Quelles priorités, quels défis pour la loi de programmation militaire 2019-2024 ?

En 2018, le ministère des Armées proposera à la représentation nationale d’adopter une nouvelle loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2019-2024. Ce document stratégique établit un contrat opérationnel et fixe les priorités identifiées pour atteindre cet objectif en soutenant les développements industriels et en orientant la recherche en matière de défense ; il précise les ambitions dans le domaine de l’armement conventionnel, de la dissuasion nucléaire, de la révolution numérique, des ressources humaines, des opérations extérieures (OPEX), etc. L’Observatoire de la défense-Orion consacre ici une première note au volet armement et ses enjeux.

Après une loi du programmation militaire (LPM) permettant de préserver l’outil industriel adoptée en 2012 dans le but de sauvegarder les compétences techniques des entreprises françaises et préserver l’autonomie stratégique nationale, la remontée en puissance des forces armées françaises doit s’inscrire dans une dynamique politique volontariste à moyen terme avec l’accroissement du budget des armées de 1,8% du produit intérieur brut dès 2018 puis une hausse de 1,7% par an jusqu’en 2022. Toutefois, il est important de souligner qu’il appartiendra au futur gouvernement en 2022 d’intensifier significativement l’effort sur la période 2023-2025 pour atteindre l’objectif des 2%.

Dans un contexte budgétaire qui lui semble a priori globalement plus positif, les défis pour le ministère des Armées, les forces armées et la base industrielle et technologique de défense sont très nombreux. La hausse continuelle des reports de charge qui atteint plus de 50 milliards d’euros fin 2017, la nouvelle loi de programmation des finances publiques gelant le reste à payer pour les années à venir au montant de celui de 2017, la suppression des instruments de flexibilité financière et la révolution du numérique induiront des arbitrages plus complexes pour le ministère des Armées et des montages financiers et industriels toujours plus techniques pour la direction générale de l’armement.

Si tout porte à croire que la prochaine LPM se focalisera sur la régénération de l’outil de défense, il appartiendra au président de la République et à la ministre des Armées d’assurer la bonne réalisation des ambitions françaises.

Quelle vision stratégique pour les forces armées en 2024 et au-delà ?

Les forces armées françaises se sont définies au cours des dernières décennies comme une force expéditionnaire, échantillonnaire, capable d’entrer en premier sur un théâtre d’opération de haute intensité et dotée d’une rusticité largement éprouvée au fil des nombreux engagements que la France a connus depuis 1991. Ces capacités ont été héritées des grands programmes d’armement pensés, élaborés et conçus durant la période de la Guerre froide afin de prévenir un conflit majeur à l’Est de l’Europe.

A contrario, depuis la guerre en Afghanistan, la France a spécialisé ses forces et acquis des capacités afin d’adapter nos forces armées aux nouvelles menaces des combats asymétriques. Cette adaptation a vu le développement indispensable des moyens permettant d’accroître la souplesse tactique de nos forces en opération et le renforcement des protections contre les menaces asymétriques notamment face aux engins explosifs improvisés (VBCI, drones tactiques, drones MALE, connectivité au combat, capacités de renseignement, etc.) au détriment du développement de système de portée stratégique (flotte d’avions ravitailleurs, navires de souveraineté, capacités de projection stratégique et tactique).

Dans le contexte de raidissement global des relations internationales et de résurgence d’États privilégiant des stratégies de puissance et du fait accompli, la prochaine LPM devra également être la traduction d’une vision stratégique  : souhaitons-nous faire de l’armée française une armée expéditionnaire dimensionnée pour les opérations africaines ou privilégions-nous une réorientation stratégique permettant de disposer des moyens strictement nécessaires pour assurer la souveraineté de la France autour du globe ?

Au moment où la France peut s’affirmer comme le chef d’orchestre de la défense européenne, la LPM aura valeur de démonstration de notre détermination pour nos partenaires européens – dont les attentes sont clairement divergentes – et preuve de la cohérence entre nos discours et nos actes dans la promotion de l’Europe de la défense.

Quelles priorités capacitaires pour faire face à une nouvelle donne stratégique ?

L’urgence : la revitalisation de l’armée de terre

Pour l’armée de terre, les priorités sont claires et connues de tous : la modernisation du parc des blindés avec le programme Scorpion 1 (Griffon et Jaguar) pour remplacer les honorables VAB, ERC-90 et AMX-10 RC. Si le déploiement dans des nouveaux véhicules dans les régiments peut être accéléré, comme le réclament ponctuellement les forces armées, cela ne doit pas se faire au détriment de la qualité du matériel. La modernisation se poursuivra en fin de LPM avec le lancement de Scorpion 2 devant permettre la modernisation des VBCI et les travaux pour le successeur du char de combat AMX-56 Leclerc dans le cadre d’une probable coopération industrielle avec l’Allemagne.

