Rallumer tous les soleils

Lors du récent congrès socialiste de Reims, Ségolène Royal a achevé son discours en disant : « Nous sommes le socialisme, levons-nous, vertu et courage, car nous rallumerons tous les soleils, toutes les étoiles du ciel, nous sommes les socialistes, il reste tant à faire, alors faisons-le, nous sommes les socialistes, tous ensemble ». Cette conclusion a été accueillie par des mouvements divers. Par la suite, il a été dit que les congressistes avaient sifflé Jaurès, auteur de la citation reprise par la dirigeante socialiste.

Oui et non. D’une part, on ne sait jamais trop quand des manifestations se produisent si ce qui est visé tient aux propos énoncés, à l’auteur(e) qui les tient, ou à telle ou telle circonstance… Il faut toujours étudier le contexte… et ne pas conclure trop vite ! En outre, l’historien aurait tendance à dire que Jaurès lui-même, Guesde, Sembat, Blum et bien d’autres ont connu jadis bien pire en congrès socialiste. L’historien n’aurait pas forcément raison. L’enseignant se rappellerait que lors du mouvement contre le CPE bien des assemblées générales de lycéens ou d’étudiants avaient donné un bon exemple de débat démocratique maîtrisé en se refusant aux manifestations bruyantes d’applaudissements ou de sifflets et en les remplaçant par des démonstrations muettes d’approbation ou de désapprobation. Ce n’était peut-être pas conforme aux traditions militantes de la gauche, mais les meilleures traditions sont faites pour être bousculées et évoluer aussi…

Il n’en reste pas moins que l’appel à « rallumer tous les soleils » est bien jaurésien. Il devrait même être connu d’un certain nombre de militants car c’est précisément cette invocation qui a été assez récemment choisie par l’historien Jean-Pierre Rioux pour servir de titre à sa belle et forte anthologie de textes jaurésiens, qui a été largement diffusée. Le texte de Jaurès dont provient la citation n’appartient pas il est vrai à la tradition militante socialiste. Il est issu de La question religieuse et le socialisme, un manuscrit resté longtemps inédit, rédigé au cours de l’été 1891, redécouvert et publié par Michel Launay en 1959-1960, en revue puis aux Éditions de Minuit. Le texte avait alors fait quelque bruit car il donnait à lire un Jaurès épris de métaphysique et profondément religieux à défaut d’être chrétien, d’autant plus étonnant que des interrogations subsistaient sur la datation du texte. Le débat s’était éclairci avec la publication du long compte rendu de Madeleine Rebérioux, « Socialisme et religion : un inédit de Jaurès (1891) », publié dans les Annales ESC et facilement consultable aujourd’hui puisque repris dans son recueil d’articles, Parcours engagés dans la France contemporaine. Le manuscrit ne date donc pas de la fin de la vie de Jaurès comme l’avait initialement cru Michel Launay, mais de 1891, c’est-à-dire d’un moment où Jaurès s’apprête à s’engager dans le mouvement socialiste. Pour l’heure, il achève ses thèses, sur De la réalité du monde sensible et Les Linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel qu’il va soutenir en 1892, et, ancien député républicain du Tarn (1885-1889), il est à la fois chargé de cours en philosophie à l’université de Toulouse et maire-adjoint à l’instruction publique de la ville rose, au sein d’une municipalité d’union républicaine, à forte tendance radicale-socialiste, mais qui déborde à gauche sur des socialistes et sur des modérés de l’autre côté. Jaurès agit, réfléchit beaucoup surtout et cherche à faire le point sur lui-même et sur le sens qu’il entend donner à sa vie. Sans doute destinait-il son texte à une revue. Nous ignorons la raison pour laquelle le projet n’aboutit point. Au reste, nous savons depuis quelques années que le manuscrit édité en 1959-1960 n’était qu’une partie du travail préparé par Jaurès. Une version beaucoup plus complète (plus du triple) de l’étude a été retrouvée et doit prochainement être publiée dans le tome 2, Les années de jeunesse, des Œuvres de Jean Jaurès en cours d’édition chez Fayard. Il est permis d’espérer que les congressistes socialistes de Reims feront bon accueil à l’ouvrage.

Ces précisions nous paraissent utiles, mais ne doivent pas trop nous retarder du fond de la discussion. « Rallumer tous les soleils » est bien jaurésien ! La phrase exacte de Jaurès est d’ailleurs : « Même si les socialistes éteignent un moment toutes les étoiles du ciel, je veux marcher avec eux dans le chemin sombre qui mène à la justice, étincelle divine, qui suffira à rallumer tous les soleils dans toutes les hauteurs de l’espace » (p. 121 de l’extrait donné par Rioux, le plus accessible et vraisemblablement celui utilisé par Ségolène Royal). Les socialistes éteignent donc les étoiles, ou sont susceptibles de le faire. En arrière plan du texte de Jaurès, présent à mon avis dans l’esprit de bien des congressistes, de Ségolène Royal et de certains ses conseillers tel Vincent Peillon, figure aussi le souvenir du grand discours de Viviani saluant l’œuvre de la campagne anticléricale du bloc des gauches et s’écriant : « Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! ». Jaurès vote l’affichage du discours de son ami Viviani, mais certainement plus parce qu’il annonce une grande politique sociale, « une œuvre d’affranchissement et de justice » que pour cette fière revendication qui vaut à son auteur les railleries de Charles Péguy. Dans son grand discours Pour la Laïque, Jaurès précise ainsi que « l’admirable savant » [Marcelin Berthelot] qui avait écrit un jour : « Le monde n’a plus de mystère » dit là « une naïveté aussi grandiose que son génie ».

Jaurès en effet conserve sur le monde une « arrière-pensée », comme il le dit lui-même en 1910, qui n’est pas celle de tous ses amis socialistes. Il aurait en revanche pu dire comme son ami Francis de Pressensé qu’il avait trouvé « dans le socialisme le maximum de religion ». Il n’est certes pas un empirique, il fonde son action politique sur une conception générale du monde et du sens de l’histoire, il peut affirmer son accord avec les théories de Marx sur la formation de la valeur, dénoncer l’exploitation du travail par le capital, œuvrer pour la propriété sociale, militer pour la laïcité et la séparation des Églises et de l’État, être anticlérical et même très critique envers l’Église catholique de son temps et les dogmes du christianisme, il ne sera jamais matérialiste, et il confesse de temps à autre son espérance spirituelle et son attachement idéaliste. Cet aspect de Jaurès, longtemps négligé, plus qu’occulté me semble-t-il, est désormais bien connu : Henri Guillemin, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Rioux, Bruno Antonini, Vincent Peillon, d’autres encore, l’ont analysé et commenté, chacun à sa manière. Le socialisme français, et d’une manière plus générale la gauche dans son ensemble, ne sauraient se réduire à des simplifications réductrices et simplettes. Il faut savoir en faire revivre toute la richesse d’inspiration, ne pas confondre trop facilement des notions voisines, mais distinctes, au risque de ruptures dommageables, et trouver, comme Jaurès l’a si souvent fait, les moyens de sortir par le haut des difficultés en traçant des perspectives communes qui ne nient pas pour autant les spécificités de chaque sensibilité, et même de chaque individualité.

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