvre neuf grands chantiers : 

  • L’articulation des accords, autrement dit les questions de la hiérarchie des normes et du principe de faveur; 
  • La validation des accords par référendum d’entreprise;  
  • La fusion des DP (délégués du personnel), du CE (comité d’entreprise) et du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) en une seule instance, à laquelle pourraient venir s’agréger dans certains cas les délégués syndicaux; 
  • Les conditions de rupture du contrat de travail, en particulier le délai de recours et le barème des indemnités; 
  • Les conditions du licenciement économique; 
  • L’extension du champ d’application du contrat de chantier; 
  • Les règles d’extension des conventions collectives; 
  • La pénibilité; 
  • Les travailleurs détachés. 

À la date de rédaction de cet article, le gouvernement n’a clairement affiché ses intentions que sur la pénibilité. Des évolutions ne sont toutefois pas à exclure. Le reste fait l’objet de « bilans et orientations » dont le statut n’est manifestement pas définitif. Dans l’attente de la publication des projets d’ordonnances, il convient donc d’être prudent. À ce stade, examinons les enjeux. 

La hiérarchie des normes 

Dans ce domaine, les ordonnances ont visiblement pour but de généraliser le modèle de la loi El Khomri. Il ne s’agit pas d’inverser la hiérarchie, mais de permettre une articulation entre les différents accords. Ainsi la loi fixe-t-elle des règles d’ordre public. La convention collective peut compléter cet ordre public absolu par un ordre public de branche et certains sujets sont de la compétence exclusive de la branche. Ce qui n’est pas fixé par l’ordre public absolu ou de branche relève de l’accord d’entreprise. Par ailleurs, la loi et la convention collective peuvent fixer des dispositions supplétives qui s’appliquent en l’absence d’accord d’entreprise. 

L’enjeu réside donc dans la définition des sujets réservés à la négociation de branche. Ils étaient six dans la loi El Khomri. La pénibilité semble devoir sortir de la liste pour devenir un sujet que la CCN (Convention collective nationale) peut décider de laisser à l’entreprise. D’autres thèmes comme la qualité de l’emploi ou la GPEC (Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) en feront ils partie ? 

Le référendum 

La loi El Khomri avait permis l’organisation d’un référendum à l’initiative d’organisations signataires minoritaires mais représentant au moins 30% des voix. Une partie du patronat était partisan de référendums à l’initiative de l’employeur. 

L’enjeu réside dans les conditions de ce recours. S’agit-il de permettre à l’employeur de prendre l’initiative du recours en cas d’accord signé par des organisations syndicales représentant plus de 30% mais moins de 50% des salariés ? Ou bien de lui permettre de consulter les salariés même en l’absence de ce seuil de 30% ? De lui permettre de soumettre un projet sans négociation préalable ? De permettre la consultation directe des salariés dans les entreprises dépourvues de délégué syndical ? Autant la première hypothèse est plutôt logique, autant les autres interrogent. 

La fusion des instances représentatives du personnel (IRP) 

Le projet de loi d’habilitation prévoit la fusion des DP, CE et CHSCT en une instance unique. Le nom de « Comité social et économique » est apparu récemment dans la communication gouvernementale mais pas dans les textes officiels. Ce modèle serait obligatoire, avec quelques possibilités de dérogation par accord, mais sans possibilité de créer d’autre instance ayant la personnalité juridique. Il s’agit d’une inversion des règles de la loi Rebsamen, qui permettait à l’employeur de créer une telle instance unique dans les entreprises de moins de 300 salariés mais soumettait la fusion des instances à accord dans celles de plus de 300 salariés. Le projet gouvernemental prévoit toutefois que la nouvelle instance conserverait l’intégralité des compétences des trois instances actuelles. Rien n’est dit par contre à ce stade sur le nombre d’élus et d’heures de délégation. 

En outre, le projet prévoit que, sur accord, l’instance unique puisse en fusionner une quatrième, les délégués syndicaux. 