Parmi les principaux points noirs, le maintien en condition opérationnel des hélicoptères d’attaque Tigre, conçus pour les plaines de centre Europe et volant exclusivement en zone aride, posent de grandes difficultés. Outils nécessaires aux opérations spéciales, l’amélioration de la disponibilité des appareils à voilure tournante de tout type est l’une des priorités affichées de longue date par les chefs d’état-major des armées successifs.

Outre la modernisation du parc de véhicules blindés et leur MCO, l’armée de terre aura réceptionné la majorité des armes individuelles Hecker & Kock 416F pour un coût global particulièrement bas (approximativement 100 millions d’euros). Cette modernisation à bas coût tente à démontrer que le développement d’une nouvelle filière industrielle française d’armes de petit calibre eut été une erreur financière et industrielle majeure.

Enfin, l’armée de terre réceptionnera les premiers drones Patroller de Safran, lesquels seront vraisemblablement armés du missile MMP de MBDA. La modernisation des systèmes de C4ISR devra être lancée afin de pallier l’obsolescence des outils actuels.

La Marine nationale au cœur d’une réorientation stratégique française ?

La Marine nationale sera vraisemblablement sujette à de nombreux arbitrages délicats. Avec les départs en retraite de très nombreux ingénieurs et ouvriers spécialisés dans les cinq prochaines années, la disponibilité des crédits d’engagement n’est plus la première menace qui pèse sur la pérennité de la base industrielle et technologique de défense (BITD) navale. Des compétences rares seront durablement perdues si industriels et pouvoirs publics ne parviennent pas à établir un nouveau plan de sauvegarde des savoirs et des savoir-faire.

Ainsi, si des programmes tels que la FREMM et la FTI devraient se poursuivre, le lancement des études relatives au développement du futur porte-avions sera impacté par les pertes de compétences déjà constatées et qui iront en s’aggravant. La préservation d’une capacité souveraine à concevoir et produire des chaudières nucléaires pour permettre l’utilisation de catapultes électromagnétiques est d’une importance stratégique. À ce titre, une réflexion pourrait être conduite afin de ramener vers l’emploi des salariés retraités dotés d’expertises rares afin de renforcer la transmission des savoirs et savoir-faire.

Les sous-marins nucléaires d’attaque de type Suffren (programme Barracuda) ont pris un retard significatif, toutefois ces retards faciliteront la jonction industrielle avec le programme des futurs sous-marins lanceurs d’engin 3G à l’horizon 2030. Le dimensionnement des moyens en matière de lutte anti-sous-marine, au regard de la prolifération des sous-marins, y compris dans l’Atlantique, en Arctique et en Méditerranée, devrait conduire les parlementaires à s’interroger sur l’octroi de moyens complémentaires.

L’armée de l’air à l’aube d’une nouvelle ère

L’armée de l’air pourrait n’être que l’un des acteurs secondaires de la prochaine LPM, pourtant la surutilisation chronique de ses capacités au Levant et au Sahel nécessite une accélération de sa revitalisation. Si l’acquisition d’appareils de ravitaillement de type A330 MRTT a été engagée pour succéder aux antiques KC-135 dont la disponibilité est devenue aléatoire, l’acquisition d’appareils de lutte anti-sous-marine (pour remplacer les Atlantique 2) deviendra la priorité à l’horizon 2020 avec deux possibilités : la création d’un programme européen ou l’achat sur étagère d’appareils P8 Poséidon d’origine américaine avec le risque inhérent de disséminations de données sensibles vers les États-Unis.

Le Rafale et le programme du futur avion de combat européen, étant le centre d’une conjonction d’intérêts industriels et stratégiques, seront au cœur de la LPM dès 2019. D’une part, les livraisons de Rafale au standard F3 à l’armée de l’air ont été limitées pour répondre aux commandes d’appareils dans le cadre de contrat d’exportation malgré une utilisation intensive des appareils en opération et, d’autre part, la LPM devra déterminer si une rénovation du Rafale à mi-vie doit être engagée. Cette rénovation allant bien au-delà d’un standard F4 devrait intégrer une modernisation de l’électronique de bord, des capacités de récolte, de traitement et de transmission sécurisée des données, de vol coopératif avec des drones, des capacités de bande passante, de furtivité et éventuellement du couplage avec le programme de missile devant succéder à l’ASMP-A. À bien des égards, le futur Rafale devra apporter une réponse technique crédible à la révolution du numérique dont les principaux enjeux ne sont plus la multiplication des capteurs mais bien la transmission sécurisée des données et leur traitement en temps réel, possiblement à l’aide de formes d’intelligences artificielles.

Outre les enjeux technologiques immédiats, c’est à l’occasion de cette LPM que la décision de lancer un programme d’avion de combat européen franco-allemand sera prise afin de remplacer le Rafale durant la décennie 2040. La capacité de la France et de l’Allemagne à lancer un programme d’avion de combat en coopération, où les compétences techniques priment sur le traditionnel retour géographique, sera déterminante pour l’avenir de l’aéronautique militaire européenne.

La décision d’armer les drones de l’armée de l’air n’a pas fait l’objet d’un débat parlementaire malgré les implications de cette évolution majeure. Au-delà des questions éthiques interrogeant sur la doctrine d’emploi et l’impact sur la santé psychologique du pilote, l’intégration de missiles français de dernière génération sur une plateforme américaine (le MQ-9 Reaper) aurait un impact en termes de dépendance technologique et opérationnelle vis-à-vis des États-Unis, sur les besoins en formation et de possibles effets d’éviction au détriment de la chasse.

L’enjeu de la qualification des ressources humaines pour faire face à la révolution du numérique dans les affaires militaires

En matière de recherche, la France se trouve à la croisée des chemins. Des initiatives européennes structurantes sont engagées avec le European Defence Industrial Development Plan (EDIDP) dès 2019 et le European Defence Fund (EDF) dès 2021. Celles-ci pourraient rapidement fragiliser la BITD française si les entreprises ne se saisissent pas pleinement des nouvelles opportunités de financements offerts par les programmes européens. L’engagement de l’Union européenne dans le développement de la recherche de défense et le développement de capacités de défense trouve un écho également en France puisque le choix a été fait de porter le budget des études amont à un milliard d’euros dès 2018. Toutefois, cette hausse sensible des crédits interroge sur la capacité d’absorption de ces fonds par la BITD.

En effet, aujourd’hui, la recherche en matière de défense souffre essentiellement de son manque de ressources humaines disponibles. L’introduction du numérique à tous les niveaux dans l’industrie et dans les armées a créé un appel d’air considérable. Or, face à un phénomène disruptif comme le numérique, les ingénieurs recrutés au début des années 2000, notamment par la direction générale de l’armement (DGA), ne sont pas formés pour répondre à ces besoins nouveaux. Il convient de prévoir que sur la durée de la LPM, les ingénieurs de la DGA, et plus largement tous les personnels intervenant dans les programmes d’armement, soient formés au numérique.

Comme pour toutes les forces armées, la problématique de fidélisation et de la valorisation des carrières devient un enjeu critique face à une concurrence du secteur privé qui cherche à débaucher les meilleurs talents. Cette concurrence exacerbée permet notamment aux grandes entreprises américaines de recruter certains des plus brillants esprits français. En outre, l’application stricte des principes de déontologie ajoute de la complexité aux carrières des profils de haut niveau et tend à les faire fuir vers le secteur privé dès le début de carrière. Parmi les pistes d’innovation, la création de contrat de projet et leur association avec un statut d’officiers de réserve pourraient permettre d’embaucher des spécialistes de haut niveau du privé pour une durée limitée en leur garantissant de pouvoir, à l’issue,  poursuivre leur carrière dans le privé, idéalement dans une entreprise française, au terme de leur contrat.

LA LPM 2019-2024 devrait prévoir le financement du plan de formation au numérique et la création des contrats de projet.

La France, deuxième puissance militaire dans l’Union européenne à l’horizon 2024, derrière l’Allemagne

L’objectif des 2% du PIB est assumé en Allemagne tout comme en France mais force est de constater que la situation économique de nos partenaires d’outre-Rhin semble nettement plus favorable à la réalisation de cet objectif. Si tel est le cas, l’Allemagne investira, en 2024, une vingtaine de milliards d’euros annuellement en plus que la France (rapport de 70 milliards d’euros / 50 milliards d’euros). Dans cette configuration,  le développement de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et la conduite des programmes européens aura pour effet de placer l’Allemagne à la tête de l’ensemble des grands programmes d’armement européens avec la liberté pour elle d’imposer ses entreprises et ses standards technologiques.

Déjà aujourd’hui, les écarts d’engagement financiers posent de graves disfonctionnements à la relation entre la France et l’Allemagne, notamment dans le cadre du programme de drone MALE européen, des discussions exploratoires sur le futur avion de combat ainsi que dans le domaine de l’observation spatiale avec la violation de l’accord de Schwerin fin 2017 par l’Allemagne.

Après le sauvetage réussi de la BITD en 2012, c’est le leadership technologique et opérationnel en matière de défense qui sera au cœur de la LPM de 2018. Cet exercice d’équilibriste sera d’autant plus délicat que la France doit défendre ces domaines stratégiques tout en promouvant l’idée d’une Union européenne qui assume ses responsabilités en matière de défense.

Prenons date que la LPM 2019-2024 portée par le président de la République, la ministre des Armées et le Parlement sera le point de départ de la reconquête industrielle et technologique de la France mais également d’une réorientation stratégique.

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