L’enjeu réside dans la possibilité de faire du « sur-mesure » par accord. Dans une entreprise à établissement unique de plus de 300 salariés, il ne s’agirait que d’une extension de la « DUP Rebsamen » et chacun voit bien comment cela fonctionnerait. Mais dans les entreprises multi-établissements à structure complexe, où les périmètres DP, CE, CHSCT sont différents, la mise en place d’une instance unique obligerait à totalement redéfinir le périmètre de cette instance. Le chantier est énorme pour les directions des relations sociales. Imagine-t-on qu’une telle révolution se mette en place sans concertation et sans accord ? Cette proposition est donc très paradoxale, imposant un modèle unique là où le sur mesure est une nécessité. Pourquoi ne pas rendre la négociation obligatoire et prévoir l’instance unique comme disposition supplétive en cas d’échec de la négociation ?

Les conditions de rupture du contrat de travail 

La loi d’habilitation envisage de rendre obligatoire le barème indicatif d’indemnités pour rupture sans cause réelle et sérieuse, de revoir les délais de recours, de simplifier le formalisme du licenciement et de clarifier les règles de reclassement pour inaptitude. 

L’enjeu en matière de barème doit être vu au regard de la possibilité laissée au juge de sortir du barème en cas de faute grave de l’employeur. On imagine qu’il en irait ainsi par exemple en cas de discrimination. En matière de formalisme, il s’agit moins de simplifier que de guider. En cas de rupture conventionnelle, la procédure est très balisée et les documents à remplir normés. Il n’en va pas ainsi en matière de licenciement. Un meilleur guidage de la procédure est donc de l’intérêt de tous. En matière de délais, ceux-ci sont variables selon le type de licenciement. Une harmonisation n’est pas une mauvaise chose, à condition que le délai soit suffisant pour permettre au salarié de se retourner. N’oublions pas qu’un délai trop court serait d’abord défavorable aux moins instruits et aux plus pauvres. 

Les conditions du licenciement économique 

Dans ce domaine la loi d’habilitation ouvre toutes les portes sans que l’on puisse savoir jusqu’où le gouvernement souhaite aller, les réunions avec les partenaires sociaux étant en cours. Il vise, en effet, les conditions de reclassement, les critères d’ordre, les catégories professionnelles et la reprise d’entités économiques autonomes, soit l’essentiel du contenu des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE).

L’enjeu réside dans la capacité à négocier les PSE. La loi Sapin constitue un succès considérable dans la mesure où elle a mis en place un mécanisme conduisant à ce qu’une large majorité de PSE fasse l’objet d’un accord. Les recours contentieux qui étaient la règle avant la loi Sapin se sont considérablement réduits et la DIRECCTE (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) n’intervient que dans la minorité des cas où un accord n’a pas pu être trouvé. Mais cela ne fonctionne que parce que les critères d’ordre et les catégories professionnelles ont été définies de manière assez stricte par la jurisprudence. Les accords dérogent souvent à ces normes jurisprudentielles, et c’est bien là le rôle du dialogue social. Si la loi venait se mêler de codifier différemment ce que la jurisprudence a normé, elle pourrait priver les négociateurs syndicaux de leur levier principal de négociation. Cela pourrait aboutir à faire fortement chuter le pourcentage de PSE négociés et à augmenter parallèlement la responsabilité de la DIRECCTE et le recours aux tribunaux administratifs. 

En matière de reprise d’entités économiques autonomes, la question posée est celle du PSE avant reprise et du transfert des salariés. Des règles trop contraignantes peuvent faire échouer une reprise, trop souple porter atteinte aux garanties offertes aux salariés. 

L’extension du contrat de chantier 

Le CDI de chantier n’est pas une nouveauté, il existe depuis la fin des années 1960 dans le BTP et 1993 dans la SYNTEC. Le gouvernement envisage de permettre son extension par accord de branche à d’autres activités sous le nom de « contrat d’opération ». 

L’enjeu n’est pas considérable dans la mesure où l’utilisation de cette possibilité par les entreprises du champ de la SYNTEC est faible. De plus, là où le CDD prévoit une prime de précarité, le contrat de chantier prévoit des indemnités de licenciement. L’extension de ce type de contrat n’aurait donc sans doute que des conséquences marginales sur l’emploi et les conditions d’emploi. Le danger n’est donc pas tant là que dans la revendication de certains employeurs visant à pouvoir licencier sans cause. 

Les règles d’extension des conventions collectives 

La loi d’habilitation vise principalement les conditions d’extension et le droit d’opposition des employeurs ainsi que leur portée territoriale ou le seuil d’effectifs à partir duquel la CCN s’appliquerait. 

L’enjeu réside principalement dans ce second point. Si les CCN étendues ont une portée limitée, comment se déroule le dialogue social ? De plus, les CCN ayant en particulier un rôle de supplétivité en l’absence d’accord, que se passe-t-il si par exemple elles ne s’appliquent pas aux TPE? Pour l’instant, le gouvernement ne semble pas avoir ouvert de pistes en la matière. 

La pénibilité 

Dans ce domaine, le gouvernement a annoncé ses premiers arbitrages. D’une part, la pénibilité glisserait du champ des sujets réservés à la négociation de branche au champ des sujets que la branche peut laisser à la négociation d’entreprise. D’autre part, le gouvernement a annoncé la sortie du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) de quatre facteurs (manutention de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques, risques chimiques). Pour les salariés en relevant, un départ anticipé en retraite serait possible quand une maladie professionnelle et un taux d’incapacité d’au moins 10% seraient reconnus en fin de carrière. 

L’enjeu est de santé publique. Beaucoup s’accordaient à reconnaître la complexité du système et le besoin de décentralisation de certaines dispositions. Pour autant, il est difficile de contester que les quatre facteurs retirés du C3P nécessitent une approche préventive et non curative. Or, ces quatre risques peuvent être considérablement réduits, voire supprimés grâce à l’ergonomie des postes et l’organisation du travail. Le dialogue social peut se révéler très efficace en recherchant des solutions au plus près du terrain, à condition que les incitants pour les entreprises soient forts. 

Les travailleurs détachés 

Dans ce domaine, la loi d’habilitation permet de modifier la législation en matière de détachement des travailleurs, en l’adaptant aux spécificités et contraintes de certaines catégories de travailleurs transfrontaliers, notamment en ce qui concerne les obligations incombant aux employeurs. 

L’enjeu consiste à mieux encadrer une pratique qui a donné lieu à des abus dans de nombreux secteurs. L’équilibre consiste bien sûr à ne pas nuire aux intérêts des travailleurs français détachés à l’étranger. Mais il s’agit là d’un sujet qui concerne davantage les États que le dialogue social. 

En guise de conclusion 

Cette loi d’habilitation permet d’ouvrir beaucoup de portes. Il n’est pas encore possible de savoir quelles clés le gouvernement utilisera ni jusqu’où il avancera une fois la porte franchie. 

Certaines dispositions favoriseront à coup sûr le dialogue social de branche et d’entreprise. D’autres sont clairement à double tranchant. En se montrant trop directif sur la fusion des IRP, le gouvernement peut étouffer un champ naturel de dialogue social. Qui mieux que les partenaires sociaux eux-mêmes est capable de savoir quelle architecture d’IRP est la meilleure pour leur entreprise ? Dans ce domaine, l’État serait bien avisé de se contenter de dispositions supplétives. En voulant réduire les contraintes liées aux licenciements économiques, la loi pourrait réduire l’intérêt des syndicats à signer les PSE. Tout ce que l’on y gagnerait serait un retour à une conflictualité qui a en grande partie disparu depuis cinq ans. 

Finalement, il en va de cette réforme comme du dialogue social lui-même. Son succès dépend de son équilibre.

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